Y a-t-il des modes finis chez Spinoza?

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Louisa
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Y a-t-il des modes finis chez Spinoza?

Messagepar Louisa » 13 oct. 2010, 23:18

Ce fil a été créé suite à une proposition d'Henrique intervenue dans le fil "Bien suprême - bien absolu".

Henrique a écrit :Spinoza réserve le nom de substance à ce qui est "absolument infini". Comme un infini quelconque, comme une droite dans la pensée du géomètre, est une totalité au sens où en dehors de cet infini là, il n'y a pas d'au delà, l'expression "absolument infini" revient à dire "absolument absolu", ce qui implique notamment la propriété exclusive de pouvoir exister à partir de sa seule essence, alors que pour les totalités simples, l'existence doit s'expliquer par l'existence d'autre chose. Mais ces totalités ou infinis "relatifs" n'en sont pas moins absolus quant à leur essence. C'est d'ailleurs pour cela que contrairement à ce que répète une tradition d'au moins un siècle de commentateurs, Spinoza n'emploie jamais l'expression de "mode fini" : en son essence chaque chose singulière est expression de l'essence infinie de Dieu.


Il va de soi que ce serait adopter une attitude peu philosophique si l'on supposait que si tous les commentateurs de Spinoza affirment une thèse concernant le spinozisme, c'est qu'elle est vraie, c'est-à-dire que ce soit vraiment quelque chose qui caractérise la pensée spinoziste telle qu'on la trouve dans les textes de Spinoza.

Or, je pense qu'en l'occurrence les commentateurs ont raison lorsqu'ils travaillent tous avec l'idée qu'il y a des modes finis chez Spinoza.

D'abord, Spinoza utilise bel et bien l'expression modus finitus. Je n'ai pas parcouru l'Ethique dans son ensemble, mais moins que 5 minutes de relecture ont déjà permis de repérer au moins un passage qui parle littéralement de modes finis.

E1P28 démonstration:

"Deinde haec rursus causa, sive hic modus (...) debuit etiam determinari ab alia, quae etiam finita est (...)".

Autrement dit:

"Ensuite, cette cause à son tour, autrement dit cette manière (...) a dû aussi être déterminée par une autre, qui elle aussi est finie (...)".

C'est ce qui lui permet de formuler la proposition même ainsi:

"Quodcunque singulare, sive quaevis res, quae finita est (....)".

"Tout singulier, autrement dit toute chose qui est finie (...)".

Cela signifie que dès qu'on admet l'idée d'une chose singulière, il faut admettre l'idée d'un mode fini, non?

Dans ce cas le seul moyen d'argumenter qu'il n'y a pas de modes finis chez Spinoza, ce serait de montrer qu'il n'y a pas de choses singulières chez Spinoza. Or tu sembles accepter l'idée de chose singulière?

Autres arguments pro l'idée qu'il y a bel et bien des modes finis chez Spinoza:

1. E1P11 Autrement:

"si donc ce qui maintenant existe nécessairement, ce ne sont que des étants finis, des étants finis sont plus puissant que l'Etant absolument infini: et cela est absurde: donc ou bien rien n'existe, ou bien existe aussi nécessairement l'Etant absolument infini. Or nous (...), nous existons nécessairement. Donc l'étant absolument infin, c'est-à-dire (...) Dieu existe nécessairement."

A mon sens ceci montre que chez Spinoza c'est l'existence même de Dieu comme Etant infini qui peut être prouvée par l'existence d'étants finis. Car dans cette démonstration, "nous" est clairement identifié à "étants finis", sinon le syllogisme ne serait pas valide, et le raisonnement ne serait pas une démonstration.

Le raisonnement plus "formalisé":

1. Si des étants finis existent nécessairement, alors un Etant infini doit aussi exister nécessairement.
2. Nous existons.
3. Conclusion: l'Etant infini existe nécessairement.

La conclusion deviendrait non valide si "nous" n'étions pas, dans l'optique de Spinoza, des "étants finis".

Enfin, on peut aussi référer à la définition même de ce qui est "fini en son genre" (E1 Définition 2). L'exemple que Spinoza donne d'une chose finie en son genre, c'est celui d'un corps ou d'une pensée. Plus tard, il dira que l'homme est "constitué d'un Esprit et d'un Corps" (E2P13 corollaire). Ce qui signifie que ce qui constitue tel ou tel homme, c'est une chose finie en son genre.

