Bien absolu - bien suprême

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Louisa
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Messagepar Louisa » 19 oct. 2010, 19:20

Spinoza. Philosophie pratique, G. Deleuze, Les Editions de Minuit, 1981, p. 74-77:

Deleuze a écrit :Le bon et le mauvais sont doublement relatifs, et se disent l'un par rapport à l'autre, et tous deux par rapport à un mode existant. (...) Objectivement, dès lors, est bon ce qui augmente ou favorise notre puissance d'agir, mauvais ce qui la diminue ou l'empêche: et nous ne connaissons le bon et le mauvais que par le sentiment de joie ou de tristesse dont nous sommes conscients. (...) En tous ces sens, le bon, c'est l'utile, le mauvais, c'est le nuisible (IV, déf. 1 et 2). Mais l'important est l'originalité de cette conception spinoziste de l'utile et du nuisible.
Le bon et le mauvais expriment donc des rencontres entre des modes existences ((...), des déterminations extrinsèques (...)).
Quoiqu'il y ait dans toute rencontre des rapports qui se composent,(...) on évitera de dire que tout est bon, que tout est bien. Est bonne toute augmentation de la puissance d'agir. De ce point de vue, la possession formelle de cette puissance d'agir, et aussi bien de connaître, apparaît comme le summum bonum (...). La Raison recherche donc le souverain bien ou l'"utile propre", proprium utile, commun à tous ls hommes. (...)
Précisément parce que le bon se dit par rapport à un mode existant, et par rapport à une puissance d'agir variable et non encore possédée, on ne peut pas totaliser le bon. Si l'on hypostasie le bon et le mauvais en Bien et Mal, on fait du Bien une raison d'être et d'agir, on tombe dans toutes les illusions finalistes, on défigure la nécessité de la production divine, et notre manière de participer à la pleine puissance. C'est pourquoi Spinoza se distingue fondamentalement de toutes les thèses de son temps d'après lesquelles le Mal n'est rien, et le Bien fait être et agir. Le Bien, comme le Mal, n'a pas de sens. Ce sont des êtres de raison, ou d'imagination, qui dépendent tout entiers des signes sociaux, du système répressif des récompenses et des châtiments.


Je continue avec Sévérac et Suhamy dans le message suivant. Mais je suis tout à fait d'accord avec Deleuze lorsqu'il rappelle que le bien et mal absolus sont des notions qui font partie d'un système répressif et inefficace. Totaliser le bien, c'est importer subrepticement, imperceptiblement, toute une manière de penser et d'être que Spinoza rejette violemment, simplement parce qu'elle est nuisible au plus haut point.

On risque de ne pas pouvoir mener cette lutte lorsqu'on réintroduit l'idée d'un bien absolu dans le spinozisme. Le fait de décider d'identifier "absolu" et summum à mon sens n'efface aucunement ces conséquences potentielles, surtout pas lorsqu'on utilise ces termes en parlant de Spinoza au "vulgaire" (qui lui est nécessairement encore d'un pied dans une pensée chrétienne, aujourd'hui, aussi athéiste et anticatholique qu'il puisse être).

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Messagepar Louisa » 19 oct. 2010, 19:53

Spinoza, Pascal Sévérac et Ariel Suhamy, Paris, ellipses, 2008, p. 99-101.

(La raison pour laquelle je cite ce passage se trouve dans un message qui se trouve à la page 2 de ce fil; c'est moi qui souligne).

