Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar recherche » 27 nov. 2014, 15:30

Bonjour,

Vanleers a écrit :[...] nous sommes dans la béatitude de toute éternité

Comment concevez-vous cette éternité ?

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 27 nov. 2014, 16:39

A recherche

Votre message me réjouit car je retrouve là votre style le plus habituel : une question brève, aucun apport au débat.
Comme vous connaissez déjà Spinoza, je vous engage, par exemple, à relire et méditer le corollaire et, surtout, le scolie d’E V 34.

Bien à vous

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar recherche » 27 nov. 2014, 17:01

La scolie en question distingue éternité de durée ; comment comprenez-vous cette distinction ?

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 28 nov. 2014, 11:55

A recherche

Votre question à propos de « nous sommes dans la béatitude de toute éternité » me conduit à apporter cette précision qui, peut-être, vous éclairera.

La béatitude dont parle Spinoza à la fin de l’Ethique est non seulement une joie mais un amour, c’est-à-dire une joie qu’accompagne l’idée d’une cause… Non pas d’une cause extérieure selon la définition du scolie d’E III 13, mais d’une cause que l’on peut dire « intérieure » compte tenu des explications que donne Spinoza dans le scolie d’E V 36.
Cette béatitude, c’est donc l’amour intellectuel de Dieu, le seul à être un amour éternel comme le précise le corollaire d’E V 34.
Mais il y a davantage car la proposition E V 36 démontre que « l’amour intellectuel de l’esprit envers Dieu est l’amour même de Dieu dont Dieu s’aime lui-même »
Il s’agit donc de concevoir l’éternité de cet amour (votre question) comme l’éternité de l’amour dont Dieu s’aime lui-même ce qui nous renvoie à la définition 8 de la partie I qui ne présente pas de difficultés de compréhension puisqu’elle vise explicitement l’éternité de Dieu (il est plus difficile de concevoir l’éternité d’un mode fini à partir de cette définition).

Bien à vous

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 29 nov. 2014, 11:17

Spinoza distingue et unit trois voies qui mènent au bonheur, c’est-à-dire à la béatitude.

1) Au sens strict, la béatitude c’est l’amour intellectuel de Dieu, c’est-à-dire l’amour même dont Dieu s’aime lui-même. Il s’agit donc d’un amour impersonnel, ce qui implique, comme déjà indiqué, que nous nous affranchissions d’une conception personnaliste de l’être humain.
L’amour intellectuel de Dieu, que nous avons appelé la pensée majeure, coupe court aux ruminations, aux vaines cogitations, nous sort du trouble de l’esprit que Spinoza désigne par fluctuatio animi et nous met dans l’acquiescentia. Mais, dans une certaine mesure, nous pouvons également trouver paix et sérénité dans la pensée de quelqu’un que nous aimons.
Interprétant la définition de l’amour donnée dans le scolie d’E III 13, aimer quelqu’un, c’est se réjouir de son existence. Et, ici, c’est non seulement l’existence dans le temps qui est visée mais également l’existence en Dieu dont parle Spinoza dans le scolie d’E II 45 :

« Je parle, dis-je, de l’existence même des choses singulières en tant qu’elles sont en Dieu. Car, quoique chacune d’elles soit déterminée par une autre chose singulière à exister d’une manière précise, il reste que la force par laquelle chacune persévère dans l’exister suit de l’éternelle nécessité de la nature de Dieu. »

2) L’amour intellectuel de Dieu constitue notre suprême béatitude (cf. E II préface) mais, en E V 41, Spinoza s’adresse à ceux qui ne savent pas que leur esprit est éternel :

« Même si nous ne savions pas que notre Esprit est éternel, nous tiendrions cependant pour primordiales la Moralité, la Religion, et d’une manière générale tout ce dont nous avons montré dans la Partie IV, que cela se rapporte à la Fermeté d’âme et à la Générosité. » (traduction Misrahi)

Robert Misrahi commente sa traduction :

« Ainsi le commencement fondateur de l’éthique réside-t-il dans la doctrine du Conatus et de l’utile véritable, c’est-à-dire dans le désir actif de la joie véritable. Ce fondement ne dépend en rien de la doctrine de l’éternité, et l’éthique spinoziste serait la même, si la démarche réflexive n’était pas poursuivie jusqu’à la découverte de l’éternité. » (note V 72)

Si on ne peut pas parler, ici, de béatitude au sens strict, c’est bien à la joie qu’est ordonnée cette éthique, même lorsqu’elle n’est pas « poursuivie jusqu’à la découverte de l’éternité ».