Conclusion: ce qui est infini en son genre (= infini de façon "relative", infini par rapport au genre spécifique), ce sont les attributs. Et seul l'essence divine ou "Dieu" est absolument infini. Après, Spinoza montrera que ce qui suit de la nature absolue des attributs infinis est infini aussi. Donc il y a des modes infinis. Mais après avoir montré cela, Spinoza dit que chaque mode fini est causé par une autre mode fini, et ainsi à l'infini. Donc il y a aussi des modes finis.

Bien sûr, comme tu le dis les modes sont des expressions de l'essence divine. Mais être une expression de quelque chose ne signifie pas être cette chose. Les deux termes d'un rapport d'expression ne s'identifient pas. L'expression n'est pas l'exprimé, elle ne fait que l'exprimer, justement.

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Miam
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Messagepar Miam » 15 oct. 2010, 00:52

Si vous le permettez, je nuancerai vos deux positions.
Henrique a raison : on ne trouve pas le syntagme "mode fini" dans l'Ethique.
En I 28d, le "finita" détermine le nom "causa" pas "modus" qui est au masculin. On objectera avec pertinence qu'on lit "causa sive modus". Mais là encore, cela ne suffit pas pour identifier "causa" et "modus" car, si l'on lit tous les "sive" de l'Ethique, cette conjonction n'est pas nécessairement commutative (réciproque) : "haec causa sive hic modus" veut dire que cette cause est nécessairement ce mode mais que ce mode n'est pas nécessairement cette cause. En effet : ce mode n'est qu'une cause transitive : une existence déterminée qui est cause d'une autre existence déterminée. Mais ce mode n'est pas une cause immanente. Celle-ci, c'est l'essence infinie de l'attribut ou (cela revient au même) de Dieu. C'est pourquoi on lit un peu plus haut : "Elle a donc dû suivre de Dieu ou de l'un de ses attributs en tant qu'il est affecté d'une modification qui est finie et a une existence déterminée".

Idem pour les "choses singulières" en vertu de la non réciprocité du "sive" car quoi : un mode infini comme le "facies toti universi" n'est-il pas aussi une chose singulière ?
Quant aux "étants finis" ils sont posés comme hypothèses mais exclus par la démonstration.

Je vous l'accorde, la nuance est subtile, mais elle n'en est pas moins significative et témoigne de la précision des termes employés par Spinoza. Ceci dit, cela n'interdit pas de parler de modes finis. Toutefois, pour être absolument rigoureux, il conviendrait alors de mettre des guillemets à mode "fini". Car, quand même, l'essence et l'existence de tout mode n'est pas autre que l'essence ou l'existence de l'attribut ou de Dieu : elle en est, comme son nom l'indique, seulement une modalité.

Mais bon : interdire l'usage du syntagme "mode fini", c'est un peu ergotter et cela n'a pas trop d'importance pourvu qu'on convienne qu'il n'y a pas d'essence ou d'existence finie, mais seulement des modes déterminés d'une essence et d'une existence toutes deux infinies.

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Messagepar Louisa » 15 oct. 2010, 03:11

Bonjour Miam,

pour l'instant je pense que les choses sont plus compliquées que ce que vous en dites, mais je ne demande pas mieux que de pouvoir être convaincue de l'inverse.

Miam a écrit :Si vous le permettez, je nuancerai vos deux positions.
Henrique a raison : on ne trouve pas le syntagme "mode fini" dans l'Ethique.


cette fois-ci j'ai pris le temps de faire une recherche sur l'ensemble de l'Ethique: en effet, je n'ai pas trouvé l'expression "mode fini". Ce qui est important à souligner, effectivement.

Miam a écrit :En I 28d, le "finita" détermine le nom "causa" pas "modus" qui est au masculin.


certes

Miam a écrit :On objectera avec pertinence qu'on lit "causa sive modus". Mais là encore, cela ne suffit pas pour identifier "causa" et "modus" car, si l'on lit tous les "sive" de l'Ethique, cette conjonction n'est pas nécessairement commutative (réciproque) : "haec causa sive hic modus" veut dire que cette cause est nécessairement ce mode mais que ce mode n'est pas nécessairement cette cause. En effet : ce mode n'est qu'une cause transitive : une existence déterminée qui est cause d'une autre existence déterminée. Mais ce mode n'est pas une cause immanente. Celle-ci, c'est l'essence infinie de l'attribut ou (cela revient au même) de Dieu. C'est pourquoi on lit un peu plus haut : "Elle a donc dû suivre de Dieu ou de l'un de ses attributs en tant qu'il est affecté d'une modification qui est finie et a une existence déterminée".


je ne suis pas certaine de bien suivre le raisonnement.