Sévérac, Suhamy a écrit :"La connaissance du bien et du mal n'est rien d'autre que l'affect de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes conscients" (Ethique IV,8).
La force d'une telle affirmation est sans doute dans le "rien d'autre": que la connaissance du bien nous réjouisse, que celle du mal nous attriste, nous le concédons aisément. Mais que toute notre connaissance du bien et du mal se réduise à des sentiments, qu'il n'y ait dans les choses mêmes, dans les actes des hommes, dans leurs pensées et leurs conduites, rien qui soit bon ou mauvais en soi, cela nous avons un peu de mal à l'admettre. Bien et mal n'auraient-ils donc pas plus d'objectivité et de stabilité que nos sentiments? Un meutre est un meutre, protestons-nous; la connaissance de ce mal est certes une tristesse; mais si elle n'est rien d'autre, alors le meutre n'est pas un mal pour qui ne s'en attriste pas. C'est exactement ce que soutient Spinoza: tous les meutres d'ailleurs ne se valent pas, certains nous indignent plus que d'autres (par exemple, la matricide de Néron plus que celui d'Oreste: voir lettre 23). Autour de ce qui réjouit ou attriste le plus grand nombre, se constituent donc des consensus (affectifs) - autant qu'en ont notre imagination et nos affects.
Il faut donc se défier des impressions de la conscience, qui nous font croire que nous jugeons d'abord les choses comme bonnes ou mauvaises, et qu'ensuite nous y portons notre désir. En vérité, ici comme ailleurs, pris dans l'illusion du finalisme et du libre arbitre, nous ne voyons pas quelle est la genèse de nos jugements de valeur: certes, l'idée que nous avons du bien ou du mal n'est pas en soi fausse, puisqu'elle naît de la conscience d'un sentiment de plaisir ou de peine; mais une telle idée n'est pas d'abord adéquate car nous ne nous en expliquons par l'origine. La connaissance affective du bien et du mal est un mixte de savoir et d'ignorance: puisqu'elle n'est rien d'autre que l'affect joyeux ou triste, en tant que nous en sommes conscients, c'est que la conscience constitue un savoir nécessaire, savoir de ce qui nous affecte et de la manière dont nous le sommes (j'ai conscience d'être indigné par ce meutrier); mais qu'elle est aussi aveuglement à ce "rien d'autre" qui définit le bien et le mal (en même temps que je sens en moi l'indignation, j'ajoute à ma tristesse l'idée que le meutrier est en lui-même mauvais; je le juge cause du mal et le hais). Au lieu donc de nous en tenir à l'affect de joie ou de tristesse, et d'essayer d'en expliquer la genèse pour comprendre nos jugements de valeur, nous avons tendance à attribuer aux choses la propriété même du bien et du mal, et à en faier la cause, finale de nos désirs: nous croyons d'abord les juger bonnes ou mauvaises (car elles le seraient en elles-mêmes), et ensuite les désirer ou les fuir librement. Ainsi ne voyons-nous pas que ce sont nos sentiments même qui jugent les choses, et que ces sentiments expriment notre effort de persévérance, dans des conditions à chaque fois particulières. Nous jugeons du bien et du mal à partir de nos joies t de nos tristesses, de nos espoirs et de nos craintes, de nos émerveillements et de nos indignations, qui ne sont que des modifications de notre désir de vivre: des sentiments (ou même la répétition de sentiments) nés de l'expérience de ces mêmes êtres, ou d'êtres semblables, en des circonstances proches mais jamais identiques (sentiments par "expérience vague"); ou plus souvent encore, des sentiments nés de préjugés sur eux (sentiments par "ouï-dire), dont notre éducation est la grande pourvoyeuse).
Faut-il donc rejeter les notions de bien et de mal, comme purement imaginaires et illusoires? L'éthique de Spinoza nous invite-t-elle à vivre par-delà bien et mal? Nullement. La préface de la partie IV, qui propose d'élaborer un modèle de nature humaine à suivre, réhabilite les notions de bien et mal, en même temps que celles de perfection et d'imperfection. "Bien" et "mal" seront avant tout des mots, des "vocables" qui permettent de nommer ce qui nous aide à construire et imiter le modèle, ou au contraire ce qui nous en empêche. Et le bien suprême, en lequel consiste en somme l'accomplissement du modèle (et donc sa disparition), sera défini comme "la connaissance de Dieu". NOUS SOMMES ICI AU PLUS LOIN DE HOBBES QUI, MONTRANT COMME SPINOZA LA RELATIVITE DES NOTIONS DE BIEN ET MAL, EN CONCLUT L'INEXISTENCE DE TOUTE FIN DERNIERE EN MORALE, A L'EVANESCENCE DE TOUT SOUVERAIN BIEN. Si pour Spinoza en revanche une éthique est possible, et même nécessaire, c'est que nous pouvons savoir avec certitude ce qui est bon ou mauvais pour nous, ce qui peut causer à coup sûr joie ou tristesse: à savoir comprendre, ou être empêché de le faire. Comprendre accroît nécessairement notre puissance de penser et d'être affecté, comprendre est joie; et il n'est d'être plus parfait à comprendre que Dieu, ou la Nature. Ce n'est pas Dieu en soi qui est souverainement bon, comme ne cesse de le répéter la théologie; c'est comprendre toutes choses à partir de la nécessité divine qui l'est pour nous. Tout l'enjeu éthique des définitions du bien et du mal est de savoir quel bonheur et quel malheur nous réservent nos joies et nos tristesses: or il n'est rien que nous puissions espérer de plus haut que cette satisfaction de l'âme née de la compréhension des choses qui sont en et par Dieu.


