"L'Amour de Soi" est elle une notion spinoziste ?

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
Pourquoipas
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Messagepar Pourquoipas » 21 août 2010, 07:54

Louisa a écrit :Merci de ces précisions, Pourquoipas.

En fait, maintenant que tu as attiré notre attention sur le latin, je constate que Pautrat a décidé de traduire amor sui par "amour" tout court ... décision étrange (sur laquelle il est peut-être revenu dans l'édition révisée qu'il a publiée récemment (et que je n'ai pas ici) .. ?).

Pourquoipas a écrit :Pourquoi Spinoza refuse-t-il la haine de soi ?


Ne serait-ce pas pour la même raison qu'il refuse la possibilité de la Haine de Dieu (contrairement à Leibniz par exemple; mais concentrons-nous d'abord sur la Haine de soi)?

Si oui, il faudrait commencer par rappeler l'E3P53:

"Quand l'Esprit se contemple lui-même, ainsi que sa puissance d'agir, il est joyeux, et d'autant plus joyeux qu'il s'imagine plus distinctement, ainsi que sa puissance d'agir."

Or la Haine est une Tristesse. Donc en vertu de l'E3P53 on ne peut pas se contempler soi-même dans son essence/puissance et être Triste à la fois. On ne le peut que si l'on contemple son impuissance au lieu de contempler son essence. Mais l'impuissance n'est qu'un "négatif", il ne correspond à rien de réel. Autrement dit, "l'essence de l'Esprit (comme il va de soi) affirme seulement ce qu'est et peut l'Esprit; et non pas ce qu'il n'est ou ne peut pas" (E3P54 démo).

D'où le chapitre III de l'E4: "Nos actions, c'est-à-dire, les Désirs qui se définissent par la puissance de l'homme, autrement dit par la raison, sont toujours bons, alors que les autres Désirs peuvent être bons aussi bien que mauvais."

Conclusion: on ne peut pas avoir une idée adéquate de soi-même et se Haïr à la fois.

Mais cela n'explique peut-être pas encore entièrement pourquoi on ne peut qu'être joyeux lorsqu'on se contemple soi-même, cela explique plutôt ce que Spinoza veut dire par là.

Pour mieux comprendre pourquoi la Haine de soi est inconcevable, il faudrait également tenir compte de l'E4 chapitre VI:

"Mais, parce que tout ce dont l'homme est la cause efficiente est nécessairement bon, il ne peut donc rien arriver de mauvais à l'homme, sinon par des causes extérieures; à savoir, en tant qu'il est une partie de la nature toute entière, aux lois de qui la nature humaine est forcée d'obéir, et à qui elle est forcée de s'adapter d'une infinité ou presque de manières."

Si tout ce qui nous arrive de mauvais n'est causé que par des causes extérieures, on comprend qu'on ne peut pas avoir des Tristesses (= ce qui nous arrive de mauvais) accompagnées de l'idée d'une cause intérieure, contrairement à ce qui vaut pour l'amour.

Or, pourrait-on objecter, ne peut-on pas avoir une idée inadéquate de soi-même, et s'imaginer qu'on est soi-même la cause d'une de nos diminutions de puissance ou Tristesses? Car après tout, la Haine est toujours une idée inadéquate?

On le pourrait, mais je pense que Spinoza classifie ces Passions sous la notion abstraite d'"Orgueil", et non pas "Haine de soi", car pour s'imaginer qu'on est soi-même la cause d'une de nos Tristesses (cause interne), il faut s'imaginer qu'on a la puissance de faire quelque chose qui nuit à soi-même, autrement dit, d'avoir un libre arbitre, ce qui signifie qu'on imagine pouvoir faire plus de choses que l'on ne sait faire en réalité. Donc imaginer qu'on est soi-même la cause d'une Tristesse, c'est encore faire plus d'état de soi-même qu'il n'est juste.

C'est pourquoi "Un très grand Orgueil, ou une très grande Bassesse, indique une très grande impuissance de l'âme" (E4P56). Or comprendre quelque chose c'est comprendre la puissance et non pas l'impuissance de cette chose. Par conséquent, dire de quelqu'un qu'il est "orgueilleux" c'est ... ne rien avoir compris de la puissance/essence de cette personne. Ce n'est qu'indiquer un "manque", ce n'est que nier quelque chose de cette personne, au lieu d'affirmer (le spinozisme étant effectivement une "philosophie de l'affirmation", comme le dit le nom même de ce site).

D'où la "règle de vie correcte" (dont "naît la plus haute satisfaction de l'âme) qui dit que:

"nous devons toujours prêter attention à ce qu'il y a de bon dans chaque chose, afin qu'ainsi ce soit toujours un affect de Joie qui nous détermine à agir. Par ex., si quelqu'un voit qu'il recherche trop la Gloire, qu'il pense à son usage correct, et à quelle fin il faut la rechercher, et par quels moyens il peut l'acquérir; mais non à son abus; ou à sa vanité, ou à l'inconstance des hommes, ni aux autres choses de ce genre, auxquelles nul ne pense sans chagrin; car c'est par de telles pensées que les plus ambitieux se désolent le plus, quand ils désespèrent d'accéder à l'honneur qu'ils ambitionnent; et, alors qu'ils vomissent la Colère, ils veulent avoir l'air sages. Et il est donc certain que les plus désireux de gloire sont ceux qui crient le plus fort contre son abus et contre la vanité du monde. Et cela n'est pas propre aux ambitieux, mais commun à tous ceux à qui la fortune est adverse et qui ont l'âme impuissante. (...)
Qui donc s'emploie, et par le seul amour de la Liberté, à maîtriser ses affects et ses appétits, s'efforcera, autant qu'il peut, de connaître les vertus et leurs causes, et de s'emplir l'âme du contentement qui naît de leur vraie connaissance; et de contempler le moins possible les vices des hommes, ainsi que de dénigrer les hommes et de tirer contenement d'une fausse espèce de liberté.
" (E5P10 scolie).

