Comprendre le crime

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Comprendre le crime

Messagepar recherche » 01 juin 2012, 10:18

Bonjour,

Comment, en spinoziste, comprenez-vous le crime ?

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Shub-Niggurath
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Messagepar Shub-Niggurath » 06 juin 2012, 16:17

Si par crime vous entendez le meurtre, alors il faut dire qu'il ne peut être commis que par ignorance. Ignorance de l'unité fondamentale de l'Être, c'est-à-dire du fait que tous les corps et tous les esprits ne sont que des aspects divers d'un seul et même Être infini. Ceux qui savent qu'il n'y a dans la Nature qu'un seul Être dont tous les êtres vivants singuliers sont des parties s'abstiennent nécessairement de commettre de crimes. La seule voie pour ceux qui connaissent la Nature est au contraire d'aimer l'autre comme soi-même, ce qui est la même chose qu'enseignait le Christ, en tant qu'individu singulier. Sur ce point Spinoza et le Christ disent exactement la même chose, quoiqu'avec des mots différents. Les criminels sont donc des ignorants, qui ne savent pas de plus gouverner leurs sentiments, et réprimer la haine par l'amour. L'amour d'autrui est bien ce qu'enseigne Spinoza à la suite du Christ, mais à différence de ce dernier, il n'a pas besoin d'invoquer des peines et des châtiments imaginaires survenant après la mort, mais seulement le sentiment de culpabilité, c'est-à-dire la haine de soi qui découle nécessairement des actes mauvais, comme le meurtre. La philosophie de Spinoza est plus simple à comprendre que les religions, qui imaginent des punitions divines pour les crimes, alors que la seule punition est immanente. Spinoza, en niant l'existence d'un Dieu transcendant et justicier, en niant également l'existence d'un Diable, nous met face à notre propre responsabilité, et nous force à comprendre que tous les vivants sont Un, et qu'il faut donc aimer plutôt que haïr, car c'est en cela seulement que consiste le salut de notre esprit.

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Messagepar recherche » 06 juin 2012, 17:09

Merci pour votre réponse.

Savez-vous comment expliquer une telle ignorance ?
Bien sûr, autrement que par : "à défaut de savoir".

PS - À propos de "tu aimeras ton prochain comme toi-même", je voudrais tout de même préciser qu'avant d'être une phrase des Evangiles, il s'agit une phrase du Lévitique (19:18).

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bardamu
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Messagepar bardamu » 07 juin 2012, 00:16

Shub-Niggurath a écrit :(...) La seule voie pour ceux qui connaissent la Nature est au contraire d'aimer l'autre comme soi-même, ce qui est la même chose qu'enseignait le Christ, en tant qu'individu singulier. Sur ce point Spinoza et le Christ disent exactement la même chose, quoiqu'avec des mots différents. Les criminels sont donc des ignorants, qui ne savent pas de plus gouverner leurs sentiments, et réprimer la haine par l'amour.(...)

J'aurais dit les choses autrement...

On a une quasi-tautologie entre amour de soi (conatus), reconnaissance du soi chez l'autre et amour de l'autre. C'est parce qu'on reconnaît un autre soi-même en l'autre qu'on ne veut pas plus lui faire de tort qu'on ne veut s'en faire à soi-même.
On peut tuer un poulet sans que ce ne soit un crime parce qu'il est dans l'ordre des choses que le poulet serve d'aliment à l'homme alors que manger un homme c'est comme se manger soi-même. La question du crime (au sens d'homme faisant du mal à un autre homme) chez Spinoza, me semble renvoyée à celle de l'identité, le criminel n'étant pas capable de sortir de son identité "égoiste", comme d'ailleurs, à une autre échelle, le soldat peut être incapable de sortir de son identité "nationale" (ou tribale, clanique, raciale etc.).

Mais, comme je l'avais dit ailleurs, c'est pour moi un fondement fragile pour une morale. Il est selon moi concevable qu'une personne tout à fait consciente de ce qu'elle partage avec les autres, se porte néanmoins sur ce qui le différencie et conteste même une idée d'"humanité". Et si il adopte un comportement de prédateur, il n'y aura pas plus de "justice immanente" qu'il n'y en a lorsqu'on mange un poulet. Certes, en droit, on gagne toujours à avoir de bons rapports avec les autres (y compris les poulets...) mais en pratique, l'ordre du commun ne s'impose pas forcément spontanément. Quand il passe à la politique, Spinoza n'hésite pas à prôner des peines légales, c'est-à-dire un pouvoir qui impose son ordre au citoyen, qui exclut une personne du droit de cité au nom de l'ordre-identité de la cité. Il reste sur des positions traditionnelles de traitement différencié de l'étranger par rapport au citoyen, il ne conçoit pas une "Cité Universelle" où le simple fait d'être humain régirait le droit.
Dans ce cadre, la criminalité relève du respect des codes, des lois, chargées d'exprimer un esprit commun (et tant pis pour les marginaux...).