C'est tout cela, c'est pouvoir comprendre qu'un meutrier n'est pas "mauvais en soi", qu'on risque de perdre lorsqu'on continue, avec les théologiens, à totaliser le bien et le mal et qu'on réintroduit une notion de bien absolu dans le spinozisme, qu'on pense pouvoir identifier "absolu" et "rien de plus haut", dans l'espoir de rester le plus près du français tel que le parle "l'homme de la rue". En réalité, aucun dictionnaire n'identifie les deux. On perd donc quelque chose d'essentiel lorsque par inadvertence on décide de les identifier quand même.

D'ailleurs, dix ans plus tôt (1997, Ethique. Spinoza, ellipses, p.51), Sévérac écrivait encore que "sans cesser d'être des relatifs (...) bien et mal peuvent avoir un caractère absolu." La suite montre qu'il essaie quant à lui d'identifier "absolu" et "certain".

Mais je pense qu'il a compris qu'il est difficile de maintenir l'idée qu'un relatif pourrait néanmoins avoir un caractère absolu. Raison, à mon sens, pour laquelle on ne retrouve plus ce genre d'identifications dans ce qu'il écrit aujourd'hui.

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Messagepar Louisa » 19 oct. 2010, 20:12

Miam a écrit :A mon avis le "Bien suprême" est commun à tous et s'identifie à la connaissance de Dieu qui, lui-même, est le "Bien commun".
Le "bien" tout court n'est pas nécessairement commun à tous puisqu'il s'identifie à l'affect de joie et que celui-ci peut différer selon les individus et les moments.
Le bien tout court est "relatif" en ce sens qu'il n'est pas toujours commun (...).


Le bien suprême (pour autant que je sache, Spinoza n'écrit jamais "Bien suprême", avec majuscule) est certes commun à tous les êtres humains (et donc à une toute petite partie des choses singulières existant dans le monde).

Mais ce n'est pas parce qu'un bien n'est pas commun à tous qu'il est dit relatif, tous les biens sont relatifs chez Spinoza, aussi le bien suprême.

Et ce qui est le bien "commun", c'est n'est surtout pas Dieu lui-même (cela n'est le cas que dans le christianisme et des philosophies qui s'en inspirent), le summum bonum, ce qui est suprêmement bon pour nous, c'est la connaissance de Dieu.

Rien n'est bon en soi, chez Spinoza, même pas Dieu. C'est pour cela aussi que c'est tellement important de rappeler que le bon n'est pas un absolu au sens technique du terme, c'est-à-dire ne peut jamais désigner une essence. C'est un relatif, c'est-à-dire il désigne le rapport entre deux essences, ou un certain type de rencontre entre deux modes, comme le dit Deleuze. Ce qui ne fait pas du tout du spinozisme un scepticisme ou un postmodernisme. A mon sens on ne sait pas comprendre la différence entre les deux aussi longtemps qu'on essaie de travailler avec la notion d'un "bien absolu".

Autre façon de démontrer que Dieu n'est pas bon:

E5P17: "Dieu est exempt de passions, et nul affect de Joie ou de Tristesse ne l'affecte".

Comme le montre la démonstration, "Dieu ne peut pas passer ni à une plus grande ni à une moindre perfection".

Donc même si les définitions du bon et du mal qui ouvrent la 4e partie auraient dit que ce qui est bon est ce que nous savons avec certitude être utile à toute essence, l'essence humaine et l'essence divine (ou même si, comme vous semblez vouloir le faire (voir discussion des modes finis) on n'admettait qu'une seule essence, l'essence divine)), l'utile fait partie de ce qui augmente la puissance. La puissance divine ne sait pas augmenter, elle est déjà infinie, et donc, justement, "absolue". Donc rien n'est bon pour Dieu. Dieu ne vit pas dans la béatitude. Il est exempt de tout affect.