Si pour Spinoza la Haine de soi est impossible, c'est parce qu'elle se baserait sur une "fausse espèce de liberté", qui imagine que l'on peut être soi-même "coupable" de ses "vices", ce qui est précisément faire de soi-même plus d'état qu'il n'est juste (compris ici comme "vrai"), autrement dit encore de l'Orgueil ou une forme d'amour de soi qui a tourné mal?



Chers Louisa et tous,

Bon, en fait, n'ayant pas beaucoup de temps à consacrer à tout ce gros travail en ce moment, je me contente de vous envoyer un copier-coller d'un texte à retravailler (datant de plusieurs années), portant sur les affects dont nous préoccupons en ce moment (un peu retravaillé pour l'occasion quand même). Je vous prie donc d'en pardonner les imperfections, mais si au moins ça peut apporter un peu de grain à moudre à tous les bons meuniers que vous êtes, et ensuite de la bonne farine aux éventuels boulangers... J'ai tâché au plus près de me baser sur les textes, que je ne traduis pas, puisque chacun peut en retrouver la traduction, vu que je donne les références. – Bon d'accord, Louisa, je ne réponds pas directement à ta question, mais je pense que tout ça peut y mener : en tout cas, je reste persuadé que la haine de soi (= passage à une moindre perfection accompagnée de l'idée d'une cause extérieure, en l'occurrence "soi-même" considéré comme un autre, mais pas par l'orgueilleux lui-même) est impossible (du moins pour Spinoza), de même que le suicide :



DE LA SUPERBE ET DE L’ABJECTION


Note sur la terminologie – Je choisis dans ce texte d’utiliser des expressions et termes français au plus près de leur dénomination latine (même s’ils sont tous insatisfaisants), quand leur sens ne s’est pas trop éloigné de leur ancêtre : superbia – la superbe ; abjectio – l’abjection ; acquiescentia in se ipso – l’acquiescement à soi-même ; plus (minus) de se sentire – se sentir plus (moins) que de juste ; etc. Mais pudor – la honte.

Textes

Spinoza a écrit :Ethique III

Propositio 26 – Id omne de re, quam odio habemus, affirmare conamur, quod ipsam Tristitiâ afficere imaginamur, et id contrà negare, quod ipsam Laetitiâ afficere imaginamur. — Demonstratio – Sequitur haec Propositio ex Prop. 23 ut praecedens ex Prop. 21 hujus. — Scholium – His videmus, facilè contingere, ut homo de se, deque re amatâ plùs justo, et contrà de re, quam odit, minùs justo sentiat, quae quidem imaginatio, quando ip-sum hominem respicit, qui de se plùs justo sentit, Superbia vocatur, et species Delirii est, quia homo oculis apertis somniat, se omnia illa posse, quae solâ imaginatione assequitur, quaeque propterea, veluti realia, contemplatur, iisque exultat, quamdiu ea imaginari non potest, quae horum existentiam secludunt, et ipsius agendi potentiam determinant. Est igitur Superbia Laetitia ex eo orta, quòd homo de se plùs justo sentit. Deinde Laetitia, quae ex eo oritur, quòd homo de alio plùs justo sentit, Existimatio vocatur ; et illa denique Despectus, quae ex eo oritur, quòd de alio minùs justo sentit.

Propositio 30Scholium – Cum Amor (per Schol. Prop. 13) sit Laetitia, concomitante ideâ causae externae, et Odium Tristitia concomitante etiam ideâ causae externae, erit ergo haec Laetitia, et Tristitia Amoris, et Odii species. Sed quia Amor, et Odium ad objecta externa referuntur, ideò hos Affectûs aliis nominibus significabimus ; nempe Laetitiam, concomitante ideâ causae externae, Gloriam, et Tristitiam huic contrarium Pudorem appellabimus : Intellige, quando Laetitia, vel Tristitia ex eo oritur, quòd homo, se laudari, vel vituperari credit, aliàs Laetitiam, concomitante ideâ causae internae, Acquiescentiam in se ipso, Tristitiam verò eidem contrariam Poenitentiam vocabo. Deinde quia (per Coroll. Prop. 17 P. II) fieri potest, ut Laetitia, quâ aliquis se reliquos afficere imaginatur, imaginaria tantùm sit, et (per Prop. 25 hujus) unusquisque de se id omne conatur imaginari, quo se Laetitiâ afficere imaginatur, facilè ergo fieri potest, ut gloriosus superbus sit, et se omnibus gratum esse imaginetur, quando omnibus molestus est.

Ethique III : Affectuum definitiones

28. Superbia est de se prae amore sui plùs justo sentire. — Explicatio – Differt igitur Superbia ab Existimatione, quòd haec ad objectum externum, Superbia autem ad ipsum hominem, de se plùs justo sentientem, referatur. Caeterùm, ut Existimatio Amoris, sic Superbia Philautiae effectus, vel proprietas est, quae propterea etiam definiri potest, quòd sit Amor sui, sive Acquiescentia in se ipso, quatenus hominem ità afficit, ut de se plùs justo sentiat (vide Schol. Prop. 26 hujus). Huic affectui non datur contrarius. Nam nemo de se, prae odio sui, minùs justo sentit ; imò nemo de se minùs justo sentit, quatenus imaginatur, se hoc, vel illud non posse. Nam quicquid homo imaginatur se non posse, id necessariò imaginatur, et hâc imaginatione ita disponitur, ut id agere reverâ non possit, quod se non posse imaginatur. Quamdiu enim imaginatur se hoc, vel illud non posse, tamdiu ad agendum non est determinatus ; et consequenter tamdiu impossibile ei est, ut id agat. Verumenimverò si ad illa attendamus, quae à solâ opinione pendent, concipere poterimus fieri posse, ut homo de se minùs justo sentiat ; fieri enim potest, ut aliquis, dum tristis imbecillitatem contemplatur suam, imaginetur, se ab omnibus contemni, idque dum reliqui nihil minùs cogitant, quàm ipsum contemnere. Potest praeterea homo de se minùs justo sentire, si aliquid de se in praesnti neget cum relatione ad futurum tempus, cujus est incertus ; ut quòd neget, se nihil certi posse concipere, nihilque nisi prava, vel turpia posse cupere, vel agere, etc. Possumus deinde dicere, aliquem de se minùs justo sentire, cùm videmus, ipsum ex nimio pudoris metu, ea non audere, quae alii ipsi aequales audent. Hunc igitur affectum possumus Superbiae opponere, quem Abjectionem vocabo, nam ut ex Acquiescentia in se ipso Superbia, sic ex Humilitate Abjectio oritur, quae proinde à nobis sic definitur.

