Drame humain dans une perspective spinoziste

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Henrique
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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar Henrique » 23 janv. 2014, 10:52

recherche a écrit :Il me paraîtrait important de distinguer une béatitude non nécessairement accompagnée de "joie" (considérer l'essence du petit chat ne me suffit pas à me rendre indifférent ou, a fortiori, in fine joyeux de sa mort), d'une béatitude accompagnée de joie (celle sous-jacente à une compréhension de phénomènes ne nous affectant pas négativement).

On est bien d'accord que je n'ai pas du tout dit que considérer l'essence du petit chat pouvait rendre joyeux de sa mort ?

Ensuite, il faut effectivement envisager à mon sens la béatitude comme un état qui surplombe les affects de joie ou de tristesse ordinaires, qui relèvent de l'imagination et qui persistent tant que nous imaginons tandis que la béatitude relève de l'intellect. Donc on peut être béat et triste à la fois.

Quant à la joie que représente à la base la compréhension de l'essence singulière dans l'essence infinie (ce qui suppose au départ le passage à une perfection plus grande), elle est au moins de nature à tempérer la tristesse liée à la persistance des images mutilées de la réalité (comme le soleil qui continue de nous paraître plus petit que la terre même quand on sait qu'il est en fait plus gros, nous continuons de percevoir la mort d'un individu comme la destruction de sa vie alors que nous savons que la vie d'un être est son effort de persévérer dans son être et que cet effort est son essence).

Ensuite, cette joie devient béatitude puisqu'il n'y a plus augmentation possible de la perfection d'une connaissance quand on saisit un étant quelconque comme expression complète de la substance et de ses attributs. Une fois que je perçois qu'une chose quelconque est parfaitement à sa place, je ne peux désirer mieux. Là où il reste pertinent de parler de joie voire de tristesse c'est quand, même parfaitement à sa place un être peut augmenter sa force physique et mentale par rapport à d'autres activités que celle de connaître son essence.

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar hokousai » 23 janv. 2014, 13:11

à Henrique
Une fois que je perçois qu'une chose quelconque est parfaitement à sa place, je ne peux désirer mieux. Là où il reste pertinent de parler de joie voire de tristesse c'est quand, même parfaitement à sa place un être peut augmenter sa force physique et mentale par rapport à d'autres activités que celle de connaître son essence.


Ce qui laisse sous-entendre que la béatitude n' est pas permanente . Non ?

PS Je vois que les balises sont maintenant parfaitement opérationnelles .

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar Henrique » 23 janv. 2014, 19:54

hokousai a écrit :à Henrique
Ce qui laisse sous-entendre que la béatitude n' est pas permanente . Non ?


Je ne pense pas. Le passage de la conscience ordinaire à la conscience "béatitfique" est d'abord une joie puisqu'il y a augmentation de la puissance de penser mais une fois installé dans la conscience de la perfection de tout ce qui est, la béatitude est permanente. Pour autant cela n'empêche pas que se maintiennent des joies et des tristesses liées à l'exercice de l'imagination. A cet égard la joie comme la tristesse sont perçus comme faisant partie de la réalité et donc de la perfection même de toutes choses. C'est un peu comme jouer un rôle dans une pièce, être balloté de part et d'autres entre divers affects, diverses variations de puissance qu'il s'agit d'incarner comme comédien et en même temps le fait d'être spectateur : ne pas être pris complètement par l'action et les affects éprouvés et ainsi pouvoir en tirer une satisfaction esthétique. La béatitude coexiste avec la joie et la tristesse mais ne s'y ramène pas.

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar recherche » 23 janv. 2014, 21:34

Merci beaucoup pour vos réponses !

Vanleers a écrit :Je vous donne ci-dessous un texte emprunté au blog de Bruno Giuliani qui me paraît avoir un rapport avec notre discussion.

[...]

Cette étonnante quoiqu’évidente vérité a été exprimée en son temps par Spinoza en termes assez comiques, ce qui fait d’ailleurs de ce philosophe réputé austère peut-être le plus drôle de tous les temps : « dans la mesure où je comprends pourquoi je suis triste, écrit Spinoza, je deviens joyeux. »

Savez-vous où Spinoza aurait "écrit" cela ?

