Le mysticisme peut être contraire à la discussion qui est échange de différences cherchant de points communs, si on entend par là une plongée dans le "mystère" divin, nécessairement sans commune mesure avec tout ce qui est déjà connu et qui à ce titre ne peut être rationnel. Il y a certes certains illuminés qui ne savent parler qu'avec leur imagination du divin.
Mais en son premier, le mot mystique désigne une connaissance directe du divin, intuitive, ce qui n'est pas discursif mais pas pour autant contraire à la raison. En ce sens, il est clair que la connaissance du troisième genre est mystique, tout en étant parfaitement claire et distincte : tout le monde peut savoir immédiatement, sans la médiation du raisonnement, qu'il est étendu et pensant, c'est-à-dire qu'il est divin, expression immédiate de sa puissance d'exister. Mais la médiation du raisonnement permet d'augmenter le désir de connaître les êtres de cette façon (
E5P28: c'est bien le désir du CN3 qui
peut naître du CN2 et non comme le dit Deleuze le CN3 qui doit passer par le CN2 pour apparaître). Ainsi, comme l'a rappelé Naoh, tous les hommes connaissent Dieu intuitivement et adéquatement et ont donc ce point commun ; ce sont seulement les mots, auxquels par leur imagination et leurs passions ils donnent des sens différents, qui les séparent.
Mais puisqu'il n'y a que les mots qui les séparent, il n'est pas vain de chercher des vérités communes, en travaillant sur les mots. William James disait de façon très spinoziste et en même temps éternelle au sens de Vinciguerra, en 1909 dans
Confidences of a 'psychical researcher' : "nous sommes comme des îles dans la mer, dissociées à la surface, mais reliées par le fond". Le fond est évidemment la substance qui nous unit et dont nous ne sommes que des affections. Les flots qui semblent nous séparer, sont les connaissances mutilées de l'imagination et les passions qui en découlent. Sur un forum Internet, il semble qu'on soit davantage dissociés à la surface encore que dans la vie, mais n'oublions pas que la notion même d'éthique de la discussion a été élaborée par Habermas et Appel à l'occasion d'un échange houleux écrit bien avant Internet. Et le plus souvent, les intellectuels qui s'écrivent n'ont pas à se croiser corporellement tous les matins pendant 20 ans. La seule vraie différence qu'apporte Internet, que Phiphilo avait mise en évidence, c'est qu'on ne connaît pas le nom des personnes, mais connaître le nom des personnes n'est en rien avoir une connaissance adéquate de ces personnes. Ce qu'Internet rend possible, c'est comme l'a suggéré Aldo la recherche et la construction collective de la vérité, au delà justement des places et des rôles que chacun peut estimer avoir à faire valoir dans la société, et c'est ainsi parce qu'on ne sait pas assez faire abstraction de nos habitudes affectives tirées de la vie tangible que nos discussions tournent si souvent mal.
Bien sûr, il ne faut pas oublier que nous restons pris dans des passions car l'éventuelle connaissance intuitive de notre participation à la perfection de la nature ne nous conduit pas, et c'est heureux, à l'ablation de notre imagination et aux passions qui en découlent nécessairement. C'est pour cela que fondamentalement, nous restons les mêmes dans la vie numérique et dans la vie tangible, les moyens de se faire passer pour un autre y sont décuplés mais chacun reste toujours aussi démuni face au mécontentement de soi que l'on éprouve en se voyant asservi à ses réactions passionnelles. Aussi, je ne pense pas avoir affaire aux semi-fantômes d'Hokousai sur Internet. Qu'est-ce qu'un fantôme ici ? Un être immatériel dans la matière, c'est-à-dire un être qui n'existe pas et qui n'a donc pas plus de vertus que de passions. On existe sur d'autres modes sur Internet ou dans une discussion directe mais on y existe toujours et complètement sous différentes formes. Ou fantôme signifie être de pure imagination. Un semi-fantôme serait un mélange d'imagination (connaissance du premier genre) et de réalité (connaissable intuitivement et/ou rationnellement). Mais alors nous sommes tous déjà des semi-fantômes ; la plupart plus fantômes d'hommes qu'hommes réels, quelques uns un peu plus réels que fantômes. Internet n'y change pas grand chose.
Mais je suis aussi assez circonspect à l'égard de la notion d'auditoire universel. Il faudrait pour cela qu'il y ait un orateur universel. Cela n'existe pas. L'univers, la nature ne parlent pas car on ne parle et même les animaux ne communiquent que pour combler la séparation apparente qui découle de l'incomplétude de nos connaissances. Dieu n'est pas séparé de lui-même. Plutôt que de tenter en vain de faire abstraction de ses passions, il me semble avisé d'avoir toujours un œil sur elles et de savoir en rire de bon cœur pour les maintenir à leur place.
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Afin d'arriver à une formalisation de règles claires, qui au delà de la charte actuelle (texte de nature juridique se concentrant sur les comportements et qui laisse de côté les affects qui les déterminent) pourrait en constituer la fondation, il faut en bonne méthode s'entendre sur ce que nous appelons éthique, spinoziste, discussion, forum puis sur le but que ces règles permettraient d'atteindre. Ensuite, certaines règles déjà directement puisées chez Spinoza ont pu être énoncées, il faudra finir par en faire la liste en voyant ce qu'il y a à ajouter.
