La libération Spinoziste: des règles pratiques?

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Explorer
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Messagepar Explorer » 11 déc. 2012, 19:27

C'est noté cess (prin ?), quoi de meilleur qu'une réponse franche. Je débute sur internet et suis plus habitué aux salles de lecture (ne voyez pas en cela le signe forcément équivoque d'un grand âge) qu'aux écrans, désolé donc pour cet impair (j'avais bien senti que j'en faisais un, cela dit).
Quant aux discussions et aux sujets croustillants, j'en suis, ou plutôt j'en serai. J'ai commencé à travailler dans le bouquin (pardon) sur la question du troisième attribut (et donc de l'infinité des attributs) accessible à l'entendement humain, je compte poster quelque chose sur ce sujet dans le forum onto.
A bientôt donc, et merci encore pour votre franchise.
JP collegia

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Henrique
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Messagepar Henrique » 16 déc. 2012, 17:41

Il y avait peut-être quelque maladresse de la part de "Explorer" dans la façon d'introduire son travail dans la discussion, mais on est loin de ce que la charte de ce forum définit comme spam : "contenu d'ordre commercial, sans aucun intérêt philosophique" : il y a à l'évidence un intérêt philosophique et même spinoziste dans le signalement du livre "la matrice". Il arrive souvent que nous citions ici des références accessibles contre monnaie sonnante et trébuchante, nous leur faisons donc de la publicité, mais tant que cela reste lié fondamentalement au désir de comprendre, personne ne peut être accusé de mercantilisme ou de vénalité.

Si nous avions eu un coach vendant sa méthode révolutionnaire pour vaincre ses mauvaises habitudes en 21 jours, cela aurait été différent, bien que le sujet s'y prêtait en partie, tout simplement parce qu'alors il n'y aurait pas eu de discussion philosophique possible.

Sur le sujet abordé, l'idée d'une "to-do list" ou memorandum pour faire face aux mauvaises habitudes qu'on pourrait extraire et synthétiser à partir des passages que Serge a judicieusement rappelé, et qui pourrait être philosophiquement discutée et gratuitement imprimable sur une page A4, me semblerait un beau projet. Je propose un premier prix d'estime à celui qui propose une telle liste discutable et amendable !

Sur le fond, la question est de savoir si le réseau d'idées claires et distinctes est effectivement capable de renverser de mauvaises habitudes, que nous reconnaissons comme telles du moins : procrastiner comme dans le cas de celui qui reste devant sa télé alors qu'il a des choses plus importantes à faire, râler ou geindre à tout bout de champs, être irritable, avoir tendance au ressentiment, consommer régulièrement et/ou excessivement des excitants, avoir une sexualité compulsive, une alimentation déséquilibrée, trop peu d'exercice physique etc.

La réponse principale de Spinoza est bien connue et apparemment banale : opposer à l'habitude par exemple de se mettre en colère trop facilement, l'habitude d'anticiper les situations où je serai susceptible d'être irrité et d'imaginer une façon de réagir plus en accord avec l'affirmation de ma puissance d'exister. ça marche si on le fait régulièrement. Mais comment trouver la motivation de prendre cette bonne habitude ? A la limite, une fois qu'on a cette motivation, on n'a même pas vraiment d'effort à faire pour changer d'habitude, cela se fait quasiment tout seul, ou on trouve de soi-même ce genre de technique. L'habitude est proche du somnambulisme, c'est un état de demi-sommeil auquel s'oppose la prise de conscience. Mais cette prise de conscience elle-même n'intervient que dans le cadre d'un conflit intérieur : quelque chose fait irruption dans l'ordre coutumier des représentations et des mouvements. C'est là que l'exercice de la raison, qui est exercice du doute méthodique mais aussi de la remise en ordre des représentations, est essentiel.

Il y a je pense des tas de choses qu'on peut lire et comprendre abstraitement sans faire directement le lien avec sa propre vie, de sorte qu'on peut estimer avoir compris un principe rationnellement tout en se sentant incapable de le mettre en pratique. Je dis qu'alors on ne l'a pas encore vraiment compris et qu'il n'est dès lors pas étonnant que cela n'engage pas de changement profond dans sa vie. Ce qu'on conçoit clairement s'énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément, et c'est pareil pour l'action : on fait facilement ce dont on a compris l'intérêt supérieur. Donc, ce serait à mon avis une règle à prendre en compte ou du moins à discuter : tant que je fais ce que j'estime bon avec difficulté, c'est le signe que je n'en ai pas compris la valeur supérieure et qu'il ne peut donc s'y attacher l'affect de joie qui me donne la force de surmonter mes limites.

