Comment l'homme libre vient-il en aide à l'ignorant ?

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Vanleers
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Comment l'homme libre vient-il en aide à l'ignorant ?

Messagepar Vanleers » 29 oct. 2013, 11:31

Bonjour

« Comment l’homme libre vient-il en aide à l’ignorant ?

La question a été abordée dans des fils ouverts récemment. Voir :

http://www.spinozaetnous.org/ftopic-130 ... asc-0.html

http://www.spinozaetnous.org/ftopic-1305-10.html

Je propose d’en faire la question principale du présent fil.

En guise d’introduction, je donnerai quelques indications à propos des expressions ou termes suivants : « homme libre », « venir en aide », « ignorant », mais le but de la discussion serait de préciser et approfondir tout cela.

Par homme libre je n’entends pas un homme complètement et définitivement libre mais celui qui est entré dans un processus de libération et même, de façon plus restrictive puisque nous sommes sur un forum spinoziste, celui qui y est entré en suivant une voie spinoziste.
A l’inverse, l’ignorant gémit dans les fers de la passion (enfin, pas toujours : l’orgueil étant une joie passionnelle et non une tristesse, l’orgueilleux gémit très peu et même pas du tout s’il s’agit d’un orgueilleux digne de ce nom).

L’homme libre selon Spinoza est l’homme qui suit la raison, la raison étant la connaissance du deuxième genre (E II 40 sc. 2), c’est-à-dire la connaissance par idées adéquates.
Les idées adéquates sont claires et distinctes alors que les inadéquates sont mutilées et confuses.
L’homme libre aura l’esprit clair alors que l’ignorant l’a embrouillé tel Harpagon dans la scène de la cassette :
« Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis et ce que je fais »

Venons-en à l’expression « venir en aide »

L’homme libre selon Spinoza fait preuve de courage (animositas) et de générosité (generositas) (E III 59 sc.), la générosité étant définie comme suit :

« Par générosité, j’entends le désir par lequel chacun, sous la seule dictée de la raison, s’efforce d’aider les autres hommes et de ses lier d’amitié »

Il est donc de la nature de l’homme libre de venir en aide à l’ignorant mais la question est de savoir de quelle manière.

Notons également le désir d’un lien d’amitié.
L’inverse du lien, c’est l’abandon. Les ignorants ne s’abandonnent-ils pas les uns les autres comme le dit Lacan ? :

« Parmi ces hommes, ces voisins, bons et incommodes, qui sont jetés dans cette affaire à laquelle la tradition a donné des noms divers, dont celui d’existence est le dernier venu dans la philosophie, dans cette affaire, dont nous dirons que ce qu’elle a de boiteux est bien ce qui reste le plus avéré, comment se fait-il que ces hommes, supports tous et chacun d’un certain savoir ou supportés par lui, comment se fait-il que ces hommes s’abandonnent les uns les autres, en proie à la capture de ces mirages par quoi leur vie, gaspillant l’occasion, laisse fuir son essence, par quoi leur passion est jouée, par quoi leur être, au meilleur cas, n’atteint qu’à ce peu de réalité qui ne s’affirme que de n’avoir jamais été que déçue ? Voilà ce que me donne mon expérience, la question que je lègue en ce point sur le sujet de l’éthique. »
(Discours à l’université Saint-Louis de Bruxelles du 6 Mars 1960) (1)

Je propose donc de discuter de la question posée ci-dessus dans le cadre du triangle libération-asservissement, clarté-confusion, lien-abandon.


(1) Cité par Philippe Julien (L’étrange jouissance du prochain, Seuil 1995)
Version un peu différente donnée par Jacques-Alain Miller, également au Seuil

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Messagepar Vanleers » 30 oct. 2013, 16:13

A la réflexion, la citation de Lacan dans l’introduction au présent fil n’est peut-être pas des plus opportunes, sauf à susciter un examen critique.
S’agit-il d’un constat dicté par la raison ou d’un point de vue dominé la tristesse ?

