Hokousai a écrit :Je ne vois pas que le texte que vous citez contredit ce que j' écris .
Mon idée la dessus est simple : qu 'il y ait dans l' idée de cercle une infinité de cercles ne suit pas l'existence en tant que modes d'une infinité de cercles .
Ce serait alors imaginer réelle l' infinie pluralité des mondes possibles .
Cher Hokousai,
non je ne pense pas. Le type de raisonnement que vous faites ici me semble être propre à la méthode de lecture que vous pratiquez, et qui consiste à mesurer la vérité ou absurdité d'une thèse à ce que vous pensez être vrai vous, alors que, comme on le sait, je ne vois pas l'intérêt d'une telle méthode. Elle vous oblige d'attribuer sans cesse d'autres sens aux mots que celui que Spinoza leur donne explicitement. Or le sens des mots n'est pas neutre, il implique des thèses philosophiques. C'est ainsi qu'à mon sens vous injectez inévitablement des thèses non spinozistes dans votre interprétation du texte.
Si l'on ne s'en tient qu'aux définitions que Spinoza donne de l'existence d'une chose singulière, il faut dire qu'il ne parle
pas d'une existence seulement "possible". Le possible n'est mentionné dans aucune des trois propositions où Spinoza précise que (comme pas mal de philosophes médiévaux, d'ailleurs) il va travailler avec deux sens différents du mot "existence". Au contraire même, l'existence hors de la durée, existence dite "en Dieu" est une existence qui suit de la nécessité même de la nature de Dieu. Les modes ou choses singulières qui n'existent pas dans le temps, chez Spinoza, ne sont pas "en puissance", ce ne sont pas des "possibles", ils ont une existence nécessaire, éternelle, et "actuelle", comme le précise l'E5P29 scolie. C'est même seulement lorsqu'on les considère dans leur singularité "en Dieu" qu'on les conçoit comme étant réels et vrais, y dit Spinoza.
On quitte donc l'aristotélisme. Alors que vous dites que vous ne pouvez pas accepter l'idée de deux types d'existence chez Spinoza
parce que ce serait insérer l'idée d'une infinité de mondes possibles. Votre objection serait vraie si à ce sujet Spinoza était aristotélicien. Or il le dit explicitement, il ne l'est pas, l'existence en Dieu est nécesssaire et actuelle, alors que le possible chez Spinoza n'est que le résultat de l'ignorance humaine, il n'a aucune consistance ontologique en soi.
Hokousai a écrit :
Les modes ne sont pas des abstractions pour Spinoza ( ni pour moi d'ailleurs )
La durée ce n'est pas une abstraction . Spinoza dit simplement qu'il y a une façon abstraite de la penser ( c 'est de la diviser )
Euh ... non, il dit littéralement "la durée, c'est-à-dire l'existence conçue abstraitement". Sur quel passage vous baseriez-vous pour travailler avec une durée qui ne serait pas abstraite?
Sinon en effet, les modes ne sont certainement pas des abstractions (contrairement à ce que semblent proposer Miam et Henrique). Ce sont des choses singulières, comme il le dit dans l'E2P8, choses qui ont une existence réelle en Dieu.
Hokousai a écrit :Si vous voulez penser que toute occasion ( événement ayant une durée finie ) existe telle quel de toute éternité , c'est comme vous voulez . Mais je vous dirais que relativement à ma mort ce savoir m' est indifférent .
Il m'est indifférent de savoir que je suis mort de toute éternité .
Car voyez -vous si un jour je suis vivant , de toute éternité , un jour je suis mort et ce dans la même éternité .Tout y est égal .
Spinoza définit l'éternité par la nécessité. Or dès qu'on considère les choses du point de vue du temps, on est dans l'imaginaire. Lorsqu'on les considère du point de vue de la durée, on est dans l'abstraction. Dire qu'on sera mort à tel moment
et de toute éternité n'a donc aucun sens. Du point de vue de l'éternité, toute chose existe éternellement (en Dieu). Du point de vue du temps ou de la durée, son existence a un commencement et une fin. Dire que du point de vue de l'éternité les choses singulières ont un commencement et une fin dans le temps n'a aucun sens, puisque ce sont deux points de vue différents.
La liberté spinoziste consiste précisément à quitter - de temps en temps ...
- le point de vue de la durée, pour essayer d'adopter le point de vue de l'éternité, ou de la nécessité. Votre essence singulière, telle que vous êtes ici et maintenant, a une existence éternelle en Dieu. Elle est "divine", puisque tous les modes sont divins, autant que l'essence qu'ils affectent (mais d'une autre façon: l'essence divine est éternelle par soi et en soi, l'essence singulière de tel ou tel mode est éternelle parce qu'il est nécessairement en Dieu). Votre puissance de penser et d'agir exprime d'une manière déterminée l'essence divine elle-même, et cela de toute éternité. C'est prendre conscience de cela qui donne accès à la béatitude. Et une fois qu'on a compris l'éternité/nécessité de sa propre existence en Dieu, donc de sa propre essence, on peut essayer de comprendre celle d'autres choses aussi, ce qui augmente encore notre amour pour elles, et notre béatitude.
Même la personne la plus insipide que vous pouvez rencontrer par hasard, en attendant le tram (ou le bus, pour prendre l'exemple de Bernard Pautrat), est en fait,
realiter, divine. Expression déterminée d'une puissance infinie et éternelle. Rencontrer cette personne, c'est rencontrer "Dieu en personne". Et tout ce qu'elle fera, elle ne le fera que mue par une seule cause: essayer de mieux vivre, d'augmenter son degré de puissance, de penser et d'agir davantage, d'exister davantage, d'être plus heureux. Alors que du point de vue de la durée, elle ne peut qu'être une partie de la nature, et est donc nécessairement contrariée dans ses efforts de vivre mieux, a nécessairement des idées confuses, qui causeront d'autres idées confuses qui lui feront pâtir etc.
Personnellement, je suis assez persuadée qu'effectivement, lorsqu'on sait considérer tout et n'importe qui ainsi, on est envahi d'une espèce d'amour qui ne dépend pas de l'amour que les gens savent ressentir pour vous, c'est un amour de la divinité en eux (c'est-à-dire dans toute leur singularité). Et cet amour rend plus fort, et plus heureux, parce qu'il permet par exemple (avec un peu d'entraînement ...
) de rester calme lorsque quelqu'un devient agressif, puisqu'on sait immédiatement qu'une personne agressive est elle-même la première victime de l'une ou l'autre idée inadéquate, qu'elle n'est pas du tout en train de nous montrer qui elle est "vraiment".
Mais tout cela n'est concevable que si l'on admet une existence éternelle des modes ou choses singulières en Dieu, sur un "plan" qui n'a rien à voir avec le point de vue de la durée. Autrement dit: si l'on admet les deux niveaux d'existence introduits par Spinoza.
Enfin, du moins est-ce ce que je pense pour l'instant .. .
Cordialement.