Spinoza et les sciences sociales

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Ulis
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Messagepar Ulis » 15 oct. 2010, 21:16

@Louisa
De Lordon, je n'ai lu qu'un ouvrage "L'intérêt souverain" Il s'agit d'un essai sur la nature de l'échange, sur la vertu du don...
Le travail de recherche d'un économiste spinoziste est, à mon avis du plus grand intérêt aujourd'hui où l'on doit inventer de nouvelles bases pour satisfaire nos désirs adéquats de biens et services.
Je dirais qu'il y a quand même des lectures "raisonnables". Ce sont celles qui sont maximalement cohérentes et compatibles avec le texte original.

Cela signifie que si l'on n'est pas d'accord avec telle ou telle lecture, et si l'on veut que d'autres partagent ce désaccord, il faut citer l'auteur qui la propose texto

Qu'est-ce qu'une lecture raisonnable de Spinoza ? et pourquoi doit-on se référer à d'autre auteur que soi-même pour valider un désaccord ? On ne peut pas concilier les points de vue matérialiste (physicaliste)et spiritualiste, p.e. sur le parallélisme. Et pourtant, chez les spinozistes, ils cohabitent ! Ou est la raison ?
Les différents points de vue ne portent pas sur ce que dit Spinoza, mais sur ce qu'il ne dit pas. C'est pour cela qu'il y a conflit, et qu'une lecture "raisonnable", "orthodoxe" n'a ni sens, ni intérêt.
Mais qu'importe, après avoir fréquenté longtemps Spinoza, on devient comme Deleuze qui disait avoir eu longtemps S. ici (en montrant sa tête) et l'avoir aujourd'hui là (en montrant son coeur), ce n'est plus la raison qui nous mène mais l'amour.
cordial salut

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Henrique
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Messagepar Henrique » 18 oct. 2010, 11:21

A Miam,
Certes, à l'université, la capacité à se soumettre à l'autorité des professeurs est la cause principale de réussite. Souvent cette autorité se justifie séculairement par la nécessité de former les jeunes esprits. Et cela se comprend dans la mesure où raisonner de façon méthodique et rigoureuse ne va pas de soi et n'est que très rarement acquis suffisamment à la sortie du lycée. Mais il y a aussi un effet pervers : la difficulté à accepter toute forme de remise en question externe. Parfois, il y a les questions et objections acceptables parce qu'elles viennent de collègues qui parlent le même langage et il y a celles qu'on ne peut entendre parce qu'elles viennent du dehors de la doxa partagée. Et il y a un qu'en dira-t-on universitaire qui interdit qu'on aborde certaines idées en toute liberté. Ce qu'en dira-t-on qui fit avoir des problèmes à Christian Wolff, à Hume ou encore à Fichte... Mais cela n'empêche pas absolument qu'il y ait des Wolff, des Hume, des Fichte !

Je dois avouer que j'ai parfois été assez déçu par la platitude des interprétations de Moreau, du moins ce que je pense en avoir compris. C'est peut-être un trait de la tendance universitaire actuelle : ne pas trop s'engager, pour faire neutre. Du coup, ça peut donner des lectures presque littérales, ou juste occasions d'établir des liens érudits, qui résolvent des problèmes d'une façon sommaire, même si le nombre de pages est grand. Je ne crois pas qu'il ne puisse y avoir que des interprétations personnelles, d'abord parce qu'il y a les textes qui n'autorisent pas n'importe quoi (cf. justement la méthode d'interprétation des textes de Spinoza dans le TTP : il explique lui-même comment sortir des projections personnelles) et aussi, malheureusement, parce qu'il y a des lectures qui en restent presque à la répétition du texte, de sorte qu'il est difficile d'y trouver une quelconque profondeur.

