Bien absolu - bien suprême

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Louisa
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Bien absolu - bien suprême

Messagepar Louisa » 29 sept. 2010, 18:36

Au préalable: ceci est la suite d'une discussion commencée dans le fil "Spinoza et l'IVG".

La question y était: y a-t-il un bien absolu chez Spinoza ou non, et comment définir la notion d'absolu?

Positions de départ: pour aldum et Sescho il y a un bien absolu chez Spinoza, pour moi pas.

aldum a écrit :nous sommes d'accord lorsque vous dites qu'il n'y a pas de valeur dans les choses mêmes, mais qu'elle ne dépend que des jugements que nous portons sur elles;


si l'on s'en tient à la définition aristotélicienne d'un "relatif", cela signifie qu'il n'y a pas de "bien absolu" chez Spinoza.

aldum a écrit : mais si on admet, comme il m'a semblé que vous le souteniez, que l'idée d'un bien absolu, ou faut-il mieux dire « suprême » -tel qu'il ne peut en être conçu de plus grand- n'existe pas chez Spinoza, alors comment décider d'avoir à rechercher quoi que ce soit, sauf à ravaler la démarche éthique de Spinoza au rang d'un hédonisme ordinaire, ce qui n'est clairement pas l'objectif affiché, notamment au tout début du TRE ?


ce que j'ai essayé de dire, c'est que la notion d'un summum, qu'on peut traduire par "suprême" ou "souverain", et qui signifie plus litéralement "le plus haut" ou "le plus grand", ne correspond pas à l'idée aristotélicienne d'un absolu. C'est pourquoi on ne peut pas dire que le "bien suprême" est un "bien absolu".

C'est cela aussi qu'on veut dire lorsqu'on dit qu'il n'y a pas de bien ou de mal absolus chez Spinoza. Car "le plus haut" désigne le dernier élément d'une série. Or, comme l'explique Aristote, cette notion caractérise un rapport entre cet élément et les autres éléments de la série, et non pas quelque chose que la chose dite "la plus haute" contiendrait "en soi", dans son essence. Ce que Spinoza dit dans la préface de l'E4, c'est exactement la même chose: le bien et le mal sont des relatifs, non pas des absolus, puisqu'aucune chose n'est bonne ou mauvaise en soi, elle n'est bonne ou mauvaise que selon le jugement que l'on porte sur elle, comme vous le dites.

Donc: il n'y a pas de bien absolu chez Spinoza, mais il y a très clairement un bien suprême ou souverain chez Spinoza. Les deux termes ("absolu", "suprême") ne signifient pas la même chose - du moins pas d'habitude, dans la tradition philosophique. Mais on peut bien sûr décider de ne pas suivre l'usage habituel des termes, ou simplement l'ignorer. Et alors on obtient ce que vous dites ici et ce que Sescho disait plus haut: on décide alors d'utiliser le mot "absolu" uniquement au sens de "suprême", et dans ce cas l'absolu ne s'oppose plus au relatif, l'élément absolu s'oppose à tous les éléments de la série qui ne sont pas "ultime", ce au-delà duquel il n'y a plus rien.

aldum a écrit :L'idée d'un bien absolu, qui ne dépende de rien d'extérieur à lui, et conforme à sa définition, est conçue par Spinoza, selon ma compréhension, comme constituant l'objectif en vue duquel l'homme raisonnable façonnera sa conduite, et, peut-on dire, après s'être livré à une analyse critique de l'ensemble des « biens » que nous disons relatifs, extérieurs à nous, (et c'est, sur l'idée de bien, cette opposition entre intériorité et extériorité qui me parait là déterminante pour pouvoir parler "d'absolu") biens qu'il ne rejettera pas pour autant, dans son refus, au contraire, de toute ascèse et de la tristesse qu'elle peut entrainer; (cette idée d'un bien absolu pouvant apparaître d'ailleurs, chez Spinoza, proche du platonisme, me semble-t-il...)


J'avoue que je ne vois pas très bien où vous voyez chez Spinoza quelque chose comme un "bien absolu, qui ne dépend de rien d'extérieur à lui".