Que le sive ne réfère pas toujours à un rapport symétrique, je n'ai pas de difficultés à l'admettre, du moins en théorie (en tant que hypothèse).

Serait-ce le cas pour le causa sive modus ici?

Voici ce qui me fait penser que non.

Juste au-dessus Spinoza écrit:

Spinoza a écrit :Or ce qui est fini, et a une existence déterminée, n'a pu être produit par la nature absolue d'un attribut de Dieu; car tout ce qui suit de la nature absolue d'un attribut de Dieu est infini et éternel. Il a donc fallu que cela suive de Dieu, ou d'un attribut de Dieu, en tant qu'on le considère affecté d'une certaine manière (quatenus aliquo modo affectum); (...).


L'idée ici est que:

- tout ce qui suit de la nature absolue d'un attribut est infini
- donc ce qui est fini ne peut pas être produit par la nature absolue d'un attribut
- il a donc fallu que cela suive de Dieu ou d'un attribut en tant qu'il est affecté d'un certain mode.

Comment comprendre ce raisonnement si ici on n'identifie pas "mode" et "ce qui est fini" .... ?

On pourrait essayer la distinction que vous introduisez: ce qui est cause de l'existence d'une chose finie (qui ne serait pas un mode ... ? Mais quoi alors?), c'est quelque chose (pas un mode?) de fini, mais ce qui est cause de l'essence d'une chose finie c'est la cause immanente qu'est l'essence infinie.

Si je l'ai bien compris, c'est déjà ce que suggère Henrique.

Or comment appeler ces choses finies si ce ne sont pas des modes finis .. ? Et pourquoi supposer que les choses finies ne serait pas des modes finies? Y a-t-il des choses qui ne sont pas des modes .. ?

Enfin, pour l'instant je ne vois pas comment l'on pourrait concevoir que la cause immanente de l'essence d'une chose singulière ou finie, c'est l'essence infinie de Dieu. A mon sens la démo du corollaire de l'E2P9 par exemple permet d'écarter cette possibilité:

"Tout ce qui arrive dans l'objet d'une quelconque idée, il y en a l'idée en Dieu non en tant qu'il est infini, mais en tant qu'on le considère affecté par une autre idée de chose singulière (...)."

Dieu n'a pas d'idée de ce qui arrive (dans le temps, j'imagine) dans l'objet d'une idée en tant qu'il a une essence infinie. Il n'en a une idée qu'en tant qu'il est un mode ... fini, on dirait.

Vous objecterez peut-être que cet exemple illustre davantage la cause transitive que la cause immanente. Je n'en suis pas tout à fait certaine. A mon sens, les causes immanentes des modes finis sont d'autres modes finis, et non pas l'essence infinie de l'attribut exprimé par tel ou tel mode. Si cela est vrai, la divergence entre votre interprétation et la mienne se situerait là. Tel que je le comprends pour l'instant, il faut vraiment penser la Nature divine sur deux plans différents: le plan des attributs ou essences infinies (qui causent des modes infinis), et le plan des modes finis. Mais cela est à vérifier.

Autre argument qui va dans le même sens: E2P11 corollaire:

"(...) quand nous disons que l'Esprit humain perçoit telle ou telle chose, nous ne disons rien d'autre sinon que Dieu, non en tant qu'il est infini, mais en tant qu'il s'explique par la nature de l'Esprit humain, autrement dit en tant qu'il constitue l'essence de l'Esprit humain, a telle ou telle idée (...)".

Dieu, en tant qu'il constitue l'essence de l'Esprit humain, n'est pas infini. Il est donc fini. C'est ce qui me fait penser que la cause immanente de l'essence des choses singulières, c'est une autre chose singulière et finie, et non pas l'essence divine infinie. A vérifier.

Miam a écrit :Idem pour les "choses singulières" en vertu de la non réciprocité du "sive" car quoi : un mode infini comme le "facies toti universi" n'est-il pas aussi une chose singulière ?


Excellente question en effet.

Je dirais (à vérifier): la définition que Spinoza donne d'une chose singulière dans l'E1P28 comprend deux aspects:

- être fini
- avoir une existence déterminée.

Si cela est correcte, alors toute chose singulière est nécessairement finie et n'a pas d'existence éternelle.