Dieu n'est pas "bon pour nous" non plus. Car comme on le sait, Dieu en tant que Turcs a tué Dieu en tant qu'Allemands.

Et il ne nous aime pas, contrairement à ce que la christianisme dit ("Dieu, à proprement parler, n'aime personne et ne hait personne"). Bien sûr, cela ne nous empêche en rien d'essayer de "faire effort pour que Dieu" nous aime lorsque nous on aime Dieu. Seulement, cet effort risque de rester sans réponse ... :)

Si Dieu était bon en soi, ce serait facile de l'aimer. Raison pour laquelle (notamment) le christianisme avait besoin d'un dieu anthropomorphe. Car comment aimer Dieu lorsque lui il n'est pas capable d'avoir des émotions ou de l'amour pour nous ... ? Pas évident à penser. Spinoza y arrive, mais justement, encore une fois, je pense qu'il est fondamental de bien comprendre en quoi il n'y a pas de bien absolu chez Spinoza pour pouvoir comprendre comment aimer un Dieu qui ne nous aime pas. C'est qu'il faut changer de concept de "bon" pour pouvoir concevoir cela.

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Messagepar hokousai » 19 oct. 2010, 22:56

parmi les divers points qui me font problème ( je passe sur deleuze)

je relève chez Severac

nous avons tendance à attribuer aux choses la propriété même du bien et du mal, et à en fair ela cause, finale de nos désirs: nous croyons d'abord les juger bonnes ou mauvaises (car elles le seraient en elles-mêmes), et ensuite les désirer ou les fuir librement. Ainsi ne voyons-nous pas que ce sont nos sentiments même qui jugent les choses


Je me demande bien pourquoi ce choix du mot chose alors qu'il s'agit d'actes .

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Messagepar Louisa » 19 oct. 2010, 23:28

Bonjour Hokousai,

c'est parce que cela revient au même: on a tendance à appeler les choses et actes qu'on juge être bons "bons en soi", au lieu de comprendre que ce qui est bon c'est leur effet sur nous, pas la chose ou l'acte en soi.

Si je dis que tel ou tel vin est bon, j'attribue à ce vin (= à cette chose) la qualité "bon". Si je dis que tuer quelqu'un est mauvais, j'attribue à cet acte la qualité "mauvaise".

Ce que Sévérac et Suhamy rappellent, c'est que pour Spinoza c'est une erreur de penser que la chose ou l'acte qu'on juge être bon (qu'il soit vraiment bon ou non) a quelque part la propriété "bonté" dans son essence.

Utiliser la raison par exemple n'est pas bon "par essence". Il n'y a rien dans l'essence de la raison qui s'appelle "bonté". Utiliser la raison est bon parce que cela augmente notre puissance, autrement dit parce que c'est bon pour nous. Mais la raison n'est qu'un moyen pour obtenir cet effet "bon". Ce n'est pas elle qui serait bonne ... .

De même, avoir une connaissance de Dieu est bon pour nous, c'est même ce qu'il y a de plus utile pour nous. Mais appeler cette connaissance ou cette idée vraie "bonne", ce n'est pas dire que l'idée se caractérise essentiellement, c'est-à-dire dans son essence, par la bonté. Que cette idée soit bonne ne dit rien d'autre que l'effet de cette idée sur notre Esprit est utile pour nous.

Le summum du summum bonum n'intègre pas du coup la bonté dans l'essence même de l'idée. Alors que la vérité est belle et bien une propriété essentielle de l'idée vraie.

C'est pourquoi Spinoza dit que l'idée vraie est "absolue". Il ne dira jamais que l'idée bonne est absolue, cela n'a aucun sens.

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Miam
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Messagepar Miam » 19 oct. 2010, 23:59

Fort bien Louisa mais ça nous mène à quoi ?
Selon vous l'absolu s'oppose au relatif chez Spinoza. Mais c'est du petit Robert que vous tenez cette opposition, pas de Spinoza. C'est votre définition de l'absolu que vous plaquez sur Spinoza avec toute la dialectique traditionnelle entre ces deux opposés.