S'il ne dépend de rien d'extérieur à lui, il s'agit de nouveau d'une chose "bonne en soi", non? Et alors on n'est pas en train d'utiliser le terme "absolu" au sens de "suprême", mais précisément au sens original de "caractérisant une essence et non pas un rapport entre deux choses".

Si c'est cela ce que vous voulez dire, je ne vois pas comment concilier cette idée avec ce que Spinoza dit du bien dans la préface de l'E4 et la première définition de l'E4, où justement il dit explicitement qu'il n'y a rien dans les choses elles-mêmes qui permet de les appeller "bonnes" ou "mauvaises".

Si l'on tient compte de cette préface, je pense qu'il faut au contraire dire que le "progrès éthique" et le bonheur chez Spinoza supposent que l'on abandonne la notion d'un bien absolu, au sens de "bien qui ne dépend de rien d'extérieur à lui". Tout bien est relatif. Mais parmi les biens relatifs, un est suprême (au sens de "le plus grand"): c'est vivre sous la conduite de la raison et désirer la béatitude. On ne peut pas vivre sous la conduite de la raison et en même temps imaginer que cela est non seulement le bien suprême pour l'homme, mais serait aussi un "bien en soi" ... dans l'espoir que vous voyiez la différence ... ?

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Messagepar aldum » 29 sept. 2010, 19:32

merci Louisa pour vos éclaircissements; je réfléchis aux termes de votre réponse, y répondrai peut-être si je parviens à construire quelque chose de cohérent, et surtout de nature à constituer un élément nouveau à ajouter à ce qui s'est déjà échangé sur cette question; mais ici, je dois préciser que mes allusions au sens des mots ne constituaient nullement une mise en cause de quiconque sur sa propre compréhension du problème - je serais navré que cela ait pu être reçu ainsi- mais bien d'abord une interrogation sur ma propre interprétation.

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Messagepar hokousai » 29 sept. 2010, 21:19

à Louisa

Il me semble que Spinoza soit moins sceptique ou relativiste que ce que vous voudriez qu' on en pense .

Le souverain bien est commun à tous , cela nait non d 'un accident mais de la nature de la raison prop 36/4
et j' ajouterais que (à mon avis) la nature de la raison ne dépend de rien d'extérieur à elle.
...................................................

et puis sur la notion d'un summum, qu'on peut traduire par "suprême" ou "souverain" qui ne correspond pas à l'idée aristotélicienne d'un absolu,
Je dirais que pour un spinoziste : que ça ne corresponde pas à l'idée aristotélicienne est secondaire .

absolu (ou absolument )est rare chez Spinoza mais ne s'applique pas qu' à Dieu
par ex dans deux contextes différents
prop34/2(idée adéquate )
prop 23/5(non destruction de l'esprit humain)

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Messagepar Louisa » 08 oct. 2010, 21:41

Bonjour Hokousai,

ravie de vous revoir sur ce forum.

D'abord désolée de cette réponse un peu tardive ... j'étais à l'étranger, où mon portable avait malheureusement rendu l'âme .. .

En ce qui concerne le sens du mot "absolu", je ne pense pas qu'il faut être aristotélicien pour pouvoir l'utiliser dans le sens que je propose. Au contraire même, et comme déjà dit, en philosophie appeler "absolus" les termes dont le sens ne réfère pas à un rapport d'une chose à autre chose est stimplement utiliser le mot "absolu" dans son sens philosophique ordinaire.

C'est ainsi que Le Petit Robert par exemple définit le mot "absolu" dès qu'on l'oppose à "relatif":

"Qui est tel en lui-même, considéré en lui-même et non par rapport à autre chose."

et en son sens philosophique:

"Ce qui existe indépendamment de toute condition ou de tout rapport avec autre chose"

On pourrait en conclure que le vocabulaire défini par Aristote a clairement fini par s'imposer aux philosophes.