Or le facies totius universi est infini et éternel. Donc ce ne serait pas une chose singulière, en effet.

Cela est confirmé par la définition même de la chose singulière: E2D7:

"Par choses singulières, j'entends les choses qui sont finies, et ont une existence déterminée."

Le facies totius universi n'est pas fini et n'a pas une existence déterminée. Il n'est donc pas une chose singulière. Ce qui implique: seuls les modes finis et qui ont une existence déterminée (= ayant un commencement et une fin dans le temps) sont des choses singulières. Ce qui confirment encore une fois l'idée qu'il y a bel et bien des modes finis chez Spinoza, et que le sive de l'E1P28 était bel et bien réciproque.

Miam a écrit :Quant aux "étants finis" ils sont posés comme hypothèses mais exclus par la démonstration.


en quel sens?

Miam a écrit :Je vous l'accorde, la nuance est subtile, mais elle n'en est pas moins significative et témoigne de la précision des termes employés par Spinoza. Ceci dit, cela n'interdit pas de parler de modes finis. Toutefois, pour être absolument rigoureux, il conviendrait alors de mettre des guillemets à mode "fini". Car, quand même, l'essence et l'existence de tout mode n'est pas autre que l'essence ou l'existence de l'attribut ou de Dieu : elle en est, comme son nom l'indique, seulement une modalité.


Je dirais que justement, l'essence de ce qui est un mode ou modalité est tout à fait différente de l'essence d'un attribut. Ce qui les distingue, c'est le fait que "A l'essence de l'homme n'appartient pas l'être de la substance, autrement dit, la substance ne constitue pas la forme de l'homme" (E2P10). Sinon l'homme existerait nécessairement, ce qui est absurde. Dieu est la cause de l'essence et de l'existence de toute chose singulière/finie, mais la nature de Dieu n'appartient pas à leur essence. C'est cela la différence entre une essence finie et une essence infinie. Ce qui constitue l'essence d'un mode n'est pas uniquement ce sans quoi ce mode ne peut se concevoir, comme vous le proposez ici (et comme le pensait en fait toute la tradition philosophique, à l'exception d'Ockham), mais aussi ce qui sans la chose ne peut se concevoir. Or l'essence divine est antérieure aux modes. Donc elle peut parfaitement se concevoir sans les modes. Donc elle ne peut pas constituer ou faire partie de l'essence des modes, puisque si c'était le cas, alors on ne pourrait pas la concevoir sans concevoir en même temps l'essence du mode qu'elle constitue. Ceci me semble être assez fondamental, car c'est ce qui fait que toute essence modale chez Spinoza est singulière, il n'y a pas d'essence "de genre". L'essence ici n'est plus un universel. Elle ne peut être un universel que si l'on adopte la première condition (appartient à l'essence ce sans quoi la chose ne peut être ni se concevoir), condition traditionelle, alors que Spinoza y ajoute une deuxième (appartient à l'essence ce qui sans la chose ne peut se concevoir), bouleversant ainsi des siècles entiers en matière de pensée de l'essence.

Miam a écrit :Mais bon : interdire l'usage du syntagme "mode fini", c'est un peu ergotter et cela n'a pas trop d'importance pourvu qu'on convienne qu'il n'y a pas d'essence ou d'existence finie, mais seulement des modes déterminés d'une essence et d'une existence toutes deux infinies.


Si je l'ai bien compris, c'est en effet ce dont convient Henrique, et c'est précisément ce que je conteste. A mons sens toute essence singulière est finie chez Spinoza. C'est ce que confirme encore sa définition même du fini:

"Est dite finie en son genre, la chose qui peut être bornée par une autre de même nature. Par ex., un corps est dit fini, parce que nous concevons toujours un autre plus grand. De même, une pensée est bornée par une autre pensée."

J'en conclus: tout corps est fini, toute pensée (même la pensée dont l'objet est quelque chose d'infini) est finie. "Par corps j'entends une manière qui exprime, de manière précise et déterminée, l'essence de Dieu en tant qu'on le considère comme chose étendue". Les modes n'expriment que l'attribut de manière précise et déterminée. C'est pourquoi ils pourront toujours être bornés par un autre mode appartenant au même genre. La seule exception ce sont les modes dits infinis (le mouvement et le repos etc.).

Enfin, encore une fois, tout ceci est à vérifier.