29. Abjectio est de se prae Tristitiâ minùs justo sentire. — Explicatio – Solemus tamen saepe Superbiae Humilitatem opponere ; sed tum magis ad utriusque effectus, quàm naturam attendimus. Solemus namque illum superbum vocare, qui nimis gloriatur (vide Schol. Prop. 30 hujus), qui non nisi virtutes suas, et aliorum non nisi vitia narrat, qui om-nibus praeterri vult, et qui denique eâ gravitate et ornatu incedit, quo solent alii, qui lon-gè supra ipsum sunt positi. Contrà illum humilem vocamus, qui saepius erubescit, qui sua vitia fatetur, et aliorum virtutes narrat, qui omnibus cedit, et qui denique submisso capite ambulat, et se ornare negligit. Caeterùm hi affectûs, nempe Humilitas, et Abjectio, rarissimi sunt. Nam natura humana, in se considerata, contra eosdem, quantùm potest, nititur (vide Prop. 13 et 54 hujus) ; et ideò, qui maximè creduntur abjecti, et humiles esse, maximè plerumque ambitiosi, et invidi sunt.

Ethique IV

Propositio 49Existimatio facilè hominem, qui existimatur, superbum reddit. — Demonstratio – Si videmus, aliquem de nobis plùs justo prae amore sentire, facilè glo-riabimur (per Schol. Prop. 41 P. III), sive Laetitiâ afficiemur (per 30. Affect. Def.) ; et id boni, quod de nobis praedicari audimus, facilè credemus (per Prop. 25 P. III) ; atque adeò de nobis prae amore nostri plùs justo sentiemus, hoc est (per Def. 28 Affect.), facilè superbiemus. Q.E.D.

Propositio 55Maxima Superbia, vel Abjectio est maxima sui ignorantia.DemonstratioPatet ex Def. 28 et 29 Affect.

Propositio 56 – Maxima Superbia, vel Abjectio maximam animi impotentiam indicat. — Demonstratio – Primum virtutis fundamentum est suum esse conservare (per Coroll. Prop. 22 hujus), idque ex ductu rationis (per Prop. 24 hujus). Qui igitur se ipsum ignorat, omnium virtutum fundamentum, et consequenter omnes virtutes ignorat. Deinde ex virtute agere nihil aliud est, quàm ex ductu rationis agere (per Prop. 24 hujus), et qui ex ductu rationis agit, scire necessariò debet se ex ductu rationis agere (per Prop. 43 P. II) ; qui itaque se ipsum, et consequenter (ut jam ostendimus) omnes virtutes maximè ignorat, is minimè ex virtute agit, hoc est (ut ex Def. 8 hujus patet), maximè animo est impotens ; atque adeò (per Prop. praec.) maxima superbia, vel abjectio maximam animi impotentiam indicat. Q.E.D. — Corollarium – Hinc clarissimè sequitur, superbos, et abjectos maximè affectibus esse obnoxios. — Scholium – Abjectio tamen faciliùs corrigi potest, quàm superbia, quandoquidem haec Laetitiae, illa autem Tristitiae est affectus ; atque adeò (per Prop. 18 hujus) haec illâ fortior est.

Propositio 57 – Superbus parasitorum, seu adulatorum praesentiam amat, generosorum autem odit. — Demonstratio – Superbia est Laetitia orta ex eo, quòd homo de se plùs justo sentit (per Def. 28 et 6. Affect.), quam opinionem homo superbus, quantùm potest, fovere conabitur (vide Schol. Prop. 13 P. III) ; adeóque superbi, parasitorum, vel adulatorum (horum Definitiones omisi, quia nimis noti sunt) praesentiam amabunt, et generosorum, qui de ipsis, ut par est, sentiunt fugient. Q.E.D. — Scholium – Nimis longum foret, hîc omnia Superbiae mala enumerare, quandoquidem omnibus affectibus obnoxii sunt superbi ; sed nullis minûs, quàm affectibus Amoris, et Misericordiae. Sed hîc mini-mè tacendum est, quòd ille etiam superbus vocetur, qui de reliquis minùs justo sentit, at-que adeò hoc sensu Superbia definienda est, quòd sit Laetitia orta ex falsâ opinione, quòd homo se supra reliquos esse putat. Et Abjectio huic Superbiae contraria definienda asset Tristitia orta ex falsâ opinione, quòd homo se infra reliquos esse credit. At hoc posito facilè concipimus, superbum necessariò esse invidum (vide Schol. Prop. 55 P. III), et eos maximè odio habere, qui maximè ob virtutes laudantur, nec facilè eorum Odium Amore, aut beneficio vinci (vide Schol. Prop. 41 P. III), et eorum tantummodò praesentiâ delectari, qui animo ejus impotenti morem gerunt, et ex stulto insanum faciunt. / Abjectio, quamvis Superbiae sit contraria, est tamen abjectus superbo proximus. Nam, quan-doquidem ejus Tristitia ex eo oritur, quòd suam impotentiam ex aliorum potentiâ, seu virtute judicat, levabitur ergo ejus Tristitia, hoc est, laetabitur, si ejus imaginatio in alienis vitiis contemplandis occupetur, unde illud proverbium natum : solamen miseris socios habuisse malorum, et contrà eò magis contristabitur, quò se magis infra reliquos esse crediderit ; unde fit, ut nulli magis ad Invidiam sint proni, quàm abjecti ; et ut isti maximè hominum facta observare conentur ad carpendum magis, quàm ad eadem corri-gendum, et ut tandem solam Abjectionem laudent, eâque glorientur ; sed itâ, ut tamen abjecti videantur. Atque haec ex hoc affectu tam necessariò sequuntur, quàm ex naturâ trianguli, quòd ejus tres anguli aequales sint duobus rectis ; et jam dixi me hos, et similes affectûs malos vocare, quatenus ad solam humanam utilitatem attendo. Sed naturae leges communem naturae ordinem, cujus homo pars est, respiciunt ; quod hîc in transitu mone-re volui, ne quis putaret me hîc hominum vitia, et absurda facta narrare, non autem rerum naturam, et proprietates demonstrare voluisse. Nam, ut in Praefatione Partis Tertiae dixi, humanos affectûs, eorumque proprietates perinde considero, ac reliqua naturalia. Et sanè humani affectûs, si non humanam, naturae saltem potentiam, et artificium non minùs indicant, quàm multa alia, quae admiramur, quorumque contemplatione delectamur. Sed pergo de affectibus ea notare, quae hominibus utilitatem adferunt, vel quae iisdem damnum inferunt.

