Drame humain dans une perspective spinoziste

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar Vanleers » 25 janv. 2014, 20:18

A recherche

Je réponds, pour le moment, au deuxième point de votre post en citant un passage du livre de Giuliani sur Spinoza (pp. 200-201).
Il ne concerne pas exactement le cas que vous signalez mais il me semble possible de transposer :

« Imaginons par exemple que la personne à laquelle nous sommes attachés d’un amour passif nous quitte pour aller avec une autre personne. Dans ce cas, nous fluctuons spontanément entre l’amour et la haine, la crainte et l’espoir, la jalousie et l’envie et les autres affections qui en découlent, dans la mesure où sa pensée continue à nous affecter de joie par ses qualités mais aussi de haine pour la souffrance que son départ nous inflige. Or, si nous séparons nos affections de la pensée de cette personne et comprenons que notre joie et notre tristesse viennent en réalité de tout autre chose, à savoir que notre vrai désir est de vivre dans la joie de l’amour (et non pas nécessairement dans la présence et la possession de cette personne), alors nous comprendrons que nous sommes tristes, non pas parce que cette personne est absente, mais parce que nous ne sommes pas dans l’amour et la joie actuellement. Autrement dit, nous sommes tristes parce que nous ne sommes pas actifs, que nous n’existons pas de manière créative, joyeuse et libre, en étant animé par la puissance vitale et divine de notre être. A ce moment, notre amour et notre haine pour cette personne cessent immédiatement, ainsi que les conflits intérieurs qu’ils entraînent. Nous pouvons alors être déterminés par un tout autre affect, qui est le désir de vivre dans l’amour et la joie, indépendamment de la présence, de la possession et même de l’existence de cette personne, désir qui définit l’essence même de l’humanité.
On le voit, les joies et les désirs qui constituent ce nouvel affect d’amour libre de l’attachement n’ont pas pour cause une autre affection : ils découlent directement de notre raison, par la compréhension intuitive de l’essence de notre être, qui est notre propre vitalité. La simple conscience de soi engendre en effet la perception adéquate d’un désir unique que nous pouvons appeler le désir essentiel, désir qui n’est autre que celui de réaliser notre être, d’actualiser sa puissance singulière, d’être tout ce que nous pouvons être, en un mot d’éprouver la joie d’être libre, et cette réalisation ne peut dépendre de personne ni de rien d’autre que de nous-mêmes. »

Bien à vous

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar Vanleers » 25 janv. 2014, 20:41

A recherche

Je reviens au premier point de votre post.

Vous écrivez :

« Pourquoi aimerait-on quelque chose d'éternel en vertu de ce caractère éternel... ? »

Vous posez cette question car vous critiquez Macherey qui a écrit :

« aimer Dieu d’un amour intellectuel, c’est l’aimer parce qu’on comprend sa nature éternelle »

Or Macherey ne fait que reprendre le corollaire d’E V 32 dans lequel Spinoza donne la définition de ce qu’il appelle « l’amour intellectuel de Dieu », c’est-à-dire :

« […] une Joie qu’accompagne l’idée de Dieu comme cause, c’est-à-dire un Amour de Dieu […] en tant que nous comprenons que Dieu est éternel […] »

Rien de plus.

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar Vanleers » 25 janv. 2014, 21:04

A Hokousai

Giuliani a écrit :

« […] je m’éveille instantanément à la contemplation émerveillée de cette perfection »

Je suis donc assez d’accord avec vous pour dire qu’ici « comprendre » signifie prendre conscience (prendre conscience de cette perfection).

Je suis également d’accord lorsque vous dites qu’il y a des situations où cette prise de conscience est pratiquement impossible. D’ailleurs la phrase de Giuliani commence par :
« Dans la mesure en effet où… »

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar hokousai » 25 janv. 2014, 22:55

à Vanleers

donc nous somme là d'accord .