Henrique a écrit :nous continuons de percevoir la mort d'un individu comme la destruction de sa vie alors que nous savons que la vie d'un être est son effort de persévérer dans son être et que cet effort est son essence

Pourriez-vous s'il vous plaît préciser cet exemple ?

Henrique a écrit :Le passage de la conscience ordinaire à la conscience "béatitfique" est d'abord une joie puisqu'il y a augmentation de la puissance de penser mais une fois installé dans la conscience de la perfection de tout ce qui est, la béatitude est permanente. Pour autant cela n'empêche pas que se maintiennent des joies et des tristesses liées à l'exercice de l'imagination. A cet égard la joie comme la tristesse sont perçus comme faisant partie de la réalité et donc de la perfection même de toutes choses. C'est un peu comme jouer un rôle dans une pièce, être balloté de part et d'autres entre divers affects, diverses variations de puissance qu'il s'agit d'incarner comme comédien et en même temps le fait d'être spectateur : ne pas être pris complètement par l'action et les affects éprouvés et ainsi pouvoir en tirer une satisfaction esthétique. La béatitude coexiste avec la joie et la tristesse mais ne s'y ramène pas.

[...]

Ensuite, il faut effectivement envisager à mon sens la béatitude comme un état qui surplombe les affects de joie ou de tristesse ordinaires, qui relèvent de l'imagination et qui persistent tant que nous imaginons tandis que la béatitude relève de l'intellect. Donc on peut être béat et triste à la fois.

[...]

Là où il reste pertinent de parler de joie voire de tristesse c'est quand, même parfaitement à sa place un être peut augmenter sa force physique et mentale par rapport à d'autres activités que celle de connaître son essence.

Vous ne semblez pas souscrire à l'idée d'une certaine joie comme conscience de cette béatitude, ligne que Spinoza m'avait semblé adopter.
Comment comprenez-vous que Spinoza parle pourtant d'une joie accompagnant la connaissance du 3ème genre, apparemment de manière aussi permanente que celle-ci produit (est accompagnée de) "l'amour intellectuel de Dieu" (corollaire de la proposition 32) ?

Henrique a écrit :Ensuite, cette joie devient béatitude puisqu'il n'y a plus augmentation possible de la perfection d'une connaissance quand on saisit un étant quelconque comme expression complète de la substance et de ses attributs. Une fois que je perçois qu'une chose quelconque est parfaitement à sa place, je ne peux désirer mieux.

Votre idée d'une béatitude vue comme dépassement de flux d'affects contradictoires nous ballottant autrement à leur gré me parle particulièrement. (A titre anecdotique, je le dois pour ma part non à Spinoza et à ses exégètes excellents, mais à un compositeur dont la musique me suggère précisément cela...)

Henrique a écrit :La béatitude coexiste avec la joie et la tristesse mais ne s'y ramène pas.

En fait, demeure là toute ma difficulté :
La béatitude doit nous permettre de ne pas désirer autre chose que ce qui est, une fois compris que ce qui est ne pourrait être autrement, s'assimilant à ce titre à la perfection.
Toutefois, en tant qu'humain, je ne peux m'empêcher de regretter que telles choses soient ce qu'elles sont (ou aient été ce qu'elles ont été), aurais-je acquis une connaissance précise de leurs causes. Autrement dit, je ne me vois pas quitter cette "imagination" (faculté au demeurant si cruciale dans la construction laborieuse de nos connaissances, soit notamment de celles qui fonderont la connaissance du 3ème genre...), serait-ce pour la faire coexister avec la béatitude dont vous parlez. Or à défaut de permettre à cette dernière de triompher, je ne vois pas ce que j'aurais gagné.