Il est vrai que dans le sens ordinaire, Le Petit Robert y ajoute qu'on peut aussi appeler "absolu" ce qui reste le même pour tous les observateurs possibles. C'est dans ce sens qu'on parle d'un zéro absolu (température), pour reprendre l'exemple donné par Sescho.

Or justement, le bien spinoziste n'est pas un absolu dans ce sens précis, puisque ce qui est bien est ce qui augmente la puissance d'une chose, et Spinoza lui-même explique qu'une seule et même chose peut augmenter la puissance d'une chose et diminuer celle d'une autre, ce qui signifie que la bonté des choses varie selon l'observateur, donc est relatif, au lieu d'être absolu (au sens ordinaire).

Et lorsqu'on considère le sens philosophique donné par le Petit Robert au mot "absolu", il est difficile de ne pas voir que c'est exactement ce qu'en dit Spinoza dans la préface à l'E4, non ... ?

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Messagepar Henrique » 12 oct. 2010, 19:55

Salut à tous,
Louisa, il me semble d'abord que tu ne réponds pas aux références que signale Hokousai, qui permettraient de nuancer ton propos, mais tu en restes à répéter le dictionnaire et l'opposition que tout le monde connaît et reconnaît de Spinoza à l'idée d'un Bien hypostasié, indépendant de toute autre réalité, ce qui ne répond pas à l'objection.

Ensuite, je dirais qu'il faut se garder d'absolutiser le relatif, comme lorsqu'on dit que "tout est relatif". Comme en dehors du tout, il n'y a rien, le tout lui-même ne saurait être relatif à quoi que ce soit. C'est ainsi au passage qu'on interprète très mal la théorie de la relativité générale d'Einstein en croyant qu'il aurait voulu établir que tout est relatif. Mais il en est de même pour un bien quelconque, si c'est effectivement un bien conforme à E4D1, considéré comme totalité. En dehors de cette totalité, il n'y a aucun autre bien ou mal qui pourrait en modifier la nature.

Spinoza réserve le nom de substance à ce qui est "absolument infini". Comme un infini quelconque, comme une droite dans la pensée du géomètre, est une totalité au sens où en dehors de cet infini là, il n'y a pas d'au delà, l'expression "absolument infini" revient à dire "absolument absolu", ce qui implique notamment la propriété exclusive de pouvoir exister à partir de sa seule essence, alors que pour les totalités simples, l'existence doit s'expliquer par l'existence d'autre chose. Mais ces totalités ou infinis "relatifs" n'en sont pas moins absolus quant à leur essence. C'est d'ailleurs pour cela que contrairement à ce que répète une tradition d'au moins un siècle de commentateurs, Spinoza n'emploie jamais l'expression de "mode fini" : en son essence chaque chose singulière est expression de l'essence infinie de Dieu.

Ce n'est pas parce qu'un chat est relatif en ce qui concerne son existence à une foule d'autres choses finies, qu'il n'est pas absolument un chat. Ce qui n'est pas relatif à autre chose est le tout. D'où l'usage du terme d'absolu chez Spinoza, cf. entre autres réf. signalées par Hokousai, opposé à ce qui est partiel, insuffisant : "Omnis idea, quae in nobis est absoluta, sive adaequatà, et perfecta, vera est." : toute idée, qui en nous est absolue, autrement dit adéquate et parfaite, est vraie". Et pourtant, une idée adéquate ou non est toujours relative à la cogitatio comme à toutes sortes d'autres idées. Soit l'idée de sphère comme effet immédiat d'un demi-cercle en rotation sur lui-même : il faut un plan en trois dimensions, des lignes droites et courbes etc. pour la former et la faire exister dans notre esprit, ce n'en est pas moins une idée "absolue" parce qu'entre l'objet et sa cause prochaine ainsi définie, il n'y a aucune zone d'ombre, on a ce que Leibniz aurait appelé sa raison suffisante et qui en fait une totalité absolue sur le plan de son essence.

Ce qui est "bon" selon E4D1 déjà cité, c'est ce qui est certainement utile à notre existence. Il y a donc bien "relativité" au conatus humain. On n'est pour autant pas du tout dans un relativisme moral, ou tout pourrait être également jugé bon ou mauvais selon le point de vue individuel où on se place.