Dans le scolie de la dernière proposition de l’Ethique, Spinoza donne quelques précisions sur la situation de celui qu’il appelle l’ignorant. Il écrit :

« D’où il appert que le Sage est puissant et plus puissant que l’ignorant qui agit par le seul caprice. L’ignorant, en effet, outre que les causes extérieures l’agitent de bien des manières et que jamais il ne possède la vraie satisfaction de l’âme, vit en outre presque inconscient de soi, de Dieu et des choses, et dès qu’il cesse de pâtir, aussitôt il cesse aussi d’être. »

Spinoza effectue, lui aussi, un constat mais sans amertume et qui montre les directions à suivre pour sortir de cette situation :

- devenir plus puissant
- ne plus agir par le seul caprice (mais en suivant la raison)
- chercher à ne plus être agité par des causes extérieures
- viser la vraie satisfaction de l’âme
- devenir conscient de soi, de Dieu et des choses
- ne plus pâtir mais agir

Nous retrouvons ici la question du fil : comment l’homme libre vient-il en aide à l’ignorant dans chacune de ces six directions ?

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Messagepar Vanleers » 01 nov. 2013, 15:21

Spinoza écrit, dans le Traité politique (I 4) :

« […] j’ai tâché de ne pas rire des actions des hommes, de ne pas les déplorer, encore moins de les maudire – mais seulement de les comprendre. »

La même idée se retrouve dans la Préface de la partie III de l’Ethique, dans le scolie d’E IV 57 et dans la lettre 30 à Oldenburg.

N'est-ce pas en cherchant à comprendre l'ignorant que l’homme libre commence déjà à lui venir en aide ?

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Messagepar Krishnamurti » 01 nov. 2013, 23:17

En s'en tenant à la raison je suppose.

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Messagepar QueSaitOn » 02 nov. 2013, 01:41

Peut être que la question est mal posée ou alors doit être posée sur plusieurs plans différents, à savoir:

a) Comment l'homme libre (seul) peut il venir en aide à l'ignorant (seul) ?

b) Comment les hommes libres peuvent ils venir en aide aux ignorants ?

Je crois plutôt que la réponse ne peut être que dans un mélange de ces deux aspects (imitation des affects etc.).

(et désolé pour avoir laché prise sur un autre fil, faute de temps, mais nul doute que je reviendrais dessus).

Bien à vous,

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Messagepar Vanleers » 02 nov. 2013, 14:19

A Krishnamurti

Oui, bien sûr, l’homme libre est celui qui agit sous la seule dictée de la raison.

A QueSaitOn

Pour le moment j’envisage uniquement le cas a) : celui de l’homme libre seul, mais, vous avez raison, le cas b) doit également être abordé.

Je prolonge, maintenant, l’examen du cas a)

Comment l’homme libre vient-il en aide à l’ignorant, l’homme libre étant celui que mène la raison et l’ignorant celui que mène l’affect ou opinion (E IV 66 sc.) ?

L’homme libre ne vient pas en aide à l’ignorant par devoir.

L’Ethique de Spinoza n’est pas une morale du devoir (Kant) mais une éthique de la puissance.
Comme le dit Deleuze dans son cours sur Spinoza (Décembre 1980), la question de la morale, c’est : qu'est-ce que tu dois en vertu de ton essence, alors que la question de l’éthique, c’est : qu'est-ce que tu peux, toi, en vertu de ta puissance.

Chacun trouvera, dans l’Ethique, notamment dans la partie IV, de nombreux passages qui corroborent ce point. Signalons, par exemple le scolie 1 d’E IV 37 dans lequel Spinoza écrit que l’homme qui vit sous la conduite de la raison sera naturellement religieux, pieux et honnête, Spinoza expliquant ce qu’il entend par Religion, Piété et Honnêteté.

L’homme libre n’étant soumis à aucun devoir envers l’ignorant (comment pourrait-il l'être, d’ailleurs, puisqu’il ne dispose d’aucun libre arbitre ?), examinons la proposition E IV 70 :
« L’homme libre qui vit parmi les ignorants s’emploie autant qu’il peut à décliner leurs bienfaits ».

Dans ses rapports à l’ignorant, l’homme libre prendra garde à ne pas « se laisser entraîner, sans même en prendre conscience, dans ces échanges pourris qui obéissent automatiquement à la règle de l’imitatio affectuum » (Macherey – commentaire d’E IV 70).
Il ne se mettra pas à la portée (de fusil) de l’ignorant et refusera d’entrer dans la confusion de combats douteux où Dieu lui-même ne reconnaîtrait pas les siens.