S'agirait-il peut-être d'imaginer une béatitude "subjectivement" de second niveau ?
Une astuce technique :
1) Avant une quelconque béatitude, tristesse terrible ;
2) Par une béatitude de premier niveau, tristesse moindre (cette compréhension allège mon désemparement, mais je me tiens bien loin d'une béatitude placide, a fortiori joyeuse) ;
3) Par une béatitude de la béatitude précédente, je comprendrais en quoi je l'avais nécessairement rejointe (avec cette tristesse même moindre), ce qui contribuerait encore à alléger ma tristesse... ?
4) etc. ?

Quoi qu'il en soit, au regard de la visée de cette connaissance du 3ème genre, il m'apparaît important de distinguer les choses nous affectant d'emblée négativement, de celles nous laissant d'emblée indifférents, de celles encore dont l'élucidation nous apparaîtrait d'emblée comme positivement fascinante, avec une "grande béatitude" alors plus aisément atteignable, dont la joie serait associable, une fois saisie, à ladite fascination (pensée active !).

NB -
Quant à "la béatitude", à laquelle je crois plus prudent de préférer "une béatitude" vis-à-vis de ceci ou de cela, je m'interroge toujours sur sa possibilité : à défaut d'une connaissance parfaite de quoi que ce soit (qu'est-ce qui a tout à fait été élucidé ? et qui pourrait prétendre savoir tout du peu que nous savons déjà ? (*)), cette connaissance me paraît quelque part fictionnelle, car nécessairement partielle, quoique sa poursuite me paraisse constituer un puissant motivateur pour continuer de vivre.
(*) à l'échelle de l'humanité, "la béatitude" serait-elle plus concevable ?

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar Vanleers » 24 janv. 2014, 10:24

A recherche

Giuliani a en effet écrit :

« […] dans la mesure où je comprends pourquoi je suis triste, écrit Spinoza, je deviens joyeux. »

Je ne sais pas où Spinoza a écrit cela et même s’il l’a écrit tel quel.
Mais on peut conclure cette affirmation d’E V 3 et 4, en lisant E V 4 avant E V 3, comme le propose Pascal Sévérac (Spinoza Union et Désunion p. 245)
Avec E V 4, nous formons un concept clair et distinct de notre tristesse.
Avec E V 3, ayant formé un concept clair et distinct de cette tristesse, cet affect cesse d’être une passion : par définition des affects actifs, ce ne peut plus être une tristesse.

A Hokousai

Giuliani a écrit :

« […] qu’on peut donc à bon droit et contre toute attente appeler « parfaite » puisqu’elle [la réalité] est nécessairement la meilleure possible (ou la pire, ce qui revient strictement au même, ce qui est d’ailleurs encore plus risible). »

A mon point de vue, Giuliani cherche à manifester le caractère révolutionnaire et paradoxal de la vision du monde de Spinoza.
Il convient donc de ne pas « gommer » cet aspect surprenant qui prend à rebrousse-poil le sens commun mais d’où naît la béatitude.

Bien à vous

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar Vanleers » 24 janv. 2014, 17:33

A recherche

Permettez-moi deux petites interventions dans les questions que vous posez à Henrique.

1) Vous vous référez au corollaire d’E V 32 en parlant « d'une joie accompagnant la connaissance du 3ème genre »

Nous devons être attentifs au fait que bien que Spinoza vise la sixième Définition des affects, nous ne sommes plus dans le cadre de cette définition. En effet la cause associée à la joie qui naît de la connaissance du troisième genre n’est pas une cause extérieure car « aimer Dieu d’un amour intellectuel, c’est l’aimer parce qu’on comprend sa nature éternelle » (Macherey … V p. 155).
« […] la substance divine est cause, non pas relativement, mais absolument […] » (ibid.)

2) Vous écrivez :

« […] il m'apparaît important de distinguer les choses nous affectant d'emblée négativement, […] »

Or, comme le dit Spinoza, ce que je vous avais rappelé dans mon premier post (l’avez-vous déjà oublié ?), la première chose à faire lorsqu’on éprouve une tristesse c’est d’éloigner (amoveo) l’affect de la pensée d’une cause extérieure (E V 2).