Dans la nature, il n'y a ni bien ni mal en soi mais pour l'homme, il y a des biens absolus. Par 'absolu' on entend ici, non pas ce qui ne serait relatif à rien d'extérieur. Il s'agit ici de ce qui est absolument bon ou absolument mauvais pour l'homme, c'est-à-dire ce dont l'utilité ou la nuisance ne laisse pas de doute, autrement ne correspond pas à une idée mutilée, confuse ou obscure. Absolu, en tant qu'adjectif, caractérise alors simplement ce qui est complet, ce à quoi il n'y a pas lieu d'ajouter quelque chose d'essentiel et en fait non seulement un synonyme de "suprême" mais aussi de "total" et donc, sur le plan de l'essence, de non relatif à quoi que ce soit d'autre ("relatif" dans le sens où ça ne serait jamais totalement un bien, comme c'est le cas lorsqu'on parle d'un "bien incertain" et qu'en suivant Spinoza, on devrait plutôt appeler un bien partiel : ainsi le couteau qui peut seconder l'homme dans son effort pour s'alimenter comme le diminuer s'il se coupe avec.

C'est pourquoi, quand il agit en raison d'idées inadéquates, l'homme n'agit pas absolument par vertu. Si au contraire il agit en raison d'idées adéquates, il agit absolument par vertu : E4P23 et 24. En conséquence, on peut dire que la raison et la connaissance de la nature qui en découlent sont absolument ou suprêmement bonnes (E4P27 et 28) simplement pour insister sur le fait qu'alors, il n'y a pas de situation où les idées adéquates qui découlent de la raison pourraient être mises en doute par la raison comme utiles aux hommes. Comment en effet s'assurer que tel aliment, qui peut être absolument bon jusqu'à une certaine dose (il nous renforce), absolument mauvais à un certain point (quand il nous tue), doit être consommé ou non si nous ne le connaissons pas suffisamment d'abord (c'est-à-dire rationnellement, l'idée suffisante étant l'idée adéquate, la "non-mutilée") ?

Après, on peut toujours pinailler sur le bon usage ici du terme d'absolu par Spinoza lui-même, mais l'important c'est l'idée, pas les mots, à savoir que l'on ne peut pas faire de Spinoza un tenant du relativisme moral qui dirait qu'il n'y a en matière éthique que des jugements particuliers et contingents, rien d'universel et de nécessaire.

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Messagepar Louisa » 13 oct. 2010, 22:18

Henrique a écrit :Spinoza réserve le nom de substance à ce qui est "absolument infini". Comme un infini quelconque, comme une droite dans la pensée du géomètre, est une totalité au sens où en dehors de cet infini là, il n'y a pas d'au delà, l'expression "absolument infini" revient à dire "absolument absolu", ce qui implique notamment la propriété exclusive de pouvoir exister à partir de sa seule essence, alors que pour les totalités simples, l'existence doit s'expliquer par l'existence d'autre chose. Mais ces totalités ou infinis "relatifs" n'en sont pas moins absolus quant à leur essence. C'est d'ailleurs pour cela que contrairement à ce que répète une tradition d'au moins un siècle de commentateurs, Spinoza n'emploie jamais l'expression de "mode fini" : en son essence chaque chose singulière est expression de l'essence infinie de Dieu.


Bonjour Henrique,

d'abord, je pense pouvoir parler au nom de beaucoup de visiteurs de ce forum si je dis que je suis contente de pouvoir de te lire de nouveau.

Quant à la question de savoir s'il y a des modes finis chez Spinoza ou non: si je ne m'abuse, Pourquoipas aussi mettait l'idée de modes finis en question. Pour pouvoir en discuter un peu plus en profondeur, je crée un nouveau fil à ce sujet. Je réponds ensuite à ce que tu viens d'écrire ci-dessus concernant l'idée d'un bien absolu chez Spinoza.