Je voudrais attirer votre attention sur la prop 5/5

Démonstration : L'affect envers une chose que nous imaginons libre est plus grand qu'envers une chose nécessaire (par la proposition 49, partie 3), et par conséquent il est plus grand qu'envers une chose que nous imaginons comme possible ou comme contingente (par la proposition 11, partie 4). Or, imaginer une chose libre, c'est l'imaginer isolément, en ignorant les causes qui l'ont déterminée à agir (par le scolie de la proposition 35, partie 2). Donc l'affect envers une chose que nous imaginons isolément est toujours plus grand, toutes choses égales d'ailleurs, que si nous l'imaginions comme nécessaire, possible ou contingente ; et par conséquent cet affect est le plus grand de tous les affects. C.Q.F.D.

Je cite parce que je trouve ça étonnant. Non certes pas faux mais étonnant. Et je dois dire un peu passé habituellement sous silence .

Comment passer alors à la défense de la chose déterminée ?

amicalement

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar recherche » 25 janv. 2014, 23:03

Merci pour vos réponses.

Vanleers a écrit :A recherche

Je réponds, pour le moment, au deuxième point de votre post en citant un passage du livre de Giuliani sur Spinoza (pp. 200-201).
Il ne concerne pas exactement le cas que vous signalez mais il me semble possible de transposer :

« Imaginons par exemple que la personne à laquelle nous sommes attachés d’un amour passif nous quitte pour aller avec une autre personne. Dans ce cas, nous fluctuons spontanément entre l’amour et la haine, la crainte et l’espoir, la jalousie et l’envie et les autres affections qui en découlent, dans la mesure où sa pensée continue à nous affecter de joie par ses qualités mais aussi de haine pour la souffrance que son départ nous inflige. Or, si nous séparons nos affections de la pensée de cette personne et comprenons que notre joie et notre tristesse viennent en réalité de tout autre chose, à savoir que notre vrai désir est de vivre dans la joie de l’amour (et non pas nécessairement dans la présence et la possession de cette personne), alors nous comprendrons que nous sommes tristes, non pas parce que cette personne est absente, mais parce que nous ne sommes pas dans l’amour et la joie actuellement. Autrement dit, nous sommes tristes parce que nous ne sommes pas actifs, que nous n’existons pas de manière créative, joyeuse et libre, en étant animé par la puissance vitale et divine de notre être. A ce moment, notre amour et notre haine pour cette personne cessent immédiatement, ainsi que les conflits intérieurs qu’ils entraînent. Nous pouvons alors être déterminés par un tout autre affect, qui est le désir de vivre dans l’amour et la joie, indépendamment de la présence, de la possession et même de l’existence de cette personne, désir qui définit l’essence même de l’humanité.
On le voit, les joies et les désirs qui constituent ce nouvel affect d’amour libre de l’attachement n’ont pas pour cause une autre affection : ils découlent directement de notre raison, par la compréhension intuitive de l’essence de notre être, qui est notre propre vitalité. La simple conscience de soi engendre en effet la perception adéquate d’un désir unique que nous pouvons appeler le désir essentiel, désir qui n’est autre que celui de réaliser notre être, d’actualiser sa puissance singulière, d’être tout ce que nous pouvons être, en un mot d’éprouver la joie d’être libre, et cette réalisation ne peut dépendre de personne ni de rien d’autre que de nous-mêmes. »

Si la personne disparue était par exemple en train de vous prodiguer tels enseignements, auxquels vous n'auriez à présent plus accès (ou que plus difficilement), cela vous paraît-il suffisant ?

Pensez-vous possible d'adapter les lignes que vous citez à une situation où vous vous sentiriez affecté par la souffrance d'autrui ?

Vanleers a écrit :Je reviens au premier point de votre post.