Bien à vous

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar hokousai » 25 janv. 2014, 00:59

à Vanleers

« […] qu’on peut donc à bon droit et contre toute attente appeler « parfaite » puisqu’elle [la réalité] est nécessairement la meilleure possible (ou la pire, ce qui revient strictement au même, ce qui est d’ailleurs encore plus risible). »
Cela signifie pour moi que la réalité n'est ni meilleure ni pire . Autrement dit que la perfection n'est pas qualifiable ou qualitative ( qualité )(versus quantifiable )
Je ne vois pas que ma contemplation puisse-t-être émerveillée de cette perfection sans qualité.

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar Vanleers » 25 janv. 2014, 16:44

A Hokousai (et recherche)

Dire, comme Giuliani, que la réalité est « parfaite », c’est-à-dire, à la fois, la meilleure et la pire possible, c’est, déjà, sortir du meilleur des mondes possibles de Leibniz.
C’est dire aussi que cette réalité est la seule possible.
Elle n’est pas merveilleuse, au sens où elle serait parfaite, jugée à l’aune de nos désirs. Mais nous pouvons nous émerveiller (c’est-à-dire nous réjouir) de comprendre que cette réalité n’a rien de merveilleux (au sens indiqué ci-dessus) mais « qu’elle est ».
Car la béatitude est une joie ontologique, la joie d’être.

Bien à vous

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar hokousai » 25 janv. 2014, 19:21

à Vanleers

De mon point de vue il y a des situations ( d' existence ) qui barrent l' accès à la béatitude. Je ne pense pas qu'il suffise de "comprendre ".
Comprendre c'est à dire être conscient de certaines idée formulées dans un langage ( donc exprimées).
A moins que vous n'ayez une autre compréhension de "comprendre ".
C' est en quelque sorte l'efficacité du rationalisme que je mets en doute.
Je dirais que la raison aide mais qu'elle ne suffit pas.
Elle ne suffit pas dans des conditions de vie (très) inhospitalières. ( Auschwitz par exemple ).

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar recherche » 25 janv. 2014, 19:31

Vanleers a écrit :1) Vous vous référez au corollaire d’E V 32 en parlant « d'une joie accompagnant la connaissance du 3ème genre »

Nous devons être attentifs au fait que bien que Spinoza vise la sixième Définition des affects, nous ne sommes plus dans le cadre de cette définition. En effet la cause associée à la joie qui naît de la connaissance du troisième genre n’est pas une cause extérieure car « aimer Dieu d’un amour intellectuel, c’est l’aimer parce qu’on comprend sa nature éternelle » (Macherey … V p. 155).
« […] la substance divine est cause, non pas relativement, mais absolument […] » (ibid.)

- Pourquoi aimerait-on quelque chose d'éternel en vertu de ce caractère éternel... ? Me paraîtrait-il éternel, un caillou ne m'a jamais semblé à ce seul triste digne d'amour (d'aucune sorte).
- En me référant à ceci, je crains que quoique nous en parlions depuis un certain temps, nous ne désignions en fait la même chose par connaissance du 3ème genre.
- Alors que libéré de ses apparats académiques, il reconnaissait ne rien en savoir vraiment, j'aurais tendance à me méfier des commentaires de P. Macherey quant à la connaissance du 3ème genre ! ne nous y a-t-il invités ? :)

Vanleers a écrit :2) Vous écrivez :

« […] il m'apparaît important de distinguer les choses nous affectant d'emblée négativement, […] »

Or, comme le dit Spinoza, ce que je vous avais rappelé dans mon premier post (l’avez-vous déjà oublié ?), la première chose à faire lorsqu’on éprouve une tristesse c’est d’éloigner (amoveo) l’affect de la pensée d’une cause extérieure (E V 2).

Comment procéderiez-vous vis-à-vis d'une tristesse consécutive au décès d'une personne dont vous ressentez le manque ? s'agirait-il de ne plus y penser, d'esquiver, rendant la mort de cette personne absente de ce qu'embrasserait votre "béatitude" ? faut-il alors convenir de son caractère nécessairement partiel ?


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