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Messagepar Louisa » 15 oct. 2010, 03:35

Ou pour le dire autrement:

supposer qu'il n'y a pas de modes finis chez Spinoza, n'est-ce pas supposer qu'il n'y a pas de choses singulières, puisque:

- les choses singulières sont des modes (car il n'y a que les attributs et les modes, tandis que les attributs sont infinis, donc ne peuvent être des choses singulières, en vertu même de la définition des choses singulières:)

- par choses singulières Spinoza entend "les choses qui sont finies"?

Autre objection à la thèse que l'essence du mode n'est rien d'autre que l'essence divine elle-même (Miam: "l'essence et l'existence de tout mode n'est pas autre que l'essence ou l'existence de l'attribut ou de Dieu ): E1P17 démo:

"Or l'intellect de Dieu est cause de notre intellect, tant de son essence que de son existence: donc l'intellect de Dieu, en tant qu'on le conçoit constituer l'essence divine, diffère de notre intellect sous le rapport tant de l'essence que de l'existence, et ne peut avoir avec lui d'autre convenance que de nom (...)."

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Messagepar Henrique » 15 oct. 2010, 11:27

Merci Louisa d'avoir créé un nouveau fil sur cette question des modes finis ou non qui nous éloigne effectivement de la question du bien absolu ou non chez Spinoza et que j'avais évoquée en passant sur cet autre fil.

Miam explique très bien la chose. Spinoza n'emploie jamais l'expression "mode fini" parce qu'elle n'aurait pas de sens. La notion de mode signifie la relation de dépendance intrinsèque de la chose finie à un attribut infini de la substance. Dire donc qu'il n'y a qu'une seule substance et ses modes revient effectivement à dire que les choses finies n'ont pas d'existence ni d'ailleurs d'essence propres. E1P28 dem, distingue entre modification infinie ou finie de la substance. Mais le mode qui découle d'une modification finie n'est pas pour autant caractérisable comme fini en son essence.

On doit à Françoise Barbaras d'avoir expliqué cela de façon convaincante dans son livre Spinoza, La science mathématique du salut.

Miam a aussi raison de dire qu'il serait excessif d'interdire pour autant l'usage du mot si on prend garde que ce n'est pas le mode en lui-même qui est alors fini comme s'il pouvait être découpé de la substance.

Désolé de ne pas avoir le temps en ce moment d'entrer plus avant dans cette discussion.

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Messagepar Louisa » 15 oct. 2010, 14:57

Bonjour Henrique,

merci d'avoir rappelé Françoise Barbaras à ce sujet, car son excellent livre va peut-être nous aider à au moins mieux définir nos positions.

Disons d'emblée que je ne vois pas comment lire Barbaras d'une telle façon que ta conclusion s'ensuive de façon "logique".

Et je pense que l'essence du problème ici est la même que celle que nous abordons dans le fil sur le bien suprême: tu sembles sauter la notion de "relatif", au sens philosophique du terme (sens du dictionnaire Le Petit Robert, sens du vocabulaire philosophique de Lalande, sens déjà déterminé par Aristote dans les Catégories).

Un relatif est, comme le rappelle Barbaras (pg. 156) un "comparatif": c'est une terme qui désigne une comparaison entre deux choses.

C'est ainsi qu'elle interprète la définition du fini chez Spinoza. Dire d'une chose qu'elle est finie dans son genre, c'est dire qu'elle peut être bornée par une autre de même nature, que nous pouvons toujours en concevoir une plus grande (E1 Déf. 2).

Mais, comme déjà remarqué, les exemples mêmes que Spinoza donne immédiatement, ce sont ... des exemples de modes (un corps, une pensée), tu vois? Il est question de modes finis dès la première page de l'Ethique.

Seulement, comme l'explique bien Barbaras, dire d'un mode qu'il est fini (ou infini, j'y ajouterais, puisque l'infini n'est que la négation du fini) c'est le caractériser par un "relatif", c'est-à-dire un terme qui le compare à autre chose, à un autre mode fini, en l'occurrence. Cela signifie que chez Spinoza le "fini" n'est pas un absolu, qu'on ne peut pas l'utiliser comme si il dit quelque chose du mode considéré en soi, sans rapport avec autre chose. Et le considérer ainsi est d'ailleurs parfaitement possible, comme le montre l'E2P11. C'est juste que lorsqu'on fait cela, on ne rencontrera pas la "finitude". Mais, bien sûr, cela ne signifie pas qu'on peut en conclure, comme Miam le fait, qu'alors l'essence du mode doit être l'essence infinie de Dieu. Si le fini est un relatif, on ne rencontrera ni le fini, ni l'infini, lorsqu'en considère tel ou tel mode en soi-même (dans l'espoir que la distinction est claire ... ?).