3) Nous avons déjà vu qu’un simple comportement extérieur, la voie des œuvres, conduit aussi à la béatitude. Il suffit d’observer la droite règle de vie, comme l’écrit Spinoza dans cet extrait du TTP, cité ici pour la troisième fois :

« Je me bornerai cependant à dire ceci : nul ne peut être connu que par ses œuvres. Celui donc qui aura manifesté avec abondance ces fruits que sont la charité, la joie, la paix, la patience, la bienveillance, la bonté, la bonne foi, la douceur, et la maîtrise de soi, contre quoi (comme dit Paul dans l’Epître aux Galates 5 : 22) il n’y a pas de loi, celui-là, que la seule raison l’instruise ou l’Ecriture seule, en est véritablement instruit par Dieu et parfaitement heureux (a Deo revera edoctus est et omnino beatus) ». (TTP ch. V – PUF p. 237)

Trois voies s’offrent à celui qui veut être parfaitement heureux. Ces voies ne se contredisent pas et même s’appellent mutuellement.

En n’oubliant pas que le sentiment de bonheur est également fonction du bon heur, de l’heureuse fortune (heureux tempérament, bonne santé, aisance matérielle, sécurité politique, etc.)

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar recherche » 30 nov. 2014, 01:51

Vanleers a écrit :A recherche

Votre question à propos de « nous sommes dans la béatitude de toute éternité » me conduit à apporter cette précision qui, peut-être, vous éclairera.

La béatitude dont parle Spinoza à la fin de l’Ethique est non seulement une joie mais un amour, c’est-à-dire une joie qu’accompagne l’idée d’une cause… Non pas d’une cause extérieure selon la définition du scolie d’E III 13, mais d’une cause que l’on peut dire « intérieure » compte tenu des explications que donne Spinoza dans le scolie d’E V 36.
Cette béatitude, c’est donc l’amour intellectuel de Dieu, le seul à être un amour éternel comme le précise le corollaire d’E V 34.
Mais il y a davantage car la proposition E V 36 démontre que « l’amour intellectuel de l’esprit envers Dieu est l’amour même de Dieu dont Dieu s’aime lui-même »
Il s’agit donc de concevoir l’éternité de cet amour (votre question) comme l’éternité de l’amour dont Dieu s’aime lui-même ce qui nous renvoie à la définition 8 de la partie I qui ne présente pas de difficultés de compréhension puisqu’elle vise explicitement l’éternité de Dieu (il est plus difficile de concevoir l’éternité d’un mode fini à partir de cette définition).

Bien à vous

Merci pour votre réponse, qui me semble appeler un éclaircissement.

Soit : telle idée, perçue sous l'angle du troisième genre de connaissance, est propre à tel individu (ou à telle espèce) doué(e) de facultés cognitives particulières. Lorsque cet individu périt (ou lorsque cette espèce s'éteint), plus personne ne la pense. Mieux : telle idée, perceptible sous l'angle du troisième genre de connaissance, est vraie dans telle situation, situation plus jamais rencontrée à partir de tel moment.

Au regard de ces simples illustrations, et en dépit des références auxquelles vous renvoyez, je ne comprends pas comment soutenir qu'une telle idée serait "éternelle", au sens commun du terme.

Comment le comprenez-vous ?