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Messagepar recherche » 07 juin 2012, 00:22

Merci pour ta réponse, bardamu !

Nous en restons donc à une impasse.
Faut-il s'intéresser à d'autres philosophes pour tenter quelque chose de plus audacieux (et satisfaisant) en la matière ?

Puisque tu l'évoques, et parce que cela attise ma curiosité, peux-tu m'indiquer où Spinoza exprime des "positions traditionnelles de traitement différencié de l'étranger par rapport au citoyen" ?

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Messagepar bardamu » 08 juin 2012, 01:40

recherche a écrit :Merci pour ta réponse, bardamu !

Nous en restons donc à une impasse.
Faut-il s'intéresser à d'autres philosophes pour tenter quelque chose de plus audacieux (et satisfaisant) en la matière ?

Bonjour Recherche,
à mon sens, c'est dans le Traité Politique qu'on a le plus de détail sur sa manière de concevoir la Cité et donc une sorte de "morale publique" d'où dériverait l'idée de crime. Le TP n'est pas achevé, peut-être que Spinoza aurait revu des choses, mais pour ma part, je n'apprécie guère ce texte qui m'apparait plein de faiblesses.
Donc, chercher ailleurs pour une politique concrète et la gestion des criminels, me semble en effet nécessaire, ou du moins, il s'agit pour moi de corriger ce qui ne me convient pas dans son approche de la citoyenneté et des structures politiques (en plus des rudesses dues aux moeurs de son temps...).

Par contre, je suis d'avis qu'il exprime bien les réalités de nature qui sont par-delà le bien et le mal comme dirait Nietzsche, et je trouve satisfaisante sa conception du Mal au niveau ontologique : la haine, la prédation, la violence sont moins des signes de puissance que d'impuissance. Quand on tue un poulet ou un plant de maïs pour manger, on montre nos limites, notre impuissance à l'auto-suffisance. Ces limites ne sont pas un crime dès lors qu'elles sont inhérentes à notre nature mais celui qui détruit sans nécessité de nature se complait dans l'impuissance.

Et de manière dérivée, du point de vue des identités communes, le "bon citoyen" est supérieur au criminel : dès lors qu'on prétend appartenir à un groupe, on montre qu'on est incapable de cohérence quand on va à l'encontre de ce qui lui donne son unité.
C'est un peu tout le thème de "Crime et Châtiment" de Dostoïevski où le policier n'a qu'à attendre que le criminel se dissolve de lui-même, ne réussissant pas à concilier sa prétention "sociale" et la réalité de son crime.
C'est le genre de situation où il y a "justice immanente" et qu'on retrouve dans des thématiques tragiques (choix cornélien, actes de folie...).

Dans la lettre XXIII à Blyenbergh, Spinoza dit :
"Le matricide de Néron, par exemple, en tant qu'il contient quelque chose de positif n'était pas un crime ; Oreste a pu accomplir un acte qui extérieurement est le même et avoir en même temps l'intention de tuer sa mère, sans mériter la même accusation que Néron.
Quel est donc le crime de Néron ? Il consiste uniquement en ce que, dans son acte, Néron s'est montré ingrat, impitoyable et insoumis. Aucun de ces caractères n'exprime quoi que ce soit d'une essence et, par suite, Dieu n'en est pas cause, bien qu'il le soit de l'acte et de l'intention de Néron.
"
Si Oreste est traité différemment, c'est qu'il tue Clytemnestre pour suivre la loi (du Talion ?). Il souffre de la persécution des Erinyes pour avoir tué sa mère mais l'Aréopage l'absout parce que son acte était un acte "positif", de justice (à l'antique...) plutôt qu'un crime.