C'est pourquoi il me semble qu'il est assez facile de montrer comment Barbaras peut dire mot-à-mot quasiment l'inverse de ce que tu dis:

Henrique a écrit :Spinoza n'emploie jamais l'expression "mode fini" parce qu'elle n'aurait pas de sens.


Ce que Barbaras fait c'est précisément bien expliquer le sens du terme "mode fini". Elle reprend le même passage que celui déjà cité par moi-même pour d'abord rappeler que l'expression existe bel et bien chez Spinoza:

Barbaras a écrit :J'en viens au texte qui peut entretenir la confusion entre la notion de mode et celle de chose finie, au lieu de voir que Spinoza conjugue la compréhension d'une chose singulière comme étant un mode et son investigation à titre de chose finie. (...). Il s'agit de la proposition 28 et de sa démonstration. C'est dans la démonstration qu'on trouve la seule occurrence où Spinoza utilise le terme "fini" pour caractériser un mode. (pg. 159)


Contrairement à ce que propose Miam (à savoir ne pas identifier ici mode et cause), Barbaras lit donc ce passage comme je l'ai proposé moi-même: si Spinoza écrit causa sive hic modus (...) finita est, c'est qu'au moins ici le mot "fini" porte aussi bien sur la cause que sur le mode (la cause en l'occurrence étant un mode).

Ce à quoi s'oppose Barbaras, c'est l'idée de se fonder sur cette proposition pour "admettre que si des modes peuvent être considérés comme des choses finies, cela veut dire qu'il y a des modes qui sont, en leur être, des modes finis, et que chose singulière, chose finie, ou encore chose déterminée s'équivalent" (pg. 160).

En effet, la suite du chapitre intitulé Le mode considéré en tant que chose finie montre que si le terme "fini" est un relatif, et par conséquent ne peut pas désigner l'essence même du mode dit fini (non pas le mode "en son être", mais seulement en ses rapports avec d'autres modes), le terme "singulier" désigne les déterminations propres à telle ou telle essence singulière (en rapport avec leur cause; donc si je l'ai bien compris "singulier" serait un terme relatif aussi pour Barbaras - à vérifier)).

Dire qu'une chose X est finie c'est donc dire autre chose de X que de dire que X est singulier.

L'essentiel du propos de Barbaras à ce sujet me semble être qu'il est important de bien distinguer les deux expression (chose singulière - chose finie, ou mode fini). Il y a ce qu'elle appelle une dualité de considérations. Mais justement, c'est à cause même de cette dualité qu'on ne peut pas dire que si "fini" ne désigne pas des essences, alors c'est qu'il n'y a pas des choses ou modes finis, ou que les choses finies n'ont pas d'essence propre. Pour pouvoir conclure cela, tu fais porter le mot "fini" sur l'essence même du mode, alors que justement, le terme "fini" est un relatif; cela signifie que dire d'une chose qu'elle est finie c'est ne rien dire de son essence, surtout pas que cette essence serait infinie ou que les choses finies n'ont pas d'essence singulière, propre, tu vois?.

Henrique a écrit :La notion de mode signifie la relation de dépendance intrinsèque de la chose finie à un attribut infini de la substance. Dire donc qu'il n'y a qu'une seule substance et ses modes revient effectivement à dire que les choses finies n'ont pas d'existence ni d'ailleurs d'essence propres. E1P28 dem, distingue entre modification infinie ou finie de la substance. Mais le mode qui découle d'une modification finie n'est pas pour autant caractérisable comme fini en son essence.


C'est ici que tu formules clairement l'erreur: le mode qui découle d'une modification finie n'est en effet pas caractérisable comme fini en son essence, non pas parce que ce mode ne serait pas fini en son essence, comme tu en conclus, mais parce que le fini est un "relatif", un "comparatif", c'est-à-dire un terme qui ne dit rien de l'essence même d'une chose.