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 30 nov. 2014, 10:15

A recherche

Vous considérez un individu qui, à un moment de son existence dans la durée, a une idée adéquate (car relevant de la connaissance du troisième genre). Ensuite, cet individu meurt.
Première remarque
Tout individu existe de deux façons : dans la durée et en Dieu (E II 45 sc.). Quoique mort ou pas encore né, il existe en Dieu de toute éternité.

Deuxième remarque
Lorsque l’esprit d’un individu forme une idée adéquate, c’est Dieu qui a cette idée, non en tant qu’il est infini mais en tant qu’il constitue l’essence de l’esprit de cet individu (E II 11 cor.)

Ces deux remarques suffisent, me semble-t-il pour comprendre l’éternité, au sens de Spinoza (E I déf. 8), d’une idée adéquate formée par un individu à un moment de son existence dans la durée.

Voyez également E V 29, sa démonstration et son scolie.

Quant à l’éternité « au sens commun du terme », je ne vois pas de quoi vous parlez. S’agirait-il de sempiternité ? Ce ne serait pas ce que Spinoza entend par éternité.

Bien à vous

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 30 nov. 2014, 15:23

La recherche du bonheur concerne l’esprit et le corps et on sait que, dans la philosophie de Spinoza, le corps et l’esprit d’un individu, c’est la même chose considérée sous deux aspects différents.

La béatitude, c’est l’acquiescentia. Elle est à la fois corporelle et mentale
Dans la démonstration d’E V 27 qui établit que l’acquiescentia naît de la connaissance du troisième genre, Spinoza indique clairement que celle-là est un affect.
Il se réfère à la deuxième définition des affects : « La joie est le passage de l’homme d’une moindre perfection à une plus grande. » ainsi qu’à la vingt-cinquième : « La satisfaction de soi [acquiescentia in se ipso] est une joie née de ce qu’un homme se contemple lui-même ainsi que sa puissance d’agir. »
Or un affect concerne le corps et l’esprit comme le pose sa définition :

« Par affect, j’entends les affections du corps qui augment ou diminuent, aident ou répriment, la puissance d’agir de ce corps, et en même temps les idées de ces affections » (E III déf. 3)

Dans son commentaire d’E V 39, Pierre Macherey écrit (Introduction… V p. 182) :

« […] l’amour de Dieu, à travers lequel s’exprime l’éternité de l’âme, doit concerner également le corps : qui veut parvenir à la félicité la plus haute dont la nature humaine soit capable, doit aussi aimer Dieu avec son corps »

Il ajoute en note :

« Il reste que cette égalité [du corps et de l’âme], qu’il faut sans cette réaffirmer, est aussi sans cesse remise en cause, ou tout au moins oubliée, d’où la nécessité de la réaffirmer : comme nous en avons déjà fait la remarque, la présence du corps est indiquée dans le texte de l’Ethique comme en pointillé, sur une sorte de ligne d’accompagnement, l’exécution de la mélodie principale restant réservée à l’âme. »

Il ne suffit pas de réaffirmer l’égalité du corps et de l’âme, mais il est nécessaire de mettre en œuvre des moyens autres que ceux qui sont exposés dans l’Ethique pour mieux vivre l’acquiescentia au plan corporel.
A cet égard, signalons que Bruno Giuliani propose une « pratique qui intègre la Biodanza et la philosophie dans le but d’éduquer au bonheur » (Le bonheur avec Spinoza, p. 26 – Editions Almora 2011).

La pensée majeure met fin aux vaines cogitations, écrivions-nous, car elle consiste en un chant d’allégresse qui les chasse en occupant l’esprit et le corps.

Il est tout simplement dommage qu’elle n’ait aucun effet sur les douleurs physiques et nous avons déjà écrit, sur un autre fil (1), que lorsque les fonctions vitales sont en question, « rien ne marche » (nihil facit) du côté de la philosophie. Peuvent être alors efficaces le repli défensif et certains actes très concrets de l’entourage.

(1)
viewtopic.php?f=17&t=1514

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 01 déc. 2014, 12:03

Nous écrivions que trois voies s’offrent à celui qui veut être parfaitement heureux. Nous allons voir que ces trois voies sont celles de l’amour de Dieu et des hommes.