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Messagepar Louisa » 14 oct. 2010, 15:35

Bonjour à tous,
Bonjour Henrique,

ma réponse à Hokousai était effectivement la même que ce que j'avais déjà dit avant, et à vrai dire, je ne vois pas très bien comment te répondre autre chose. Encore faut-il qu'on s'entend sur ce que l'un et l'autre essaie de dire.

La raison de mon intervention dans l'autre fil, et qui était à la base de ce fil-ci, était d'essayer de clarifier un paradoxe: on sait que les commentateurs disent d'habitude qu'il n'y a pas de bien ni de mal absolus chez Spinoza, alors que deux intervenants y affirmaient l'inverse. Ce que j'ai voulu faire, c'est expliquer ce qu'à mon sens les commentateurs veulent dire plus précisement lorsqu'on dit qu'il n'y a aucun bien absolu chez Spinoza. Après, chacun peut bien sûr décider de donner un nouveau ou un autre sens aux mots, et appeler "absolu" ce qui en philosophie ou selon un dictionnaire ordinaire doit être appelé autrement.

Sescho et Aldum avaient chacuns déjà proposé quelques-uns de ces nouveaux sens (dans l'autre fil). Hokousai à mon sens ne faisait que donner au mot "absolu" un sens proche de ce que Sescho avait proposé (c'est-à-dire l'idée de comprendre par "absolu" ce qui est "suprême").

Si la question est de savoir si l'on peut faire cela, je ne dirais pas seulement que je ne vois pas pourquoi on n'aurait pas le "droit" de le faire, mais la façon même de définir les mots et le langage chez Spinoza nous oblige déjà à supposer que spontanément, chaque locuteur associera autre chose à un même mot, du fait qu'il a rencontré ce mot dans d'autres circonstances que les autres locuteurs (voir le fameux exemple de pomum).

Seulement, je suis de ceux et celles qui pensent que la tradition que Platon et Socrate ont inaugurée, la philosophie, consiste notamment à quitter ce monde de significations équivoques et floues, et d'essayer de donner aux mots des définitions les plus univoques possibles. Cela a deux objectifs:

1. pouvoir communiquer des idées d'une façon beaucoup plus efficace (si on a d'abord déterminé dans quel sens on va utiliser un mot, c'est-à-dire quelle idée il doit véhiculer, on aura beaucoup plus facilement accès aux idées de l'autre que si l'on saute cette étape)

2. pouvoir penser, développer des idées beaucoup plus précises ou "claires et distinctes".

C'est alors qu'essayer d'utiliser les mots dans un sens non purement subjectif peut avoir des avantages, d'une part parce qu'on se fait plus facilement comprendre, et d'autre part parce que lorsqu'il s'agit de termes philosophiques, en général ils désignent des idées beaucoup plus précises que ce à quoi l'on pense soi-même d'habitude, c'est-à-dire des idées plus intéressantes, plus utiles.

Enfin, ceci just au préalable. Je suppose que tu ne seras pas d'accord avec cela, donc passons au contenu même de ton message.

Je le ferai dans le message suivant.

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Messagepar Louisa » 14 oct. 2010, 16:48

Quant au contenu: il y a clairement certaines idées sur lesquelles nous sommes d'accord:

1. rejet du relativisme au sens postmoderniste du terme, où dire d'une chose qu'elle est "relative" est compris comme un jugement de valeur, signifiant que la chose n'a pas de valeur intrinsèque et qu'il n'y a aucun fondement stable pour les valeurs que différents observateurs peuvent lui accorder.

Je pense que le concept de vérité dont a besoin un tel relativisme est nécessairement contradictoire, donc pas vraiment utilisable, mais cela est un autre sujet.

2. pour Spinoza doit être appelée "bonne" la chose dont nous sommes certaine qu'elle est utile pour nous, et sachant que tout homme dispose de la raison, il est certain qu'agir sous la conduite de la raison est utile pour nous. C'est même également utile pour les autres. Alors que le plus utile est en même temps ce qui nous donne le plus de bonheur, et cela c'est l'acquiescentia in se ipso et l'Amour intellectuel de Dieu. Tout cela, pour Spinoza, est certain.