Appendix, Caput 22 – Abjectioni falsa pietatis, et religionis species inest. Et quamvis Abjectio Superbiae sit contraria, est tamen abjectus superbo proximus. Vide Schol. Prop. 57 P. IV.



Entre le fait de « se sentir plus que de juste » (superbus : qui de se plus justo sentit) et celui de « se sentir moins que de juste » (abjectus : qui de se minus sentit), il y a place pour « se sentir comme de juste » (qui de se justo sentit) (?, expression bonne ?), qui serait en fait l’acquiescentia, ou l’aestimatio. Se rappeler cependant que l’acquiescentia a déjà deux sens (plus exactement, deux points de vue sur ce sentiment ) : en tant qu’elle s’oppose à l’humilitas (considération triste de sa puissance d’agir) et au desiderium (considération triste due à l’illusion du libre arbitre).
Il se trouve ici le « soi-même comme un autre » : orgueil et mépris de soi se rapportent à l’individu en tant qu’il se « juge » comme s’il s’agissait d’un autre. D’où le rapport avec le couple existimatio-contemptus. Et la différence avec le couple acquiescentia-humilitas, où il n’y a pas différenciation entre le sujet et l’objet de l’affect. Comme dans l’idée vraie (ou le mouvement vrai du karatéka ou de l’artisan), la puissance ou l’impuissance et sa contemplatio collent directement l’un à l’autre, il n’y a pas l’écart qu’on trouve dans les quatre sentiments faisant intervenir sentire.

Passage de l’« acquiescentia » à la « superbia »

L’acquiescentia est une joie née de la considération de soi-même – ou, semble-t-il, plus exactement cette considération même en tant que joyeuse (si j’ai bien compris, il n’y a pas décalage causal entre la considération et la joie, la joie n’est pas un effet de la considération, elle serait cette considération –contemplatio – même). Comment passe-t-on de l’acquiescentia à la superbia ? Parce que le « moi » de l’acquiescentia n’est pas le même que le « moi » de la superbia. Dans l’acquiescentia, l’idée (au sens de Spinoza, sans réflexivité) de soi-même est une idée directe, immédiate (intuitive ?) qui n’est donc pas imaginative (vérifier ce point, ça ne paraît pas exact). Cette idée est vraie, adéquate, ni mutilée, ni confuse – ce qui n’est pas le cas de l’orgueil. En bref, dans l’acquiescentia, il n’est pas question d’« objet » ; il serait bon ici de s’interroger sur « celui qui » considère, contemple et sur « celui qui » est considéré, contemplé. Il est intéressant alors de voir le rapport entre acquiescentia et humilitas, l’un de ses deux contraires : je considère ma puissance, je suis satisfait ; je considère mon impuissance, je suis humilié. En fait, les mots dans ce cas établissent, je pense, une fausse opposition : dans la réalité, je me considère moi et moi seul, je suis joyeux, et satisfait. Si j’en viens à considérer mon impuissance, c’est qu’en réalité je considère une chose extérieure à moi, considérée comme plus puissante.

En effet, dans l’orgueil, il y a eu travail mental de l’imagination sur soi-même, ce qui expliquerait sans doute que Spinoza ne définisse pas l’acquiescentia comme « justo sentire », car sentire désigne une opération mentale, aussi peu intellectuelle soit-elle (les animaux sentent aussi, nous ne pouvons en douter – retrouver la citation).

Comment est née cette opération mentale ? Elle est née de la gloire : en effet, dans l’acquiescentia je me considère avec joie, je sais donc dans le même mouvement que je suis « applaudi » par les individus semblables à moi (puisque cette connaissance qu’implique l’acquiescentia est universelle – vérif) – cela vaut d’ailleurs pour l’acquiescentia éprouvée, même si on est seul, car il faut tenir compte du fait que ma mémoire-imagination me rend présente l’existence d’autrui (par autrui, j’entends un être semblable à moi). Je dis « je sais », car il s’agit d’une connaissance vraie, dont je ne peux douter.

De cette gloire, naît une médiation, celle de l’autrui réel. Lui aussi a connaissance de ma joie et la considère avec joie (gloire). Mais, ma joie, dans son mouvement, tend à écarter, éloigner, détruire toute tristesse, et conséquemment tout ce que, vu ma complexion-mémoire-imagination, j’imagine cause de tristesse (reproche, critique, etc.). Je vais donc, pour conforter ma juste joie, éloigner toute négativité dans mon rapport à autrui. En d’autres termes, conserver les flatteurs, qui me donnent une idée joyeuse de moi. Et ainsi, naît l’opération mentale que Spinoza désigne par sentire, qui, dans le cas de l’orgueil, ne peut être qu’inadéquate [expliquer pourquoi, car on pourrait penser que le désigné « flatteur » me donne une idée juste de moi-même].