Il s'agit donc du même type d'erreur que dans ce que tu dis par rapport au bien suprême chez Spinoza:

- ici tu fais de "fini" un terme "absolu", c'est-à-dire qui porterait sur l'essence d'une chose, pour ensuite conclure que l'essence des choses finies doit être infinie, puisque tu acceptes l'idée de Spinoza qu'on ne peut pas dire de l'essence d'une chose singulière qu'elle est finie. En faisant cela tu omets le fait que l'opposé d'être absolu, c'est être relatif, c'est-à-dire désigner un rapport entre essence (ici entre l'essence du mode fini cause d'un autre mode fini), au lieu de caractériser une essence singulière considérée en soi seule. Si ce qu'on dit d'une chose n'est pas un absolu, cela ne signifie pas qu'elle n'a pas d'existence propre, cela signifie uniquement que ce qu'on en dit ne caractérise pas son essence mais un rapport. Ou encore, dire que "fini" est un terme relatif signifie qu'on ne peut pas l'appliquer à des essences considérées en soi seules, et non pas que ces essences du coup ne seraient pas finies, donc infinies, comme toi et Miam le supposent. Il s'agit d'une simple erreur "logique".

- idem en ce qui concerne le bien spinoziste. Dire que c'est un relatif et non pas un absolu, ce n'est pas dire que les choses bonnes n'existeraient pas ou n'auraient pas d'essence propre. C'est dire que la bonté ne caractérise pas l'essence (bien réelle et singulière) des choses ou modes appelé "bons", mais un rapport entre cette essence et une autre essence.

Dans le cas de la bonté tu veux maintenir l'idée de choses bonnes en soi, à mon avis parce que tu ne tiens pas compte de l'existence et de la possibilité de termes relatifs. Donc du coup, au lieu d'accepter que le bon est un relatif et s'applique bel et bien avec certitude à certaines choses, tu en fais un absolu, puisque si tu oublies qu'il y a des termes relatifs, ne pas en faire un absolu serait faire de ce qui est bon quelque chose d'inexistant, comme tu fais avec les modes finis. Il s'agit d'exactement le même type d'erreur. Dire d'une chose quelque chose de "relatif", ce n'est pas en dire quelque chose de douteux, ou dire que cela n'existe pas, c'est simplement parler de la chose singulière dans son rapport avec autre chose. Cela a été comme ça dans toute l'histoire de la philosophie, puisque les notions d'absolu et relatif sont avant tout des termes techniques. Bien les comprendre permet de penser des idées qu'on n'aurait pas eu si on ne disposait pas de ces termes.

CONCLUSION

Si tu ne veux admettre que des termes absolus (= qui désignent l'essence même des choses), je comprends que tu veux abolir le niveau des essences singulières distinctes de l'essence infinie divine (puisque dans ce cas le fini devient un absolu, et dire que l'essence d'un mode considéré en soi seul ne peut pas être dit fini signifie alors que le problème concernerait néanmoins cette essence, qui du coup devient l'inverse, infinie). Mais il y a un tas de termes relatifs dans le spinozisme (= termes qui ne portent pas sur une essence, mais sur le rapport d'une essence à un autre essence). Dans la préface de l'E4, Spinoza dit clairement que bonus est un terme relatif. Et dans le livre que tu cites, Barbaras montre clairement que finitus est chez Spinoza un relatif aussi. Dans les deux cas, il s'agit de termes désignant des choses bien réelles, ayant une existence et essence singulière propre, mais ce à quoi ils réfèrent n'est pas cette essence considérée en soi seule, c'est cette essence considérée dans son rapport avec une autre essence singulière, c'est-à-dire une autre chose finie, un autre mode fini.

C'est pourquoi on ne peut pas utiliser le fait que le "fini" du mode fini porte sur son rapport aved d'autres modes finis pour suggérer qu'il n'y a pas de modes finis, ou pour dire que les modes finis ou choses finies ou choses singulières n'auraient pas d'essence et existence singulière propre et autre que l'essence divine.

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Louisa
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Messagepar Louisa » 15 oct. 2010, 16:03

Reformulation plus courte, pour ceux qui sont pressés .. :)

La raison principale de l'impossibilité d'une identification des essences des choses finies, singulières, ou des modes finis, à l'essence infinie divine - ou la raison principale de la nécessité d'admettre des essences des modes finis distinctes de l'essence divine infinie, c'est à mon avis que ces essences se définissent autrement: l'essence divine est cause de soi, l'essence d'un mode a besoin d'autre chose pour être une essence.

L'essence divine produit et s'autoproduit, l'essence d'un mode est d'être produite.