En revanche, lorsqu'il s'agit de donner un sens au mot "absolu", j'avoue que j'ai le même problème avec ce que tu en dis que celui que j'avais avec les autres intervenants qui préfèrent appeler "absolu" le bien que Spinoza a décidé d'appeler "suprême".

En deux mots, ce problème est le suivant: lorsqu'on veut coller le mot "absolu" sur celui de "suprême", on risque d'injecter un tas d'idées dans la notion de "suprême" qui sont absentes chez Spinoza. Deuxième problème: cette tentative d'identifier les deux terms les rend tous les deux assez confus.

C'est ainsi que tu sembles au moins donner 5 sens différents au mot "absolu". Si j'oublie un instant ce que la tradition appelle "absolu", je continue néanmoins à avoir un problème avec certains d'entre eux, dans la mesure où je ne vois pas très bien comment lire Spinoza d'une telle façon que ce que tu en dis reste valide.

1. Premier sens: "absolu = infini".
Tu sembles comprendre "infini" ici comme "ce qui n'a pas d'au-delà" (3e paragraphe de ton message).

2. Deuxième sens: "absolu = l'essence qui exprime l'essence infinie de Dieu".

3. Troisième sens: "absolu = ce qui forme un tout, une totalité, ce à quoi rien ne manque, ce qui est complet".

4. "Absolu = ce qui ne laisse pas de doute"

5. "Absolu = ce qui est suprême (summum, c'est-à-dire dernier élément d'une série)".

Pour 1 et 2: voir mon message dans le fil "Y a-t-il des modes finis chez Spinoza?".

3: oui, pour Spinoza toute idée qui est parfaite et absolue est vraie. Comme toi, j'en conclus (mais ce n'est qu'une hypothèse, pas une conclusion logique) que toute idée vraie est absolue. Cela signifie: non relatif. Non relatif à quoi? La question est intéressante, mais je ne vois pas comment elle nous aiderait à comprendre comment injecter la notion d'un bien absolu dans le spinozisme.

Ceci est donc un exemple d'un usage du mot "absolu" appliqué à autre chose que ce qui est bon. Mais dire d'une idée qu'elle est absolue, ce n'est pas la même chose que de dire d'une chose bonne que sa bonté est absolue. On peut parfaitement avoir une philosophie où la vérité des idées est absolue mais où la bonté des choses bonnes ne l'est pas. Pour pouvoir savoir si la bonté d'une chose bonne est absolue ou non, il faut pouvoir expliquer pourquoi cette bonté ne se laisse pas définir par autre chose que par l'essence singulière même de la chose. Et comme tu le dis, dire d'une chose ou d'un terme qu'il est absolu ne dit rien sur son existence (qui peut dépendre d'autre chose ou de soi-même). On ne parle que de la définition de son essence. A-t-on besoin de référer à autre chose pour définir le sens d'un terme ou non? En ce qui concerne le "bon" dans le spinozisme, il est clair que oui. Est appelé "bon" ce qui est bon pour autre chose.

Dire qu'il n'y a pas de bien absolu chez Spinoza ce n'est rien dire de plus que cela: rien n'est bon en soi, dire d'une chose qu'elle est bonne c'est parler du rapport de la chose avec autre chose, pas de la chose elle-même.

Que ce rapport soit par ailleurs dans certains cas constant (comme dans le cas d'agir sous la conduite de la raison, qui est une chose bonne pour tout homme) ne change rien au fait que le terme reste un "relatif", c'est-à-dire ne se laisse définir qu'en référence au rapport entre deux choses, et non pas à l'essence d'une seule chose.

4. On sait que Spinoza dit qu'absence de doute n'est pas encore certitude ou vérité ("C'est pourquoi, lorsque nous disons d'un homme qu'il acquiesce à des choses fausses, et qu'il n'en doute pas, nous ne disons pas pour autant qu'il est certain, mais seulement qu'il ne doute pas (...)", E2P49 scolie). Si donc on veut aller de la thèse "toute idée parfaite et absolue est vraie" à la thèse "toute idée vraie est absolue", on ne peut pas en conclure que toute idée dont on ne doute pas est absolue.