Mais même si on est en droit d'estimer qu'un commentateur n'apporte rien de nouveau à la compréhension d'un auteur, je ne vois pas pourquoi il faudrait chercher à en dégoûter ceux qui cherchent principalement à découvrir l'auteur commenté. PF Moreau contribue grandement à la connaissance et je dirais même à la reconnaissance de Spinoza dans le milieu universitaire, ce qui reste pas évident du tout en France. Aussi, s'il se peut que ses contributions paraissent peu innovantes sur le plan interprétatif, elles peuvent toujours apporter quelque chose sur le plan de la connaissance de l'auteur. Tout simplement parce que déjà sur ce forum, certains lecteurs amateurs de Spinoza peuvent attirer mon attention sur des points que j'avais négligé chez cet auteur que je lis pourtant depuis des années, alors ce que peut apporter un universitaire qui le fréquente depuis des dizaines d'années est nécessairement bon à prendre.

Quant à F. Lordon, c'est vraiment injuste de le réduire au mimétisme hérité de Girard. Il me semble partir au contraire du conatus pour voir comment il peut fournir un principe général de compréhension de la puissance et des limites du capitalisme, sans se limiter à l'imitation des affects qui en découle. D'ailleurs, il est économiste avant d'être sociologue et c'est un économiste alternatif au néolibéralisme. Rien que pour cela il est intéressant de voir ce que peut lui apporter, dans ce cadre, ce qu'il retient de Spinoza. Peu m'importe qu'il ait une lecture totale de Spinoza, s'il intègre deux trois idées à son analyse économique, c'est déjà intéressant. D'autre part, il propose régulièrement des idées concrètes pour faire avancer les choses, comme récemment de supprimer la Bourse, dans la mesure où elle ne sert plus qu'à constituer des fortunes déconnectées de l'économie réelle. Je crois savoir que tu lui reproches de reprendre la distinction entre capitalisme industriel et capitalisme financier, le premier étant moins pervers et plus facile à combattre. Mais cela ne veut pas dire qu'il préconiserait un retour au capitalisme industriel.

Sur la théorie de l'imitation des affects, je trouve assez convaincant et utile l'usage qu'en fait Kempf dans "Comment les riches détruisent la planète".

Dire que tous ces gens sont des bavards alors qu'ils essayent principalement de connaître l'adversaire (l'ignorance et la domination qui en découle) pour mieux le combattre, tout en disant qu'il vaut mieux prendre un café avec un délégué syndical qui vous en apprendra forcément beaucoup plus, cela me semble relever d'un mépris de l'intellectuel en général qu'autrefois, on appelait clairement misologie et qu'aujourd'hui on appelle plus confusément poujadisme ou "populisme". Ce n'est pas parce qu'on est du côté des masses laborieuses qu'il faut se passer des instruments d'analyse proposés par les intellectuels, même si ces instruments sont toujours à améliorer.

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Miam
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Messagepar Miam » 18 oct. 2010, 14:54

Salut Henrique,

Mon invitation à prendre un café avec un délégué syndical concernait le seul diplo, pas Spinoza. Par ailleurs je ne m'étais pas confiné à cette invitation mais j'avais ajouté qu'une bonne partie de ce qu'on pouvait lire dans le diplo en matière sociale et économique pouvait aussi bien se trouver dans les publications syndicales et militantes.
Du reste, telle n'est pas la question.

C'est quoi un intellectuel, pour toi, Henrique ? C'est un type qui est payé pour produire des choses intellectuelles ? C'est le membre d'une corporation ?
Je maintien que la plupart des intellectuels de ce type n'écrivent et ne disent pas ce qu'ils veulent, qu'ils sont pour la plupart totalement formatés par leur milieu d'origine et leurs activités universitaires, à mille lieues des questions qui se posent dans la vie réelle et que beaucoup, qu'ils le veuillent ou non, entérinent la pensée unique qu'on nous sert depuis plus de vingt ans.

Je trouve beaucoup plus "intellectuel", c'est à dire libre, de consentir à revoir sa position lorsqu'un type de terrain montre que votre système de pensée est contredit par la situation du terrain plutôt que de s'aligner sur quelque argument d'autorité que ce soit.

Encore dans les années trente la plupart des universitaires en histoire, en anthropologie et en philosophie étaient persuadés de la supériorité de l'occident européen et même de la race blanche sur le reste du monde. Aurait-ce été "poujadiste" de contredire ce point de vue ?