Tout religieux qu’il soit (au sens de Spinoza), l’homme libre n’est pas un enfant de chœur. Il sait que :
« […] les hommes sont divers (rares en effet sont ceux qui vivent selon ce que la raison prescrit), et cependant la plupart sont envieux, et plus enclins à la vengeance qu’à la miséricorde. » (E IV ch. 13)

Indiquons aussi, au passage, que la notion de sacrifice est totalement étrangère à l’éthique de Spinoza.

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Messagepar Vanleers » 03 nov. 2013, 09:56

On demandera peut-être : comment l’homme libre, le spinoziste, évitera-t-il d’être pris dans des « échanges pourris » avec l’ignorant, dans lesquels il serait, à son tour, en proie à l’imitation des affects ?

Je dirai : en ne perdant pas de vue que le message central de l’Ethique se résume en un « N’oublie pas de tout voir en Dieu car tout est en Dieu, et tu seras heureux ».
Ce résumé a été débattu dans le fil : « L’Ethique est-elle facile à comprendre et à appliquer ? »

Le spinoziste est le porteur de cette bonne nouvelle.

Tout ce qu’on lui demande, c’est de rester à cette hauteur, de tenir sa place, en d’autres termes, d’être un saint.

C’est ce que Lacan disait du psychanalyste :
« Venons-en donc au psychanalyste et n’y allons pas par quatre chemins. Ils nous mèneraient tous aussi bien là où je vais dire.
C’est qu’on ne saurait mieux le situer objectivement que de ce qui dans le passé s’est appelé : être un saint. »
(Télévision, Seuil 1974, p. 28)

Mais cela ne suffira pas et il faudra qu’il acquière des réflexes, ce qui ne pourra être obtenu que par un entraînement, celui, par exemple, que décrit Spinoza dans le scolie d’E V 10.

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Messagepar QueSaitOn » 04 nov. 2013, 00:17

Désolé de revenir là dessus, je n'ai d'ailleurs pas assez d'éléments pour répondre, n'ayant pas lu le Traité Politique (texte fort peu commenté ici), mais j'ai souvent de forts doutes sur cet aspect de l'Ethique qui traite de "l'homme libre".

En effet, s'agit-il de l'homme concret qui désigne un individu non pas solitaire mais dans son individualité concrête , s'agit-il d'une abstraction, d'un individu abstrait, ou bien s'agit-il d'une multitude d'individus désignée au singulier.

La langue française est sufffisamment ambigue pour que l'on puisse se poser la question. Et même si le texte latin fait référence à "l'homme" au singulier, je crois que cet aspect de l'Ethique pose problème.

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Messagepar Vanleers » 04 nov. 2013, 11:32

A QueSaitOn

Ma question initiale se formulerait plus précisément comme suit : « Comment un homme libre particulier vient-il en aide à un ignorant particulier, dans une relation d’individu à individu ? »

Restent deux questions :
Comment un homme libre particulier qui vit dans une société constituée, en majorité, d’ignorants, vient-il en aide à ces derniers, en dehors de relations d’individu à individu ?
Comment un ensemble d’hommes libres vivant dans une telle société vient-il en aide à ces ignorants ?

Pour le moment, j’en reste à la question initiale ainsi reformulée mais je vous invite à faire part de vos réflexions sur les deux suivantes.

J’essaierai d’apporter quelques précisions sur l’homme libre et l’ignorant.
D’abord sur l’homme libre.

Dans le scolie d’E V 10, Spinoza indique le moyen d’avoir toujours sous la main certaines prescriptions de la raison (par exemple : « vaincre la haine par l’amour ou générosité et non la compenser par une haine réciproque »)
C’est ce que j’appelais : acquérir des réflexes.
Il faut voir qu’il ne s’agit pas du tout d’une voie ascétique et que l’objectif n’est pas de se vaincre soi-même.
Ce qui tombe bien parce que, suivant l’Ethique, il n’y a pas de volonté chez l’homme et que le « soi-même » finit par y disparaître.