5. Si Spinoza avait voulu identifier summum et absolutum, pourquoi ne l'a-t-il nullepart fait? En réalité, summum est un excellent exemple de ce que la tradition appelle un terme "relatif": il indique la place d'un élément dans une série. Qu'il est le dernier élément, qu'il n'y a plus d'au-delà, ne fait pas de la série une série infinie, comme tu le suggères au début (au contraire même, cela rend la série plutôt finie, mais c'est un autre débat), ni de cet élément quelque chose d'"abstrait" par rapport à la série (et en ce sens "absolu", non défini par son rapport à la série).

Enfin ... je ne sais pas si ceci va aider à clarifier quelque chose ... je pense que j'ai plutôt essayé de montrer en quoi les différentes façons dont tu utilises le mot "absolu" me laissent un peu perplexe.

Pour terminer, je rappelle simplement la raison pour laquelle en général on dit qu'il n'y a pas de "bien absolu" chez Spinoza.

Spinoza a écrit :En ce qui concerne le bien et le mal, ils ne désignent non plus rien de positif dans les choses, j'entends considérées en soi, et ils ne sont rien d'autre que des manières de penser, ou notions, que nous formons de ce que nous comparons les choses entre elles. Car une seule et même chose peut être en même temps bonne et mauvaise, et également différente. (...)

Pourtant, malgré cela, il nous faut conserver ces vocables. Car (...) il nous sera utile de conserver ces mêmes vocables dans le sens que j'ai dit. Et donc, par bien, j'entendrai dans la suite ce que nous savons avec certitude être un moyen d'approcher toujours plus du modèle de la nature humaine que nous proposons.


Etre utile pour quelque chose ... cette définition correspond parfaitement à ce qu'on a depuis des siècles appelé un "relatif".

Que ce même mot aujourd'hui évoque pour certains l'idée d'un relativisme au sens postmoderniste, cela se comprend. Mais à mon sens le "remède" dans ce cas ne consiste pas à appeler tout ce qui n'est pas postmoderne "absolu", le remède consiste à expliciter la différence entre un relativisme postmoderne (notion qui restera toujours flou, à cause de sa contradiction interne, voir ci-dessus) et le relativisme tel que l'histoire de la philosophie l'a depuis toujours défini et utilisé.

C'est ainsi que les mots servent à distinguer différentes idées. Alors que si l'on met un peu tout et n'importe quoi dans le mot "absolu", juste pour éviter d'utiliser le mot "relativisme" parce que le postmodernisme l'utilise aussi, je ne suis pas certaine que cela nous aide à mieux penser le bien spinoziste.

Ce que Spinoza nous fait penser, justement, c'est un relatif "positif", une façon de concevoir ce qui se définit par un rapport entre deux choses comme "constructif", susceptible d'être perçu avec toute la certitude de la vérité. Les options conceptuelles disponsibles ne se résument pas à l'alternative "absolu - relatif négatif", il y a une "troisième voie", qui est le relatif positif
(ce que d'ailleurs tout un courant de la philosophie contemporaine essaie de développer davantage (le constructivisme de Bruno Latour, Tobie Nathan, Isabelle Stengers, ...)).

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Messagepar Henrique » 15 oct. 2010, 11:53

Je soutiens que Spinoza n'est pas du tout relativiste en matière de morale. Et le relativisme auquel je pense ici est d'abord tout bêtement celui des sophistes, puis dans une certaine mesure des sceptiques comme Montaigne. C'est le relativisme de l'homme de la rue qui dit "la raison est peut-être bonne pour toi, mais pour moi, elle est plutôt mauvaise" (la raison est certes "mauvaise" pour la bêtise, mais jamais pour l'homme chez Spinoza). S'il y avait des "biens relatifs" dans l'Ethique, cela voudrait dire que son auteur en admettrait l'inconstance et ainsi l'incertitude en raison de la dépendance qui en découlerait avec les conditions de leur apparition.