Un intellectuel professionnel qui ne pose pas la question de sa fonction d'intellectuel professionnel n'est, selon moi, tout simplement pas un intellectuel.

Cela ce n'est pas du poujadisme, bien au contraire, c'est une règle pour tous ceux qui tentent de maintenir en état une libre pensée dans un océan d'obscurantisme.

J'ai vu des trucs incroyables à l'université. Un soi-disant spécialiste de Leibniz ayant publié chez Vrin mais incapable de comprendre un mot de latin alors que Leibniz écrivait aussi en latin. J'ai vu la nécessité de s'intégrer dans une chapelle existante et de devoir lêcher le cul des chefs de file de ces chapelles pendant plus de quinze ans avant d'avoir la possibilité de le contredire sans avoir de problème professionnel. Et encore : ceux qui parviennent à se libérer après quinze ans doivent avoir une solide personnalité. Ceux-là je les admire, mais ceux-là seulement. J'ai vu des doyens de faculté mettre au pas des profs qui avaient osé publier des choses qui ne suivait pas tout à fait la tradition et la ligne idéologique d'une faculté. J'en ai des tonnes comme cela. Et on ne pourra pas me traité d'aigri : je suis sorti avec plus de 80 pour cent. On m'a proposé de postuler au FNRS (votre CNRS). Si j'ai refusé c'est précisément parce que j'en avais marre de prostituer mon discours en fonction de celui qui me payait pour discourir. A ce compte là je préfère prostituer ma main ou mon cul pour pouvoir continuer à penser librement.

La chose la mieux partagée chez les intellectuels professionnels universitaires, c'est la censure, au mieux l'auto-censure, comme on le voit également chez les journalistes. Pour quelle raison l'université serait-elle le seul appareil qui soit indépendant de la vie réelle ? Pour quelle raison l'université serait-elle seule extérieure à la dépendance du salariat quant à ce qu'il produit ? C'est pure mauvaise foi ou pure naïveté de considérer l'université comme un puit de sciences imperméable aux rapports sociaux et à la domination idéologique extérieure. Et, malheureusement, l'immense majorité de la clientèle des conférences officielles est persuadée de cette pureté fallacieuse de l'université.

Préfères-tu qu'on lise Spinoza dans le texte ou que l'on s'accorde sur une interprétation de Spinoza sans même le lire ? J'affirme que les sociologues qui s'inspirent de Spinoza n'ont pas lu Spinoza mais se soumettent à l'argument d'autorité de la tradition matheronienne. Et j'affirme qu'envoyer des spinozistes amateurs à de telles conférences plutôt que de tenter de leur faire lire les textes spinoziens en en leur donnant les moyens culturels de le faire, c'est les conduire à se soumettre à un argument d'autorité et de s'y complaire parce que le ouï-dire est plus facile que la pensée rationnelle.

Amicalement
Miam

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Messagepar Ulis » 19 oct. 2010, 12:34

Cher Henrique,
Je partage l'essentiel de votre discours sauf
j'ai parfois été assez déçu par la platitude des interprétations de Moreau,

Moi aussi, au début de ma fréquentation du séminaire de Moreau, j'étais frappé par, ce que moi, je qualifierais "de froideur" à l'égard de Spinoza. Puis j'ai constaté qu'il s'agissait pour Moreau de serrer au plus près le texte, de rester parfaitement neutre. C'est pour moi le prototype du spinoziste, voulant s'identifier à l'auteur.
Lordon, quant à lui m'intéresse pour les raisons que vous évoquez et qui ont été longtemps pour moi, mon domaine d'activité.

Quant à Miam, j'ignore ses problèmes, n'étant pas universitaire mais ancien cadre de banque.
ulis

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Messagepar C162 » 20 oct. 2010, 01:03

Eh! Louisa! Il faudrait peut-être dire que la journée d'études est reportée. Quand je dis journée d'études c'est pas pour énerver les intellectuels et les libres-branleurs ; je donne l'info, comme ça tu n'auras pas à copier ce qui se trouve ailleurs. Respect aux "lecteurs aguerris de l'Ethique"

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Messagepar Louisa » 20 oct. 2010, 01:31

@ C162

Merci pour l'info.