Mais en y repensant, on pourrait aussi considérer que le terme "criminalité" devrait être réservé à ce type de cas, quand quelqu'un enfreint les conditions de sociabilité d'une société tout en voulant en faire partie.
Ca poserait le problème de ce qu'on appelle "crime de guerre" quand d'un côté on se met dans une situation hors du droit (la guerre) tout en maintenant qu'il y a un droit s'y appliquant, ou du terrorisme, de certaines violences révolutionnaires, des groupes mafieux, de certains pervers à la Sade etc. tous ces gens qui sont jugés comme des citoyens alors qu'ils se considèrent hors de la société où ils vivent.

recherche a écrit :Puisque tu l'évoques, et parce que cela attise ma curiosité, peux-tu m'indiquer où Spinoza exprime des "positions traditionnelles de traitement différencié de l'étranger par rapport au citoyen" ?

Tout le Traité Politique fonctionne sur une logique "cellulaire", la Cité conçue comme une sorte d'organisme, de corps social en concurrence avec d'autres Cités. Donc, forcément, Spinoza invoque des principes de distinction assez forte entre les Cités et des principes de gouvernement limités aux membres de ces corps sociaux incarnant les vertus de la Cité.

Par exemple, le paragraphe 3 du chapitre sur la démocratie :

"D’après ce qui a été dit dans l’article précédent, il est évident que nous
pouvons concevoir plusieurs genres de gouvernement démocratique. Mais mon but n’est pas de m’occuper de chacun d’eux, mais seulement de celui où, sans exception, tous ceux qui n’obéissent qu’aux lois de leur patrie, qui de plus sont leurs maîtres et vivent honnêtement, ont le droit de suffrage dans le conseil souverain et le droit d’occuper des fonctions dans le gouvernement. Je dis expressément : ceux qui n’obéissent qu’aux lois de leur patrie, pour exclure les étrangers, qui sont censés dépendre d’un autre gouvernement. J’ai ajouté : qui sont leurs maîtres pour le reste, voulant exclure par cette clause les femmes et les esclaves, qui vivent en puissance de maris ou de maîtres, ainsi que les enfants et les pupilles tout le temps qu’ils demeurent sous la domination de leurs parents et de leurs tuteurs. J’ai dit enfin : et qui vivent honnêtement, pour écarter principalement tous ceux qui par quelque crime ou par une vie honteuse sont tombés dans l’infamie."

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Messagepar recherche » 12 juin 2012, 21:08

Merci beaucoup pour ta réponse !

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Messagepar QueSaitOn » 19 juin 2012, 14:58

Il ne faudrait pas oublier également les autres types de crime, tout aussi important:

crimes économiques, crimes écologiques, qui en effet reléveraient du même type de lecture.

Un crime contre soi-même. S'expliquant, entre autres, par la "persévérance à être" d'une structure niant des fondements.

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Messagepar sescho » 21 juin 2012, 13:20

Une chose est bien claire : tout ce qui est étant Dieu-Nature, il n'y a rien qui puisse être dit "crime" absolument. Tout se fait selon les lois éternelles de la Nature, même ce que nous ressentons comme le "pire" ; Nature qui est parfaite simplement parce qu'elle est, ne peut être autrement et n'est comparable à rien : elle s'impose de soi en référence première.

Donc, comme cela est vrai, si c'est une définition absolue du crime que l'on cherche, on pourra aller chercher toutes les théories qu'on veut, il n'en sortira rien de clair et distinct allant dans ce sens...

La notion de crime est donc relative.

La meilleure définition dans ce cadre, du simple fait de la "loi éthique", est : le crime est ce qui répugne à la raison, et d'autant plus un crime que cela y contredit. La raison c'est avant tout la Piété (la vision intuitive de Dieu-Nature tel que décrit ci-dessus) et la Générosité (la Bonté universelle, et en particulier pour nos semblables, avec lesquels nous avons le plus en commun et le plus de puissance dans la manifestation, dans la mesure du degré de sagesse et donc de raison.)

La Morale en est souvent une image approximative, et la Loi de même en Démocratie mais avec réduction aux interactions entre individus.

La définition la plus pratique est la suivante : en situation de contrat social, c'est-à-dire de constitution collective en véritable État (tel à proportion du niveau réel de consentement commun) est crime ce qui est illégal, d'autant plus que la sanction est lourde.
Connais-toi toi-même.

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Messagepar QueSaitOn » 22 juin 2012, 10:44

Je vais peut être sortir un peu du sujet, mais est ce vraiment "spinoziste" de parler de "contrat social" ?

Les philosophies du contrat social (Hobbes, Rousseau) ne sont elles pas à l'opposé de la vision de l'individu telle que l'a développé Spinoza ? Car elles supposent un individu pré-existant à la société.


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