De la cause interne (ou externe ?)

Il y a problème dans la définition de l’acquiescentia : sans être nommée, elle est définie dans la proposition [à retrouver] comme « la considération de sa propre puissance » qui, de facto ipso, me rend joyeux, sans qu’il semble y avoir décalage entre la cause et l’effet, ou même notion de cause. Il en va différemment dans le III 30 S, où l’on nous parle de « cause interne » et de « cause externe ». Reprenons le texte :

« Comme l’amour (par III 13 S) est la joie avec idée de cause extérieure, et la haine la tristesse avec également idée de cause extérieure, cette joie [la gloire ?] sera donc une espèce de l’amour, et cette tristesse [la honte ?] de la haine. Mais parce que l’amour et la haine se rapportent à des objets extérieurs, nous signifierons donc ces affects par d’autres noms, à savoir : la joie avec idée de cause extérieure, nous l’appellerons gloire, et la tristesse qui lui est contraire, honte ; entendez quand la joie ou la tristesse naît de ce que l’homme se croit loué ou déconsidéré. Autrement, la joie avec idée de cause intérieure, je la nommerai acquiescement à soi-même, et la tristesse qui lui est contraire, repentir (?). Enfin, parce que (par II 17 C) il peut se faire que la joie dont quelqu’un imagine qu’il af-fecte les autres ne soit qu’imaginaire, et (par III 25) que chacun s’efforce d’imaginer à son sujet tout ce qu’il imagine l’affecter de joie, il peut donc facilement arriver que le glorieux soit superbe, et qu’il s’imagine bien vu de tous alors qu’il est pénible à tous. »

Dans les propositions précédentes, ce n’est pas la poenitentia que Spinoza avait opposée à l’acquiescentia in se ipso, mais l’humilitas, définie comme la considération (contemplatio) de son impuissance, c’est-à-dire, si on veut préciser les choses, un élément de comparaison. Ici nous sommes dans l’ordre de la cause et donc, comme il le précisera dans l’appendice de la Partie III, en tant que je me considère moi-même comme cause « interne », je me pense libre et cause des effets de ma puissance ; et, comme « nous sommes conscients de nos actions et ignorants des causes qui nous déterminent » nous allons estimer que nous sommes causes de ces effets, sans considérer que ces causes que nous sommes sont elles-mêmes des effets dont nous ne sommes pas conscients de la réalité ni a fortiori de ce qu’elles sont. L’acquiescentia va donc pouvoir être considérée comme une considération imaginative joyeuse de nos actes due à l’illusion de la liberté, et son contraire comme une considération imaginative triste due à la même illusion : dans ce dernier cas, Spinoza choisit de la nommer autrement, puisant dans le stock de termes à sa disposition, non plus humilitas, mais poenitentia ; ce qu’il n’a pas fait pour l’acquiescentia.

Le titre de l’ouvrage : « Ethique » et pas « Traité des passions »

Si j’entends bien Spinoza, la conséquence nécessaire de l’acquiescentia est la superbia.
Mais, dans la Partie IV si la superbia est tenue comme toujours mauvaise, condamnation sans appel (ce qui n’est pas le cas ni de l’abjectio ni de l’humilitas ni de la poenitentia, repentir, ni de la misericordia, pitié, ni de la pudor, honte, etc.), l’acquiescentia sera considérée comme pouvant être bonne. Qu’est-ce à di-re ? Il faudra l’amputer, et dans sa dénomination même, du in se ipso. Et à ce prix, non seulement l’acquiescentia pourra être bonne, mais le sera toujours, de même que la gloire.
Il y a un vana acquiescentia comme il y a une vana gloria. Quand elles ne le seront plus, vaines, elles seront non seulement parties prenantes du modèle de la nature humaine de la Partie IV mais aussi de la béatitude salvatrice de la Partie V. Et, de ce fait même, seront éliminées et la superbia et l’abjectio (pour l’humilitas, c’est beaucoup plus simple (!) : il suffit de changer son regard pour la transformer en acquiescentia, mais in se ipso seulement – voir le scolie je sais plus où).

Réconciliation ?

On pourrait voir l’éthique de Spinoza, un peu à la façon de Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit, où intervient de façon répétitive la rencontre entre deux consciences (à partir de la figure du combat à mort), de la façon suivante : comme une rencontre-réconciliation entre le « superbe » et l’« abject », chacun allant à la rencontre de l’autre.

La tristesse du superbe et la joie de l’abject

Noter aussi quelque part que l’« abject » a pour Spinoza moins de difficulté que le « superbe » à parvenir au salut-béatitude : en effet, puisqu’il est triste, il fait tout pour s’en sortir et éprouver de la joie, passer à plus de perfection, augmenter sa puissance d’agir ; encore faut-il qu’il le fasse de la bonne façon, c’est-à-dire pas en éprouvant une joie envieuse (la haine elle-même…), mais en se faisant une idée (plus) juste de lui-même.

Pour le « superbe », c’est une autre paire de manches : en effet, il est joyeux, mais pour de mauvaises raisons. Il ne cherchera donc pas à avoir une idée juste de lui-même puisque ce serait s’attrister, donc diminuer en puissance, donc passer à moins de perfection. Or une éthique non plus individuelle mais communautaire n’est possible qu’à ce prix : celui de la tristesse de l’orgueilleux. En d'autres termes, la seule solution possible pour que l'orgueilleux (= le « superbe ») ait quelque chance de parvenir à la béatitude est qu'il soit triste, qu'il éprouve de la souffrance, que sa joie soit diminuée – autrement dit, que son idée de sui, de « soi-même », se transforme en une idée plus juste.