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Messagepar JLT » 21 oct. 2010, 11:09

Bonjour à Tous.
Vous conviendrait-il de revenir au « point de départ » afin d’aborder ce qui me paraît être un des problèmes initiaux du thème proposé, à savoir :
- Peut-on « exporter » un concept philosophique dans un autre « champ » afin de tenter de faire évoluer la conceptualisation dudit « champ » ?
- Si non : pourquoi ?
- Si oui : à quelles conditions et dans quelles limites ?
Autres questions :
- Pourquoi sur ce forum le « Traité Politique » ne fait-il que très peu l’objet de vos discussions ?
- Peut-être est-il possible de dire que le « mimétisme » de René Girard ne présente que peu d’originalité ? Est-il utile à la philosophie que le « chemin : littérature / Concept » soit, avec certains risques, parcouru.
- L’œuvre de Gabriel Tardé en général dont « Les lois de l’imitation » en particulier présente-telle pour vous un certain intérêt ? Et si oui : y aurait-il matière à « mettre en résonnance » les concepts spinoziens autres que métaphysiques (partir 3 et partie 4) avec cette œuvre ?

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Messagepar Pourquoipas » 21 oct. 2010, 18:50

JLT a écrit :Bonjour à Tous.
Vous conviendrait-il de revenir au « point de départ » afin d’aborder ce qui me paraît être un des problèmes initiaux du thème proposé, à savoir :
- Peut-on « exporter » un concept philosophique dans un autre « champ » afin de tenter de faire évoluer la conceptualisation dudit « champ » ?
- Si non : pourquoi ?
- Si oui : à quelles conditions et dans quelles limites ?
Autres questions :
- Pourquoi sur ce forum le « Traité Politique » ne fait-il que très peu l’objet de vos discussions ?
- Peut-être est-il possible de dire que le « mimétisme » de René Girard ne présente que peu d’originalité ? Est-il utile à la philosophie que le « chemin : littérature / Concept » soit, avec certains risques, parcouru.
- L’œuvre de Gabriel Tardé en général dont « Les lois de l’imitation » en particulier présente-telle pour vous un certain intérêt ? Et si oui : y aurait-il matière à « mettre en résonnance » les concepts spinoziens autres que métaphysiques (partir 3 et partie 4) avec cette œuvre ?


Bonjour JLT,

Ignorant tout de Gabriel Tardié (et je ne pense pas être le seul dans ce cas), auriez-vous l'obligeance de nous faire une présentation (même succincte) de sa pensée et de ses éventuels rapport et/ou différences avec celle de Spinoza ?

Merci et bienvemue à vous.

PS - Je vais quand même en profiter pour jeter un oeil sur Wikipedia, art. 'Tardié".

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Messagepar hokousai » 21 oct. 2010, 19:00

Gabriel Tardié

humm ..... c'est J G de Tarde .(injustement méconnu )

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Miam
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Messagepar Miam » 21 oct. 2010, 19:19

Je pense que c'est de Gabriel Tarde qu'il s'agit.
Mais je ne vois pas ce qu'apporterait ici une estimation de l'originalité de Tarde ou de Girard.
Matheron, à mon souvenir, n'évoque pas même Girard lorsqu'il affirme que dans l'Ethique toutes les relations sociales humaines sont fondées sur le mimétisme. Ce qui est faux, contrairement à ce que l'on trouve chez Tarde et Girard.
Le problème ne consiste donc pas tant ici en l'exportation d'une notion d'un "champs" à un autre - surtout lorsqu'on exporte à partir d'un texte produit à une époque où le "champs" importateur (en l'occurence la sociologie) n'existait pas. Il consiste en la mésinterprétation d'un texte et en l'imitation (précisément) de cette mésinterprétation qui permet d'intégrer fallacieusement une notion spinozienne dans un schème préexistant de la sociologie.


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