Vous écrivez :

« Pourquoi aimerait-on quelque chose d'éternel en vertu de ce caractère éternel... ? »

Vous posez cette question car vous critiquez Macherey qui a écrit :

« aimer Dieu d’un amour intellectuel, c’est l’aimer parce qu’on comprend sa nature éternelle »

Or Macherey ne fait que reprendre le corollaire d’E V 32 dans lequel Spinoza donne la définition de ce qu’il appelle « l’amour intellectuel de Dieu », c’est-à-dire :

« […] une Joie qu’accompagne l’idée de Dieu comme cause, c’est-à-dire un Amour de Dieu […] en tant que nous comprenons que Dieu est éternel […] »

Rien de plus.

Comment le comprenez-vous ?

Affirmé ainsi, je dois vous dire que ça me paraît aussi peu consistant que l'histoire de l'amour d'un caillou sous prétexte que celui-ci serait pensé par nous comme éternel.

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar recherche » 25 janv. 2014, 23:25

hokousai a écrit :à Vanleers

donc nous somme là d'accord .

Je voudrais attirer votre attention sur la prop 5/5

Démonstration : L'affect envers une chose que nous imaginons libre est plus grand qu'envers une chose nécessaire (par la proposition 49, partie 3), et par conséquent il est plus grand qu'envers une chose que nous imaginons comme possible ou comme contingente (par la proposition 11, partie 4). Or, imaginer une chose libre, c'est l'imaginer isolément, en ignorant les causes qui l'ont déterminée à agir (par le scolie de la proposition 35, partie 2). Donc l'affect envers une chose que nous imaginons isolément est toujours plus grand, toutes choses égales d'ailleurs, que si nous l'imaginions comme nécessaire, possible ou contingente ; et par conséquent cet affect est le plus grand de tous les affects. C.Q.F.D.

Je cite parce que je trouve ça étonnant. Non certes pas faux mais étonnant. Et je dois dire un peu passé habituellement sous silence .

Comment passer alors à la défense de la chose déterminée ?

amicalement

Il ne me semble pas que ce soit autre chose qu'un constat ; l'affect "plus grand" dont il est question, pas "plus salutaire" qu'un affect "moins grand" motivé par une vision plus perspicace (ici intégrée). Il me semble que la quantification de cet affect correspond à celle de l'étonnement face à un inattendu variable (plus grand dans la première situation).

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar hokousai » 25 janv. 2014, 23:44

à recherche

Spinoza a écrit :et par conséquent cet affect est le plus grand de tous les affects.


La chose n'est pas circonstancielle , anecdotique, bénigne . On est en présence du plus grand de tous les affects .

Spinoza dit textuellement que: L'affect envers une chose que nous imaginons libre est plus grand qu'envers une chose nécessaire . Or il prend par la suite ( et il lavis fait antérieurement ) la défense de la compréhension de la chose comme nécessaire .

La compréhension de la chose comme nécessaire doit produire un affect moins grand que l"imagination de la chose comme libre.
Ou bien Spinoza choisit quelque part la voir de l'imagination ou bien il choisit la voie d 'un moindre affect .

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar recherche » 25 janv. 2014, 23:53

hokousai a écrit :à recherche

Spinoza a écrit :et par conséquent cet affect est le plus grand de tous les affects.


La chose n'est pas circonstancielle , anecdotique, bénigne . On est en présence du plus grand de tous les affects .

Spinoza dit textuellement que: L'affect envers une chose que nous imaginons libre est plus grand qu'envers une chose nécessaire . Or il prend par la suite ( et il lavis fait antérieurement ) la défense de la compréhension de la chose comme nécessaire .

La compréhension de la chose comme nécessaire doit produire un affect moins grand que l"imagination de la chose comme libre.
Ou bien Spinoza choisit quelque part la voir de l'imagination ou bien il choisit la voie d 'un moindre affect .