Je n'ai pas le temps d'argumenter plus sérieusement pour le moment, mais il me semble que tu découpilles mon texte sans chercher à le comprendre "de l'intérieur". Je suis tout à fait d'accord pour dire que le sens des mots doit être aussi univoque que possible, mais toute la force de Spinoza est aussi de montrer que là où nous croyons voir des distinctions réelles, il y a bien souvent identité de fait (cf. par exemple E3P9, scol à propos de la volonté, du désir, du conatus et de l'appétit).

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Messagepar Louisa » 15 oct. 2010, 17:46

Henrique a écrit :Je soutiens que Spinoza n'est pas du tout relativiste en matière de morale. Et le relativisme auquel je pense ici est d'abord tout bêtement celui des sophistes, puis dans une certaine mesure des sceptiques comme Montaigne. C'est le relativisme de l'homme de la rue qui dit "la raison est peut-être bonne pour toi, mais pour moi, elle est plutôt mauvaise" (la raison est certes "mauvaise" pour la bêtise, mais jamais pour l'homme chez Spinoza). S'il y avait des "biens relatifs" dans l'Ethique, cela voudrait dire que son auteur en admettrait l'inconstance et ainsi l'incertitude en raison de la dépendance qui en découlerait avec les conditions de leur apparition.


Bonjour Henrique,

merci de ton commentaire.

Ce que j'ai essayé de dire c'est ceci:

1. nous sommes d'accord pour dire que Spinoza n'est pas un relativiste au sens où tu le définis ici, c'est-à-dire ce que tu appelles le "relativisme de l'homme de la rue".

2. mais depuis plus de 20 siècles, la philosophie dispose d'un terme technique, appelé "relatif", qui n'a rien à voir avec ce "relativisme de l'homme de la rue", qui s'oppose au terme "absolu", et qui permet précisément de penser un bien qui se définit par un rapport entre deux choses, sans déterminer si et/ou dans quelles conditions ce rapport est stable, certain et constant ou instable et douteux. Cela signifie que ce "relatif" est "neutre" quant au type de rapport qu'il désigne, il indique seulement qu'il s'agit d'un rapport entre deux choses, et non de l'essence même d'une chose.

Il est évident que chez Spinoza, certaines choses peuvent être dites bonnes de manière stable et indubitable. Mais cela ne fait pas du "bien" un absolu, c'est-à-dire quelque chose qui définit l'essence même d'une chose. Le bien reste un relatif, ce qui ne signifie rien d'autre que: on appelle une chose bonne pour son effet sur nous, et non pas parce que la "bonté" ferait partie de son essence.

Tenir compte des termes techniques "relatif" et "absolu" permet à mon sens de beaucoup mieux préciser en quoi consiste le bien suprême spinoziste, et faire cela nous rend beaucoup plus puissant dans la lutte contre le "relativisme de l'homme de la rue" que si l'on essaie d'opposer à son relativisme un absolutisme (compris au sens technique du terme) moral, qui est peu rationnel, donc peu convainquant, ou en tout cas peu spinoziste (puisque c'est précisément l'idée que la bonté ou la perfection par exemple (ou le fini, voir l'autre fil) feraient partie de l'essence même des choses que Spinoza veut rejetter, sur base d'arguments rationnels, en montrant qu'un tel absolutisme n'est pas très rationnel, mais provient d'idées confuses).

Inversement, je ne comprends pas très bien comment tu penses pouvoir mieux lutter contre ce type de relativisme en mettant les distinctions traditionnelles (qui sont en soi assez simples à comprendre, il me semble, car quasiment univoques) absolu-relatif de côté pour essayer de créer un sens beaucoup plus compliqué et équivoque de la notion d'absolu.

Quand le sens du mot "absolu" commence à flotter (entre "dernier élément d'une série", "chose commune à tous" etc., voir les différents sens attribués à ce mot par Sescho, Aldum, Hokousai, puis toi-même ci-dessus et dans l'autre fil), personnellement je crains qu'on ne perde les moyens de clairement distinguer la philosophie de Spinoza d'un relativisme genre "la raison est mauvaise pour moi".

Porte-toi bien.


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