Qui n'a pas fait l'expérience de tourner en rond pendant longtemps pour prendre une décision, non parce que les bonnes raisons manquent mais parce qu'on manque de motivation, c'est-à-dire d'une raison qui soit assez claire et vivante en moi pour me mettre en mouvement ? Puis quelques fois, un déclic se produit et les choses qui paraissaient insurmontables se font facilement.

Râler à tout bout de champ est négatif, attristant pour les autres comme pour soi-même, cela n'engage pas vers des relations joyeuses et créatives mais en éloigne, mais en même temps, qu'est-ce que ça soulage ! Mais si je peux identifier la ou les représentations (images offrant une satisfaction imaginaire mais identifiée comme réelle par le cerveau) qui ont fait que j'ai pris cette habitude et que je l'ai conservée, ce soulagement apparaîtra d'un coup beaucoup moins utile à l'affirmation de mon conatus, sans qu'aucun sentiment de culpabilité n'ait été nécessaire pour parvenir à cette réorientation de mes habitudes.

Pour harmoniser ses désirs et les habitudes qui en découlent avec l'effort principal d'augmenter sa puissance d'exister en accord avec la nature, traquer les fausses satisfactions (imaginaires) qui conduisent aux mauvaises motivations et voir dans quelle mesure elles ne cadrent pas avec le modèle de l'homme libre : ces petits films qu'on se fait qui éveillent immédiatement en nous des affects qui sont le mouvement intérieur d'où les mouvements extérieurs sortent. Chercher du côté de ce qui excite notre désir de vengeance, le ressentiment, la haine et la colère (ex. certes je n'arrive pas à vivre mon rêve de célébrité mais "ce n´est pas ma faut´ mais cell´ du public qui n´a rien compris" et d'ailleurs "on ne m'a jamais accordé ma chance"). Aussitôt, ou parallèlement, chercher ce qui nous permet d'inventer des pseudo-culpabilités qui nous évitent d'évoluer et qui nous empêchent de faire face aux sentiments d'être humilié, rabaissé, vaincu ("j'étais trop pur, ou trop en avance"). Et bien sûr l'humiliation et l'abjection sont inséparables également de l'orgueil ou vanité ("Je m´voyais déjà en haut de l´affiche - En dix fois plus gros que n´importe qui mon nom s´étalait..."), ce qui est lié aussi à la surestime ou engouement envers autrui ("Je m´voyais déjà en photographie
Au bras d´une star l´hiver dans la neige, l´été au soleil")...

On a donc comme outil de travail sur soi ce que Paul Diel, un autre lecteur de Spinoza, appelait "le carré de la fausse motivation" : vanité, sentimentalité, culpabilité, accusation.

Je me réjouis de voir qu'Explorer a écrit un livre de spinozisme pratique, cela n'est pas si courant. Qu'il soit assuré que s'il continue de nous entretenir plus en détail de certains éléments de son livre, cela ne nous empêchera pas de désirer en savoir encore davantage sur son livre en allant y voir de plus près.

Je signale aussi ce blog pour ceux qui ne le connaissent pas : http://vivrespinoza.wordpress.com/
Cet article par exemple traite du tabagisme et des moyens spinozistes de s'en libérer (à mon avis cela ne tient pas encore assez compte de certains détails de la vie affective mais c'est un bon début)

Quant à la question du monachisme, je rejoins l'avis général pour dire que c'est là une lecture qui fait l'impasse sur bien des passages de Spinoza qui loin d'exclure la sensualité de la vie bonne, l'intègre comme participation à la puissance créative de la nature '"il est d'un homme sage de se réparer par une nourriture modérée et agréable, de charmer ses sens du parfum et de l'éclat verdoyant des plantes etc." E4P45C2S).

Que Spinoza, comme Nietzsche, se soient trouvés dans l'impossibilité de se marier et d'avoir des enfants, ne les a pas amené à faire de cette impossibilité un motif de ressentiment contre le mariage et la sexualité en général. Justifier cette position par un dualisme du corps qui serait mortel et de l'esprit qui serait éternel/immortel conduit à rendre inintelligible une thèse forte et essentielle de notre auteur "un mode de l'étendue et l'idée de ce mode ne font qu'une seule et même chose exprimée de deux manières" (E2P7S) Mais c'est déjà un débat ancien que nous avons ici avec Shub-Niggurath. Je soutiens pour ma part que le corps comme l'esprit sont mortels, et que l'esprit comme le corps sont éternels (l'éternité n'étant pas l'immortalité).


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