Chez Spinoza l'absolu ne s'oppose pas au relatif mais au partiel. C'est une notion qui concerne le rapport du tout aux parties bien plutôt qu'une relation ontologique. Alors évidemment il n'y a pas de ""Bien absolu" chez Spinoza au sens d'une hypostase ou d'une entité quelconque qui se nommerait le "Bien". En cela, je pense que nous sommes d'accord. Il n'y a pas de choses "bonnes en soi". Cela on le sait bien puisque le bien c'est ce qui est désiré. C'est l'objet du conatus, mais ce n'est pas tel ou tel objet - cela est relatif en effet - c'est l'affect de joie. Aucun objet n'est bon en soi.

Mais cela n'a rien a voir avec l'absolu chez Spinoza. L'absolu chez Spinoza s'oppose au partiel, pas au relatif. C'est du reste pourquoi la notion d'objet bon en soi n'a pas de sens chez lui alors que vous le retrouvez (pour le nier) quand vous opposez l'absolu au relatif.

L'affect de joie n'a rien de relatif, quoi que les objets désirés puissent l'être. L'affect de joie est l'expression de l'infini visé dans le conatus. Ce qui est désiré et est dit "bon", c'est l'affect de joie quel que soit l'objet ou l'image qui l'incarne. En ce sens le "bien" n'a rien de relatif. Mais bien entendu il reste partiel : c'est l'affect de joie du point de vue de tel individu, à tel moment. Cela peut être mal pour un autre individu (au sens spinozien). Et quand bien même cet affect serait suivi de catastrophes pour le désirant, il n'en demeure pas moins un affect de joie. C'est en ce sens je crois qu'Henrique écrit que le bien est absolu chez Spinoza. Henrique sait évidemment très bien qu'il n'y a pas de "bien en soi" chez Spinoza. Et il sait bien qu'aucune action est mauvaise en soi. Mais ce n'est pas la question avec l'usage que fait Spinoza du terme d'"absolu".

Bref, à mon sens, Henrique et vous dialoguez à deux différents niveaux de discours. Lui (comme moi) à partir du texte de Spinoza. Vous, à partir d'une problématique extérieure au texte et que tout lecteur sérieux a dû dépasser depuis longtemps.

Ceci dit, il en va un peu de votre responsabilité parce que vous abordez le texte avec des définitions communes qui ne sont pas appropriées à ce texte. Ici, quant à l'absolu. Ailleurs quant au "savoir" et à la "démonstration" dans leurs acceptions communes, qui ne sont pas nécessairement pertinentes eu égard à leur usage chez Spinoza et/ou à l'époque de Spinoza.

Enfin, vous avez raison, le "Bien suprême", ce n'est pas Dieu, c'est la connaissance de Dieu. Mais comme nous avons toujours déjà l'idée adéquate de l'essence infinie de Dieu (II 47), je ne vois pas ce que ça change. Bien sûr Dieu n'est pas "bon" au sens où il aurait créé pour l'homme ou pour que l'homme, ou au moins les élus, deviennent bon. La nature n'a pas été créée pour les besoins de l'homme. La "bonté" n'est pas un attribut de Dieu. Ca on le sait bien. Mais un chrétien pourrait aussi affirmer que le "bien supreme, c'est la connaissance de Dieu." Voilà qui montre encore que ce n'est pas le problème parce qu'il n'existe pas de relation ontologique absolu-relatif chez Spinoza. Il n'y a pas de bien qui soit ontologiquement inférieur à un bien absolu chez Spinoza. Il n'y a que des biens partiels et un bien commun qui est Dieu tel qu'il est toujours connu par tout un chacun et donc à chaque fois commun à toutes les pensées, furent-elles les plus inadéquates (voir IV 36 scolie).

Bien à vous
Miam

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Messagepar Louisa » 20 oct. 2010, 01:23

Bonjour Miam,

concernant l'usage que Spinoza fait du mot "absolu": en effet, il ne l'oppose jamais littéralement au terme "relatif". L'absolu est opposé à "en son genre". Mais:

1. si je l'ai utilisé ici comme opposé de "relatif", c'est parce que Sescho puis Henrique affirmaient que le suprême bien n'était pas relatif mais absolu. C'était la raison même de mon intervention dans l'autre fil. Car si on utilise le mot "absolu" comme opposé au "relatif", je ne vois pas comment parler d'un bien absolu chez Spinoza. Car cela signifierait un "bien en soi". Et nous sommes apparemment d'accord pour dire qu'il n'y a aucun bien en soi chez Spinoza.