Spinoza définit la volonté comme le « conatus, quand on le rapporte à l’esprit seul » (E III 9 sc.)
Il montre qu’il n’y a pas de volonté au sens d’une faculté de vouloir mais seulement des volitions singulières et même qu’une volition n’est rien à part une idée (E II 49 dém.)

Quant au « soi-même », signalons sa disparition dans la partie V de l’Ethique. Je reprends une analyse, déjà publiée sur un autre fil :

http://www.spinozaetnous.org/ftopic-128 ... sc-50.html

Le « in se ipso » de l’expression « acquiescentia in se ipso » disparaît dans la partie V de l’Ethique.
L’acquiescentia in se ipso apparaît pour la première fois en E III 30 sc. Spinoza la définit comme « la Joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure ».
En E III 51 sc., elle est définie comme « une Joie qu’accompagne l’idée de soi, comme cause ».
Sa dernière occurrence se situe en E IV 58 sc.

On ne la trouve pas dans la partie V, mais :
- acquiescentia en 27 sc. et 38 sc.
- animi acquiescentia en 10 sc., 36 sc. et 42 sc.
- mentis acquiescentia en 27 et 32 dém.
- plane acquiescit en 4 sc.

On trouve également animi acquiescentia en E IV ch. 4.

Disons quelques mots maintenant sur l’ignorant.

L’ignorant, c’est celui que mène l’affect ou opinion (E IV 66 sc.)

Mais on pourrait le caractériser aussi comme celui qui n’a pas une connaissance claire des bases théoriques de sa façon de vivre.
Alexandre Matheron écrit :

« […] tous les hommes ont un entendement, qu’ils aspirent plus ou moins à développer ; tous, qu’ils en aient ou non une conscience nette, possèdent l’idée adéquate de Dieu ; aucun, sans cette idée, ne pourrait former la moindre notion distincte ; partout et toujours, les conditions pratiques de la connaissance de Dieu sont les mêmes. La loi divine, au même titre que celle du Christ, s’adresse donc à l’humanité dans son ensemble. Ce qui la distingue de celle qu’enseigna Jésus, c’est un appareil théorique que la plupart des hommes, en fait, ne sont guère capables de comprendre : si les ignorants peuvent en accepter les conclusions, ils en saisissent mal les prémisses. » (Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza p. 109)

Dans ces conditions, venir en aide à l’ignorant ne consiste-t-il pas, parfois, à l’encourager à persévérer dans sa propre voie non spinoziste dans la mesure où celle-ci l’exhorte à pratiquer la justice et la charité ?

Pour un soutien inattendu au pape François et, sinon à ses pompes, à ses œuvres ?

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Messagepar Vanleers » 04 nov. 2013, 22:29

Je prolonge la réflexion sur l’ignorant dans le droit fil du précédent post.

J’invite le lecteur à voir cette vidéo :

http://www.youtube.com/watch?v=C7vvPXz-Qes

Après 1 min. 30 de patience et de cloches, on découvre le chant de quatre moines orthodoxes.
A coup sûr et au regard de critères spinozistes, ces clercs d’une église très traditionnaliste sont des ignorants.
De plus, ils chantent le « Agni Parthene » (Vierge Pure), un hymne grec à la Vierge chanté, ici, en russe.

Et pourtant, viendrait-il à l’esprit d’un spinoziste sensible à cette musique l’idée saugrenue qu’il pourrait venir en aide à ces ignorants qui chantent ?

C’est le contraire qui est vrai : c’est à lui qu’un tel chant peut venir en aide, par exemple en lui faisant mieux comprendre, au sens vital et fort du terme, telle ou telle proposition de la partie V de l’Ethique.

Ce qui pose la question de la dissymétrie entre l’homme libre et l’ignorant que soutient la proposition E IV 70 précédemment examinée.
Il est vrai que, dans le scolie, Spinoza écrit que :
« […] les hommes ont beau être ignorants, ce sont pourtant des hommes, qui en cas de nécessité peuvent apporter un secours d’homme, qui est le plus précieux de tous ; […] »

Toutefois, Spinoza ne semble pas envisager que l’ignorant puisse apporter plus qu’un secours à l’homme libre.
Mais les œuvres d’art produites par des « ignorants » ne peuvent-elles pas apporter bien plus et même, parfois, quelque chose d’essentiel à l’homme libre ?


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