Cela donne lieu à des "êtres" différents. L'être de la substance appartient à l'essence divine, il n'appartient pas à l'essence de l'homme (E2P10). Ce qui "est en Dieu" est essentiellement différent de l'essence divine elle-même, qui n'est pas en autre chose mais n'est qu'en elle-même. Ou comme le dit Spinoza:

E2P10 scolie:

"(...) c'est parce que les choses singulières ne peuvent sans Dieu ni être ni se concevoir, et pourtant Dieu n'appartient pas à leur essence (...)."

C'est cela qui a mon avis fait qu'il est impossible d'affirmer ce que disent Miam et Henrique, à savoir que l'essence des modes finis ce n'est rien d'autre que l'essence infinie de Dieu.

L'essence d'un mode n'est ni fini, ni infini. Mais cela ne rend une infinité de modes pas moins finis pour autant. Ils sont finis précisément parce qu'il y en a une infinité en leur genre (contrairement aux attributs, qui sont seuls en leur genre). Or pour pouvoir constater cela il faut considérer un mode en le comparant à d'autres, et non pas le considérer dans son essence, ou absolument. Le terme "fini", comme le dit Barbaras, est un "relatif".

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Messagepar Miam » 15 oct. 2010, 22:46

Louisa, je pense que "Dieu en tant que...", qui est le mode - c'est Dieu quand-même non ? C'est ce que signifie le terme même de "mode" ou de "manière" (ce qui est la même chose) ou de "modification". Modification de quoi ? De l'essence et de l'existence infinie de l'attribut et de Dieu.

Ca m'a l'air évident....

Bien à vous.
Miam

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Messagepar Miam » 15 oct. 2010, 23:24

Par ailleurs que Dieu n'apartienne pas à l'essence du mode ne contredit en rien que l'essence du mode n'est pas réellement différent (mais seulement modalement) de l'essence de Dieu.
Ce qui appartient à l'essence du mode "fini", ce sont les modes des manières d'exister de l'essence de Dieu : c'est à dire l'existence elle-même mais comme durée et non plus comme éternité. Non plus une existence infinie. Soit. Mais une existence "indéfinie", écrit Spinoza. Ce qui n'est pas une existence finie. Vous en conviendrez.

Ce qui appartient à l'essence d'une chose, ce sont toujours ses manières d'exister : ce qui appartient à l'essence d'un mode "fini", c'est la synthèse nécessaire d'autres modes existants qui permet son apparition dans l'existence. Alors fatalement Dieu ne peut appartenir à l'essence d'un mode.

Sur le fait qu'une chose singulière est toujours finie, je vous l'accorde volontier, d'autant que je me suis fourvoyé plus haut sur le sens de l'implication de ce dernier "sive".

A+

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Messagepar Miam » 16 oct. 2010, 01:32

Enfin :

Louisa a écrit que Spinoza a écrit "(...) quand nous disons que l'Esprit humain perçoit telle ou telle chose, nous ne disons rien d'autre sinon que Dieu, non en tant qu'il est infini, mais en tant qu'il s'explique par la nature de l'Esprit humain, autrement dit en tant qu'il constitue l'essence de l'Esprit humain, a telle ou telle idée (...)".

Et elle ajoute :

"Dieu, en tant qu'il constitue l'essence de l'Esprit humain, n'est pas infini. Il est donc fini. C'est ce qui me fait penser que la cause immanente de l'essence des choses singulières, c'est une autre chose singulière et finie, et non pas l'essence divine infinie. A vérifier."

D'accord, quand Spinoza écrit ici "Dieu, non en tant qu'il est infini" il distingue les modes "finis" des modes infinis. Il n'empêche que si Spinoza n'écrit jamais "mode fini", ce doit être pour une bonne raison.
Soit vous comparez le mode "fini" à l'infinité indivisible de l'essence-attribut dont il est le mode. Le mode est alors, comme son nom l'indique, une manière d'être de cette essence infinie.
Soit, comme dans cette citation, vous comparez le "mode fini" à l'infinité du mode infini, qui est au contraire divisible, et alors ce mode est une partie de cet infini et non plus une de ses manières d'être. Ce qui est très différent. Le comprenez-vous ?

Si cela peut vous éclairer. Cette inhérence de l'infini dans le "mode fini" que l'on rencontre dans les notions de "durée" et d'"effort", je l'explique physiquement par la constitution infinitaire de tout mode "fini", c'est à dire de tout "individu", que décrit le Scolie du Lemme 7 de la deuxième partie de l'Ethique.

Cordialement
Miam


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