2. est-ce que ce qui n'est x que "en son genre" est une partie d'un tout? Les attributs sont infinis en leur genres. Pourtant, je ne pense pas qu'on peut dire que Spinoza les appellerait des "parties". "Etre une partie", chez Spinoza, c'est nécessairement être dans la confusion, pâtir. C'est le cas pour tout mode, mais pour les attributs? Je ne pense pas que cela a un sens.
Et l'idée vraie est absolue. Cela signifie-t-il qu'elle est unique "en son genre" ... ? C'est d'abord une idée. Or une idée est un mode, et les modes ne sont pas du tout unique dans leur genre (sinon il n'y aurait pas de différence entre un mode (= ce qui est en autre chose) et un attribut (= ce qui est en soi).

Bref, je pense qu'essaier de reconstruire un sens unique pour le mot "absolu" chez Spinoza n'est pas évident.

En même temps, les deux définitions que Spinoza donne du bien correspondent parfaitement au sens technique du mot "relatif". Et en théologie chrétienne, jadis et très clairement encore aujourd'hui, Dieu est "bon en soi", et le Bien et le Mal existent en soi (le Bien est même un "transcendantal" chez Thomas d'Aquin, par exemple). Donc utiliser la distinction absolu-relatif traditionnelle permet de bien distinguer le spinozisme du christianisme, alors qu'elle met l'accent sur ce que même aujourd'hui on ne ressent pas toujours comme évident (voir l'exemple de Sévérac et Suhamy concernant le meurtrier, ci-dessus).

Donc je dirais plutôt: pourquoi ne pas utiliser cette distinction? Quel est l'avantage de la refuser? Que gagne-t-on ce faisant?

La réponse d'Henrique c'est qu'en ignorant cette distinction et en utilisant le mot "absolu" dans un autre sens, on évite de suggérer que le spinozisme est un scepticisme ou postmodernisme moral. Mais comme le montrent notamment Sévérac et Suhamy, on peut très bien utiliser la distinction absolu-relatif traditionnelle pour précisément montrer en quoi le spinozisme n'est ni un christianisme, ni un scepticisme.

Donc de toute façon, il me semble qu'on perd quelque chose d'assez important en essayant de ne pas utiliser cette distinction, alors que je ne vois rien qui interdit son usage.

D'ailleurs, rappelons que ce n'est pas moi qui applique pour la première fois cette distinction au spinozisme, un tas de commentateurs l'on fait avant moi, et on ne tire pas cette distinction du Petit Robert, elle vient d'Aristote (Catégories, 7), et ensuite a été reprise dans quasiment tous les manuels de logique (raison pour laquelle le Petit Robert la donne comme le sens philosophique du mot, et non pas le sens aristotélicien; l'utiliser n'implique par conséquent aucune philosophie précise).

Enfin, je ne pense pas qu'on est plus proche du texte lorsqu'on veut parler d'un bien absolu chez Spinoza. Si Spinoza pensait qu'il y avait un sens du mot "absolu" concevable à l'intérieur de son système et qui pourrait clarifier le summum du bien suprême ou y convenait, il l'aurait dit. Le fait qu'il évite systématiquement de parler d'un bien absolu à mon sens n'est pas un hasard. Donc le réintroduire est un pari. Décider de ce faire me semble être plus risqué que d'utiliser un couple conceptuel dans un sens bien connu en philosophie (et d'ailleurs parfaitement compatible avec l'usage que Spinoza fait du mot "absolu"). Il suffit de préciser que Spinoza n'utilise ni le mot absolu ni le mot relatif pour parler du bien, et de définir le sens technique de "relatif versus absolu", pour qu'on puisse commencer à l'utiliser sans introduire aucune confusion.

Cordialement.

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Messagepar hokousai » 20 oct. 2010, 01:32

à Louisa

Parlons de morale alors parlons d'actes pas de bon vin .

pas la chose ou l'acte en soi.