1) La voie des œuvres

C’est évident pour la voie, purement extérieure, qui consiste à appliquer la règle de vie, c’est-à-dire à agir avec charité, joie, paix, patience, bienveillance, bonté, bonne foi, douceur, maîtrise de soi (cf. TTP ch. V). Toutes ces caractéristiques relèvent de l’amour des hommes, explicitement relié, dans le TTP, à l’amour de Dieu.

2) La voie d’E V 41

Dans la proposition E V 41, Spinoza s’adresse à ceux qui ne savent pas que leur esprit est éternel et écrit qu’il tient pour primordiales la Moralité (pietas) et la Religion (religio).
La moralité et la religion ont été définies dans le scolie 1 d’E IV 37 :

« […], celui qui s’efforce de conduire les autres par la Raison agit non par impulsion mais avec humanité et bienveillance, et il est en parfait accord avec lui-même. Poursuivons. Je rapporte à la Religion tous les désirs et toutes les actions dont nous sommes cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, c’est-à-dire en tant que nous connaissons Dieu ; mais j’appelle Moralité le Désir de bien agir qui naît du fait que nous vivons sous la conduite de la Raison. » (traduction Misrahi)

Pierre Macherey commente (Introduction… IV p. 224) :

« Par religio, il faut entendre la pratique de la connaissance de Dieu, terme idéal de la vertu, dont le concept a été établi dans la proposition 28 : du fait de cette connaissance, tout ce que nous faisons, nous le faisons parce que nous avons l’idée de Dieu, étant ainsi portés par une inspiration unanime au lieu de poursuivre des vues strictement égoïstes. Par pietas, il faut entendre le désir de bien faire ou le souci du bien commun, qui prend la forme d’une attention raisonnée à autrui. »

La proposition E V 41 définit une éthique au quotidien que l’on peut rattacher, en assimilant connaissance et amour, à l’amour de Dieu, ainsi qu’à l’amour du prochain.

3) La voie de la béatitude

« Dieu, en tant qu’il s’aime lui-même, aime les hommes »

Cette brève formule du corollaire d’E V 36, est capitale.
Dieu aime les hommes mais on peut aller plus loin et Pierre Macherey écrit (Introduction… V) :

« […] si Dieu, en s’aimant lui-même d’un amour que rien ne distingue de l’amour que je lui porte, aime les hommes, c’est donc aussi que, en aimant Dieu, d’un amour que rien ne distingue de celui qu’il se porte à soi-même, du même coup j’aime les hommes, tous les hommes sans exception, exactement comme il les aime. Ce que j’éprouve en aimant Dieu, d’un amour intellectuel, c’est que je suis un homme parmi les autres, auxquels je suis lié par tout un réseau de déterminations concrètes, qui exprime nécessairement la puissance infinie de Dieu. » (pp. 171-172)

Ici, nous avons atteint le sommet de l’Ethique :

« Un amour constant et éternel envers Dieu, qui ne peut être qu’un amour intellectuel, et se révèle n’être autre que l’amour que Dieu porte aux hommes, apporte son définitif accomplissement au projet éthique de libération dont il satisfait pleinement les exigences : on ne voit pas en effet comment il serait possible d’aller plus loin dans le sens de ce mouvement d’approfondissement qui libère joyeusement en nous ce qui constitue notre nature essentielle. Et, réellement, nous ne pouvons rien souhaiter de mieux. » (p. 172)

« Nous sommes aimés », voilà la vérité que l’Ethique portait depuis le commencement, vérité essentielle, véritable fondement d’un art de vivre.
La philosophie de Spinoza, mieux qu’une philosophie du bonheur ou une éthique de la joie, peut être dite une philosophie de l’amour.