PS – Note sur les occurrences nominales des termes

Dans Ethique III (hors appendice)
Il n’est pas question du terme d’abjectio – d’acquiescentia in se ipso (nommée en 30 S, en 51 S [2 fois], en 55 S) et de superbia, oui (une fois nommée en 26 S ; une fois superbus en 30 S). Humilitas en 55 S.

Dans l’appendice de Ethique III
Acquiescentia in se ipso définie au n° 25, ses deux opposés (humilitas et poenitentia) aux n° 26 et 27 ; on la retrouve au n° 28 Expl. comme origine de la superbia.
Superbia au n° 28 + Ex de 29.
Abjectio au n° 29 + Ex de 28 et 29.
Humilitas définie au n° 26 +Expl., au n° 28 Expl., 29 Expl. (son rapport avec l’abjectio).

Dans Ethique IV
Acquiescentia in se ipso en 52, en 58 S (liée à la gloria). Devient Acquiescentia animi en Appendice chap. 4 et 32.
Humilitas en 53, 54 S.
Superbia en 55, 56, 57 (allusion en 54 S, emploi du verbe ; nommé en 71 S ; nommée et verbe en 73 S, cap. 21, 22 ; adjectif et mot en 49).
Abjectio en 55, 56, 57 S., Appendice chap. 22.

Dans Ethique V
Plus d’acquiescentia in se ipso, mais acquiescentia mentis ou animi.
Superbia : une fois en 4 S.
Humilitas : néant.
Abjectio : néant.

Je le répète : tout tient, me semble-t-il, au sens à donner au terme « soi-même », ou l'intériorité, plus exactement à l'idée que nous nous faisons de ce soi-même, de cette intériorité. Le seul moment dans l'Ethique où Spinoza, je crois, parle favorablement de l'« intériorité » (internè) (et beaucoup trop succinctement à mon avis), c'est dans la Partie II, prop. 29, scolie (je ne le cite pas : lisez/méditez/ruminez-le, comme la bonne vache nietzschéenne, ainsi que la suite bien sûr), faisant allusion dans les derniers mots du scolie aux analyses qui le suivent directement et qui portent sur l'adéquation, la vérité et les notions communes. Mais, dans la Partie II, nous ne sommes pas encore dans l'examen du raz-de-marée passionnel...

That's all, folks !

Portez-vous bien

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Messagepar Pourquoipas » 21 août 2010, 08:08

Et maintenant, écoutez la chanson bien douce – anti-superbia et anti-abjectio (dont nous sommes tous peu ou prou atteints) :

http://www.youtube.com/watch?v=ay0oNlwt3Q0&feature=search

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Louisa
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Messagepar Louisa » 24 août 2010, 02:36

Cher Pourquoipas,
cher.e.s tou.te.s,

ayant pour l'instant un problème d'imprimante je n'ai pas encore eu l'occasion de reprendre l'intégralité de ce que tu viens d'écrire. Voici donc juste quelques remarques en relisant les citations en latin.

D'abord, je ne suis pas certaine que Spinoza admet une idée du genre "je est un autre". Je pense que non, en fait, mais traiter de cette question seule pourrait déjà constituer un fil à part entière. Je la laisse donc de côté pour le moment (à tort ou à raison).

En revanche, je me demande si l'on ne doit pas essayer de bien tenir compte de l'usage du prae dans ce que tu cites.

Example (E3 Déf. des Affects 28):

"Nam nemo de se, prae odio sui, minùs justo sentit; (..).

1. QU'IL N'Y AIT PAS D'AFFECT OPPOSÉ A L'ORGUEIL NE SIGNIFIE PAS ENCORE QU'IL N'Y A PAS DE HAINE DE SOI. Tirer cette conclusion c'est confondre cause et effet.

Spinoza ne dit pas ici que la Haine de soi n'existe pas, il dit uniquement qu'il n'y a aucun affect qu'on pourrait comprendre comme "se sentir moins que ce qui est juste" chez l'homme qui a été causé par la Haine de soi, alors que l'Amour de soi peut parfaitement causer un affect se caractérisant par le fait de "se sentir plus que ce qui est juste" (Superbia Philautiae effectus, ibid.).

Autrement dit, l'Amour de soi peut causer (avoir comme effet) l'Orgueil, c'est-à-dire le sentiment d'être plus que ce que l'on est (de pouvoir plus que ce que l'on ne peut en réalité), car ce n'est pas suffisant d'imaginer qu'on peut faire quelque chose pour déjà pouvoir la faire.

Mais la Haine de soi ne peut pas causer un état où l'on s'imagine pouvoir faire moins que ce que l'on peut faire en réalité, précisément parce que pour pouvoir faire quelque chose, il faut d'abord pouvoir s'imaginer qu'on sait le faire, ce qui signifie que si l'on imagine ne pas pouvoir faire cette chose (= absence de l'imagination de pouvoir le faire), on ne pourra effectivement pas le faire.

Donc s'il n'y a pas d'affect contraire à l'Orgueil, c'est parce qu'il n'y a aucun état concevable où tout en s'imaginant qu'on ne sait pas faire quelque chose (ce qui en tant que tel n'est pas la Haine de soi, c'est juste contempler sa présumée impuissance), on pourrait néanmoins en réalité le faire.

Cela n'implique pas que la Haine de soi n'existe pas.

Première conclusion partielle: je ne pense pas que l'on puisse se baser sur le fait que Spinoza dit que l'Orgueil n'a pas de contraire pour dire qu'il n'y a pas de Haine de soi chez Spinoza. Tirer cette conclusion c'est confondre la cause (Haine ou Amour de soi) avec l'effet (Orgueil et absence d'un affect contraire). Il n'y a pas un effet semblable mais opposé à l'Orgueil. Mais cela ne signifie pas qu'il n'y a pas d'affect opposé à ce qui cause l'Orgueil (l'Amour de soi, sachant que tout Amour de soi ne cause pas nécessairement l'Orgueil, donc à ce stade-ci il reste parfaitement concevable qu'il y ait des Haines de soi qui causent autre chose que l'opposé de l'Orgueil).