Mais qu'entendez -vous par acte en soi . Est-ce qu'il existerait des actes ( humains) en soi .
Comme qui dirait volant en l'air , libres de toute détermination extérieure ,enfin que sais-je de ce que vous pouvez penser de l'en soi .

S'il n' existe pas à quoi bon les évoquer comme ce qui serait un danger pour la morale .
.......................

alors le meurtre n'est pas un mal pour qui ne s'en attriste pas.
( Severac)

La belle affaire puisque cela ne me concerne pas .
Vais me régler sur l'indifférence morale du lion ?
Certainement pas . Je me réfère donc à mon sentiment lequel n'a que très rarement de relations visibles à quelque utilité .

Bien sûr, il se peut bien que la moralité humaine vise à quelque utilité, encore que ce ne soit pas bien démontré ni montré .
Mais vais- je attendre de bien percevoir une utilité à mes sentiments moraux pour les éprouver ?
Certainement pas . Attendre ce serait entraver ma puissance d'agir .

...................................

Raisonner , par ailleurs , c'est comme vous dites utile , encore que parfois très inutile , mais c'est par ailleurs .

hokousai

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Messagepar Miam » 20 oct. 2010, 02:02

En vérité Louisa, je pense que vous avez mis le doigt sur quelque chose d'assez important.
L'opposition absolu/relatif est d'origine aristotélicienne, vous l'avez dit. Il faudra ajouter que Descartes fonde toute sa méthode sur cette opposition absolu/relatif, et ce à partir de la lecture de la Dialectique de La Ramée (XVIè siècle). Ce dernier, à partir des Topiques d'Aristote, découvre les "lieux" que Descartes exploitera pour fonder sa méthode et donc son ontologie. On lira à ce sujet les travaux de Robinet et de Marion. Ils s'y connaissent sur Descartes. Il n'y a rien à dire.

Mais la méthode spinozienne est à mille lieues de celle de Descartes. Spinoza connaissait La Ramée et Kekkermann (autre "néo-dialecticien de la même époque). Mais il n'utilise pas cette logique. Peut-être même a-t-il rejeté volontairement ces sources de la logique cartésienne. En quelque manière plutôt que de fonder une ontologie sur les oppositions dialectiques, Spinoza replace le discours et la dialectique dans son domaine originel, pré-aristotélicien, qui est hénologique (Un et multiple, tout et partie, etc...). C'est pourquoi il y a très peu (sinon aucune) opposition ontologique chez Spinoza.

Voilà pourquoi, je crois, il n'y a pas grand sens à utiliser l'opposition absolu/relatif dans sa lecture de Spinoza.

Bien à vous
Miam
Modifié en dernier par Miam le 20 oct. 2010, 02:14, modifié 1 fois.

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Messagepar Louisa » 20 oct. 2010, 02:06

Hokousai a écrit :Mais qu'entendez -vous par acte en soi . Est-ce qu'il existerait des actes ( humains) en soi .
Comme qui dirait volant en l'air , libres de toute détermination extérieure ,enfin que sais-je de ce que vous pouvez penser de l'en soi .

S'il n' existe pas à quoi bon les évoquer comme ce qui serait un danger pour la morale .


je ne parlais pas d'un "acte en soi", mais d'un acte censé être "bon en soi".

Ce serait un acte qui ne serait pas bon pour nous, ou pour autre chose hors de nous, mais bon tout court. Ce qui est absurde, du moins d'un point de vue spinoziste.

Hokousai a écrit :Je me réfère donc à mon sentiment lequel n'a que très rarement de relations visibles à quelque utilité .

Bien sûr, il se peut bien que la moralité humaine vise à quelque utilité, encore que ce ne soit pas bien démontré ni montré .
Mais vais- je attendre de bien percevoir une utilité à mes sentiments moraux pour les éprouver ?
Certainement pas . Attendre ce serait entraver ma puissance d'agir .


:D

Vous pouvez certainement fonctionner comme un "bon kantien", sentiments appris aux enfants dès le plus bas âge, dans beaucoup de régions en Occident aujourd'hui, me semble-t-il.

Mais la question que je me pose souvent quand je vous lis c'est: pourquoi vos sentiments seraient-ils plus vrais que d'autres idées, celles de Spinoza par exemple?

Cordialement.


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