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 02 déc. 2014, 11:20

Jacqueline Lagrée explique clairement en quoi consiste, selon Spinoza, l’amour du prochain et comment il s’articule à l’amour de Dieu.
Elle écrit (« Spinoza et l’amour intellectuel du prochain » in Spinoza, philosophe de l’amour pp. 109-110 – Université de Saint Etienne 2005) :

« L’amor intellectualis Dei se caractérise négativement par sa distinction avec ce qu’il n’est pas, l’amour passionnel, en ce que cet amour est joie pure, dénuée de toute tristesse comme de tout affect négatif. S’il est vrai que chacun aime d’autant mieux Dieu qu’il se comprend lui-même et ses sentiments clairement et distinctement (E V 15), le véritable amour du prochain s’accompagnant d’une compréhension claire et distincte de ses besoins et de ses droits (charité et justice) et d’une compréhension de notre rapport à lui (guidé par la raison et non par une pitié de femme [muliebri misericordia – E II 49 sc.]), participe de cet amour intellectuel de Dieu sous ses deux aspects (E V 36 cor.), d’une part l’amour dont Dieu s’aime lui-même et aime en même temps les hommes et d’autre part l’amour intellectuel de l’âme envers Dieu. Car l’amour intellectuel de Dieu tel que le conçoit Spinoza n’est pas une contemplation passive où l’âme se laisserait envahir par la beauté de la divinité comme dans l’extase mystique ; c’est une action, une joie avec l’idée de Dieu comme cause, certes, mais la joie avec l’idée de Dieu comme cause ne peut que nous pousser à agir toujours davantage de la causalité même de Dieu. Aimer Dieu de la manière la plus parfaite, aimer Dieu de l’amour intellectuel dont Dieu s’aime lui-même c’est participer de la productivité infinie de Dieu, c’est placer son regard sous la perspective de l’éternité, c’est convertir en amour éternel et rationnel un affect passager et marqué par l’imagination. »

L’amour intellectuel de Dieu, écrit J. Lagrée, est « joie pure, dénuée de toute tristesse comme de tout affect négatif ».
Toutefois, cette joie pure est totalement étrangère au « pur amour » dont la doctrine fut l’objet de controverses au XVII° siècle.
A ce sujet, on peut lire l’article de Michel Terestchenko : « La querelle sur le pur amour au XVII° siècle entre Fénelon et Bossuet » en :

http://www.cairn.info/revue-du-mauss-20 ... ge-173.htm

L’auteur explique que le « pur amour » répond à trois réquisits :

« Le premier est de nature définitionnelle : l’amour véritable est désintéressé, c’est-à-dire gratuit et dénué de tout mobile « égoïste » ; le deuxième est existentiel : au-delà de l’espérance de tout bien – s’agirait-il du salut et de la félicité éternelle –, il se montre et se révèle dans l’acceptation du sacrifice de son propre bonheur ; le troisième est plus théorique : l’amour parfait exige la totale et parfaite renonciation à toute expression de la volonté propre dans un « délaissement » à Dieu qui est une « désappropriation » de soi. »

Cette doctrine qui, on le voit, est contraire à l’éthique de Spinoza, a connu une certaine postérité :

« De fait, nombre d’auteurs contemporains parmi les plus importants de la pensée éthique – et l’on songe ici à Levinas ou encore à Derrida – ont hérité de cette construction théorique qui voit dans l’égoïsme et, d’une manière plus générale, dans ce qui se rapporte à l’ego ou au soi – et cette identification est à soi seule infiniment problématique – la source même du mal. »

De façon peut-être inattendue, Bossuet, dans son opposition à Fénelon, soutient une thèse qui se rapproche du spinozisme :

« Le bonheur est la fin de la volonté telle qu’elle a été créée par Dieu, et rien ne saurait venir déroger à cette loi de la nature qui comme telle n’a rien de coupable. Le désir du bonheur qui, éclairé et soutenu par Dieu, nous conduit à rechercher le salut et les moyens d’y parvenir ne relève pas d’une décision libre. Inscrit en nous à la manière d’un instinct qui agit « en nous sans nous », selon la formule de Bossuet, ce désir définit ontologiquement la nature même du vouloir. »


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