2. LES QUATRE AFFECTS APPELLÉS EXPLICITEMENT "TRISTESSES ACCOMPAGNEES DE L'IDEE D'UNE CHOSE INTERNE COMME CAUSE".

Puis tu sembles définir la Haine de soi comme Haine de soi-même comme un "autre". C'est-à-dire, même si Spinoza parle d'un Amour qui réfère à un objet externe et d'un Amour qui réfère à un objet interne (qu'il appelle "Amour de soi"), tu sembles ne pas vouloir appliquer le même raisonnement lorsqu'il s'agit de la notion de la Haine de soi.

Le même raisonnement serait: la Haine peut référer à un objet externe et à un objet interne; lorsqu'elle réfère à un objet interne, on peut parler de Haine de soi (l'objet étant alors "soi", et non pas quelque chose d'autre).

Est-ce que je l'ai bien compris si je pense que tu veux faire du "soi" de la Haine de soi un "autre" précisément parce que tu pensais que si Spinoza dit que l'Orgueil (= effet) n'a pas d'affect contraire, il voudrait dire que la Haine de soi (= cause) n'existe pas? Si oui, j'espère avoir montré que nier l'existence d'un effet ne signifie pas encore nier l'existence de la cause (sachant que dans ce cas bien sûr la Haine de soi ne serait précisément pas une cause, ou du moins pas la cause d'un état contraire à l'Orgueil).

Je continue donc un instant à travailler avec la notion de Haine de soi, signifiant alors bel et bien ce qu'elle dit littéralement: la Haine de soi-même, et non pas d'un "autre (que) soi-même". Dans ce cas la définition de la Haine de soi serait: une Tristesse accompagnée de l'idée de soi comme cause interne.

Est-ce que cela existe?

Ce qui fait qu'à mon sens il faut dire "oui", c'est ce que Spinoza écrit dans l'explication de la définition 24 des affects:

"Et tels sont les affects de Joie et de Tristesse qu'accompagne l'idée d'une chose extérieure; comme cause par soi, ou bien par accident. De là je passe aux autres, qu'accompagne l'idée d'une chose intérieure, comme cause."

Quels sont ces affects?

La Satisfaction de soi-même, Acquiescentia in se ipso, et deux affects qui s'y opposent: l'Humilité, Humilitas et le Repentir, Poenitentia. Puis l'Orgueil, Superbia, et la Bassesse, Abjectio. Enfin la Gloire, Gloria, et la Honte, Pudor.

Il faut s'arrêter là puisque les affects suivants (32 à 48) sont non plus des Joies ou Tristesses, mais des Désirs, donc ne peuvent pas être des "Joies ou Tristesses accompagnées de l'idée d'une cause", et par conséquent pas non plus des Amours ou Haines (alors que ce qui précède, donc les affects 8 à 24, concernent des Amours ou Haines accompagnées de l'idée d'une cause extérieure).

Question: pourquoi, si Spinoza annonce explicitement, qu'il va parler de Joies et Tristesses accompagnées de l'idée d'une cause interne, est-ce qu'il n'utilise que rarement pour ces mêmes 7 affects les notions de "Amour de soi" et "Haine de soi" ... ?

Ou plutôt (puisqu'il vient de définir l'Amour et la Haine comme Joie/Tristesse accompagné d'une idée de cause extérieure) pourquoi est-ce qu'il utilise néanmoins les deux expressions (Amor sui, Odio sui) dans certains cas de Joie/Tristesse accompagnée de l'idée d'une cause interne, et non pas dans les autres ... ?

De toute façon, il dit bien que la cause peut être "cause par soi" ou "cause par accident". Il faudrait voir ce qu'il faut dire par là, mais il me semble que l'idée d'une "cause par soi", dans le cas de la cause interne, cela pourrait être le libre arbitre (définition 26-27).

Enfin, remarquons que ce qui est opposé à l'Orgueil c'est la Bassesse, qu'il faudrait donc (si ce qui précède est correcte) réellement considérer comme l'opposé de faire, à cause d'un Amour de soi, trop d'état de soi qu'il n'est juste. Ce qui devient: faire, à cause d'une Haine de soi (Tristesse accompagnée de l'idée d'une cause interne), moins d'était qu'il n'est juste.

Dans ce cas, ce n'est pas la Haine de soi qui est rare (au contraire, la Honte et le Repentir seraient des formes de Haine de soi aussi, seulement dans ces cas la Haine de soi cause d'autres affects que les deux Haines de soi dites "rares"), ce n'est que l'Humilité et la Bassesse qui sont rares. Et pourquoi sont-elles si rares? De nouveau, pas parce que la Haine de soi serait rare, mais parce que, comme il le dit lui-même (explication déf. 29), "l'Esprit s'efforce d'imaginer que ce qui pose sa puissance" (E3P54). C'est l'essence même de l'homme qui s'oppose à l'Humilité et la Bassesse. De telle sorte que ce qu'on pense être de l'Humilité ou de la Bassesse en réalité n'est que de l'Ambition ou de l'Envie (Ambition: Désir immodéré de la gloire (ce qui mène même les meilleurs, philosophes y compris, selon Cicéron, dixit Spinoza; Envie: Haine qui fait qu'on est triste du bonheur d'autrui et content du malheur d'autrui).

Or, si l'Esprit s'efforce d'imaginer ce qui pose sa puissance, pourquoi le Repentir et la Honte seraient-ils moins rares que l'Humilité et la Bassesse ... ?

CONCLUSIONS PROVISOIRES.

1. dire que la Haine de soi n'est qu'une forme d'Orgueil (comme je l'avais dit ci-dessus) semble en effet être faux, si ce que je viens de dire est vrai. Je n'avais clairement pas tenu compte de l'explication de la définition 24.