En vertu de son déterminisme complet, il me semble qu'il ne peut que choisir la voie du "moindre affect" (mais de quel affect parle-t-on ?).
- "Le plus grand des affects" pourrait désigner (cela me paraîtrait logique en contexte) l'affect que nous "subissons" le plus (terme de la proposition 6).
- A moins d'être contradictoire avec la proposition 5 que vous citez, la proposition 8 me semble pouvoir renvoyer à un affect dont la grandeur aurait notamment pour cause (importante) celle de l'ignorance de ses causes...
- La compréhension dont parle la proposition 24 d'Ethique 5 à propos de l'essence des choses particulières renvoie bien à une compréhension au regard de leur cause (Dieu) ("proposition 25 partie I" comme le suggère sa démonstration) ?!

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar recherche » 26 janv. 2014, 14:15

Une autre précision s'il vous plaît :

Vanleers a écrit :Nous devons être attentifs au fait que bien que Spinoza vise la sixième Définition des affects, nous ne sommes plus dans le cadre de cette définition. En effet la cause associée à la joie qui naît de la connaissance du troisième genre n’est pas une cause extérieure car « aimer Dieu d’un amour intellectuel, c’est l’aimer parce qu’on comprend sa nature éternelle » (Macherey … V p. 155).
« […] la substance divine est cause, non pas relativement, mais absolument […] » (ibid.)

Procéderions-nous de lui, Dieu ne reste-t-il pour nous irréductiblement (en vertu de sa définition et de nos limites) "infiniment extérieur" à nous-même ?
En outre, ne conçoit-on l'idée de Dieu comme cause aussi au regard d'un extérieur à nous-même, celui précisément nous étant accessible ?
Modifié en dernier par recherche le 26 janv. 2014, 16:41, modifié 1 fois.

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar Vanleers » 26 janv. 2014, 15:21

A recherche

1) Vous écrivez :

« Si la personne disparue était par exemple en train de vous prodiguer tels enseignements, auxquels vous n'auriez à présent plus accès (ou que plus difficilement), cela vous paraît-il suffisant ? »

N’ayant pas vécu cette situation, vous comprendrez que je reste prudent.

Dans mon premier post, je rappelais que :
Chaque individu éprouve des affects différents des affects d’un autre individu (E III 57).
Un affect de tristesse vient de ce que nous pâtissons sous l’effet de causes extérieures (E IV 2) et la puissance de ces causes peut être très supérieure à la nôtre (E IV 3).
Un affect de tristesse ne peut être réprimé ni supprimé que par un affect de joie plus fort (E IV 7)

Je parlais de fuite, d’évasion.
Trouver refuge dans l’idée que tout est en Dieu.
Ce qu’écrit Giuliani complété par ces réflexions fera-t-il apparaître progressivement des ilots de joie toujours plus étendus dans une mer de tristesse ?
En théorie, je pense que oui. En pratique, je ne sais pas et, surtout, je ne sais pas combien de temps peut prendre ce processus.


2) Vous écrivez :

« Pensez-vous possible d'adapter les lignes que vous citez à une situation où vous vous sentiriez affecté par la souffrance d'autrui ? »

En effet, on peut éprouver de la tristesse face à la souffrance d’autrui.
Mais cette souffrance appelle la générosité de l’homme libre qui est un désir, selon la définition du scolie d’E III 59.
C’est également une joie puisqu’en E IV 46, Spinoza parle de compenser « par l’amour, autrement dit par la générosité ».
Chantal Jaquet écrit (Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza p. 299 – Publications de la Sorbonne 2005) :

« La générosité peut donc tout aussi bien se définir comme une espèce de désir d’entraide et d’amitié ou comme une espèce de joie née de l’amour d’autrui et du bien qui s’ensuit pour lui. Qu’elle prenne la forme de la fermeté ou de la générosité, la fortitude, c’est le conatus activement joyeux. »

La générosité étant une joie s’oppose à la tristesse qui naît face à la souffrance d’autrui et, si elle est plus forte, la vaincre (E IV 7).
Le texte de Giuliani peut aider à renforcer cette générosité, en particulier si nous comprenons que :

« […] nous sommes tristes parce que nous ne sommes pas actifs, que nous n’existons pas de manière créative, joyeuse et libre, en étant animé par la puissance vitale et divine de notre être. »

Bien à vous


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