2. Tout ceci indiquerait qu'on n'est pas encore sorti de l'auberge, et qu'au contraire la question de la Haine de soi (et d'ailleurs aussi de l'Amour de soi) chez Spinoza ne devient que plus complexe encore. Mais tu connais peut-être d'autres "chansons douces" ... ?

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Messagepar Pourquoipas » 24 août 2010, 09:34

Louisa a écrit :(...) Mais tu connais peut-être d'autres "chansons douces" ... ?


Oui.
Un peu de paix dans la tourmente des passions : "Soave sia il vento" (Mozart, Cosi fan tutte)
http://www.youtube.com/watch?v=6Wi7UsXW1As&feature=related
Modifié en dernier par Pourquoipas le 24 août 2010, 14:54, modifié 1 fois.

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Messagepar Pourquoipas » 24 août 2010, 09:45

Une très belle chanson d'amour (Léo Ferré) :

http://www.youtube.com/watch?v=OBPHesOGEBA&feature=related

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Messagepar QueSaitOn » 24 août 2010, 12:27

Au sujet de "Je est un autre" ...

Certes, je sais bien que la poésie est à entrées multiples, et le mystère ainsi que l'opacité constitue l'une de ses composantes essentielles.

Mais "Je est un autre", ce n'est pas seulement "l'autre je", il y a dans cette exclamation la possibilité de l'éternité, que renforce l'usage du verbe "être" au présent. l'autre n'est pas l'autre "moi" concret, mais précisément tout aussi bien le monde ou justement la possiblité de la connaissance du troisième genre qui ouvre le "je" comme une libération (mouvement ascendant du mot). Le "je "peut alors contenir cette notion d'amour de soi.

Cette interprétation est toute personnelle, peut être me trompai-je.

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Messagepar AUgustindercrois » 24 août 2010, 13:31

Sur "je est un autre".

On peut très bien l'articuler à l'Ethique, selon deux axes.

Premier axe:
Il y a un faux je, qui est le mental clivé selon les dipôles crainte-espérance, haine-passion... Ce je là est un autre, car il cache l'autre je, le mental en rapport avec l'éternité.

Deuxième axe:
L'autre je, mental en rapport avec l'éternité, est l'objet de la fin de l'Ethique, et on peut reprendre tout ce que tu as dit.

EN sorte que le je est l'autre de l'autre ;op

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Messagepar QueSaitOn » 24 août 2010, 14:36

D'ailleurs, ne peut on hasarder que cette notion d'éternité associée au "je" ne se trouve présente dans le "RE" des vers célèbres:

"Elle est REtrouvée
Quoi donc l'éternité
C'est la mer allée
avec le Soleil"

C'est bien le "je" qui dit "RE".

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Messagepar AUgustindercrois » 24 août 2010, 17:52

Eh ouais, bien sûr, comme cette histoire de Socrate qui dit que connaître c'est toujours REconnaître!

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Messagepar Pourquoipas » 24 août 2010, 23:18

QueSaitOn a écrit :Au sujet de "Je est un autre" ...

Certes, je sais bien que la poésie est à entrées multiples, et le mystère ainsi que l'opacité constitue l'une de ses composantes essentielles.

Mais "Je est un autre", ce n'est pas seulement "l'autre je", il y a dans cette exclamation la possibilité de l'éternité, que renforce l'usage du verbe "être" au présent. l'autre n'est pas l'autre "moi" concret, mais précisément tout aussi bien le monde ou justement la possiblité de la connaissance du troisième genre qui ouvre le "je" comme une libération (mouvement ascendant du mot). Le "je "peut alors contenir cette notion d'amour de soi.

Cette interprétation est toute personnelle, peut être me trompai-je.


Cher Que sait-on,

Je crois que dans votre fameux "je est un autre", qui, dit par qqun de pas célèbre, n'aurait pas beaucoup plus de poids qu'une phrase banale comme "je ne suis plus moi-même" ou "je ne me reconnais plus" (phrases, d'ailleurs, qui, si on y réfléchit bien, sont lourdes de sens et ne sont donc pas si banales), il faut tenir compte de ce que dit Rimbaud juste avant.

La phrase est donc tirée d'une lettre à son prof Georges Izambard du 13 mai 1871 et lisez bien ce qu'il dit avant : je crois que ça change tout le sens du petit mot "je" (les ital simples sont ceux de Rimbaud, le gras vient de moi) :

« (...) Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n'est pas du tout ma faute. C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. — Pardon du jeu de mots. —
Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait ! (...) »

Ce "On me pense" me paraît, lui, tout à fait dans la ligne de Spinoza.


Quant au poème, je n'y vois ni le mot ni même l'objet "je" [rééd. faite en me relisant qq minutes après avoir posté le message : j'ai tort, il y a du "je" et du "mon âme" - sorry, on ne se relit jamais assez - mais que sont ici ce "je" et "mon âme" : des choses "bouffonnes et égarées" ???]: je vous en donne la version réécrite dans Une saison en enfer (avril-août 1873) :

« Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible :

Elle est retrouvée !
Quoi ? l'éternité.
C'est la mer mêlée
Au soleil.

Mon âme éternelle,
Observe ton vœu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.

Donc tu te dégages
Des humains suffrages,
Des communs élans !
Tu voles selon...

— Jamais l'espérance.
Pas d'orietur.
Science et patience,
Le supplice est sûr.

Plus de lendemain,
Braises de satin,
Votre ardeur
Est le devoir.

Elle est retrouvée !
— Quoi ? — l'Éternité.
C'est la mer mêlée
Au soleil. »


PS - Si ça vous intéresse, vous avez les textes de Rimbaud ici : http://abardel.free.fr/tout_rimbaud/tout_rimbaud_sommaire.htm

Je répète donc ce qui pour moi est l'essentiel (et que "je" pense profondément - plutôt : qu'on pense en moi profondément :) : C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense.
Sur l'éternité, désolé de n'en rien dire, mais je ne sais pas ce que c'est.

Et maintenant à vous !

Portez-vous bien


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