Concernant le but de la discussion, je suis d'accord avec Vanleers : "aider les lecteurs et les intervenants à comprendre le chemin qui, selon Spinoza, les mènera à la béatitude." C'est en effet le but final que j'ai toujours conçu pour ce forum. Je dirai même, par la mise en place de notions communes, au moyen de la discussion, qu'il s'agit pour les lecteurs comme pour chaque intervenant de parcourir ici un peu de ce chemin, même s'il ne pourra l'accomplir que seul. Mais d'autre part, on peut fort bien venir ici pour discuter à propos du libre arbitre ou des rapports corps/esprit. La charte précise bien qu'il n'est pas requis d'adhérer à la philosophie de Spinoza pour participer ici, ce qui implique aussi le but qu'il assigne à la philosophie. Ainsi le but serait plutôt de permettre des échanges satisfaisants pour les différents intervenants, soit en matière de recherche d'information, soit de réflexion. D'un point de vue spinoziste, on pourra toujours se dire que tous les chemins mènent à la béatitude, puisque la puissance de penser et de s'étendre est partout, immédiatement. L'important est que partant des connaissances mutilées, on avance au lieu de tourner en rond, voire reculer, qu'on ne vienne pas ici pour en ressortir avec une connaissance encore plus mutilée de Dieu, de soi et des choses.
Sur les termes principaux, s'il ne s'agit pas dans ce sujet d'envisager un débat fondamental sur le sens de chacun d'entre eux (ce qui n'empêche pas d'en parler ailleurs), mais bien d'avoir des définitions opératoires.
a)
éthique : ensemble de règles concernant le comportement humain dont l'application devrait garantir un effet indirect ou direct désirable par tout homme. L'effet est indirect pour les éthiques conséquentialistes (dites aussi de la responsabilité) : être vertueux pour obtenir le plus grand bonheur pour tous, le plus de plaisir et le moins de douleur possible. L'effet est direct pour les éthiques déontologistes (dites aussi de la conviction) : être vertueux parce que c'est bien de l'être, juste pour être vertueux.
b)
éthique spinoziste : ces règles visent la béatitude mais la béatitude est dans la vertu même (
E5P42), ce qui en fait un déontologisme. Ce qui permet la béatitude, c'est-à-dire de vivre et d'agir toujours content de soi, c'est la connaissance intuitive de soi et des choses dans leurs rapport aux attributs de la substance mais aussi la connaissance des affects qui déterminent notre façon de vivre et d'agir, pour éviter ceux qui conduisent au mécontentement de soi et favoriser ceux qui conduisent au contentement.
c) Une
discussion est la mise en question de jugements quelconques, leur problématisation, c'est-à-dire le fait de chercher si on ne peut pas légitimement penser le contraire en vue d'arriver à s'entendre, au moins entre intervenants, sur ce qui ne peut être discuté, l’indubitable. Sans recherche claire de la vérité, la discussion vire au bavardage, au verbiage qui dérivent ensuite encore plus facilement à la médisance. En soi, la discussion implique une suspension du jugement qui peut être considérée comme un exercice spirituel préparant à la béatitude, qui est une conscience intuitive de l'être dans laquelle le sujet est immédiatement identique au prédicat. La discussion peut aussi être opposée à la propagande, qui n'accepte l'autre que comme auditeur passif, susceptible uniquement d'adhérer à la position défendue qui ne peut donc pas réellement être discutée. La véritable discussion implique un dialogue qui s'oppose aussi au monologue.
d)
forum : lieu de discussion, soumis à certaines règles formelles, pour permettre à un maximum d'assistants de participer et s'efforcer non de maintenir la valeur éthique de leurs intentions (cela ne peut guère relever que d'eux-mêmes) mais le comportement minimal requis dans leurs interventions pour maintenir une vraie discussion. Que ce lieu soit physique ou comme on dit "virtuel", (je préfère opposer tangible et numérique) cela ne change pas grand chose à ce qui fait principalement obstacle à l'aboutissement de la discussion : les préjugés, le mimétisme affectif qui fait autant qu'on désire le désir de l'autre que l'on refuse en l'autre ce qu'on refuse en soi-même, les passions en général. L'anonymat permet certes plus facilement de laisser libre cours aux passions offensives, comme la colère ou la vengeance mais en même temps cela limite beaucoup les passions défensives, comme la peur ou l'espoir, qui dans la vie tangible conduit les gens à tellement se cacher aux autres qu'ils en viennent à ne plus savoir eux-mêmes où ils sont, de sorte que les discussions y sont souvent très superficielles (voir aussi sur facebook, ce que ça donne souvent entre gens qui se connaissent effectivement dans la vie tangible).
Concernant la liste de règles, je rappellerai seulement la première que se donne Spinoza dans le TRE : "Mettre ses paroles à la portée du vulgaire et consentir à faire avec lui tout ce qui n'est pas un obstacle à notre but. Car nous avons de grands avantages à retirer du commerce des hommes, si nous nous proportionnons à eux, autant qu'il est possible, et nous préparons ainsi à la vérité des oreilles bienveillantes." On voit au passage, comme c'était dit par Vinciguerra, que ce qui peut paraître daté chez Spinoza concerne ce qu'il a du dire pour s'adapter à l'auditoire de son époque et donc qu'il ne peut que difficilement être question de parler à un auditoire universel. L'auditoire varie en fonction des lieux où il se rencontre et des époques. Même s'il ne les a jamais rencontrés, comme Blyenbergh, Spinoza ne parle pas exactement de la même façon à ses interlocuteurs, selon le style de leurs questions et de leur argumentation.
Je terminerai par faire remarquer qu'on pourrait envisager ce que pourrait être une éthique spinoziste aussi en la comparant avec ce qui en est ressorti entre Habermas et Appel :
http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89thiq ... discussionOn pourrait essayer de résumer cela :
Sachant qu'une discussion vise à établir des vérités c'est-à-dire des règles (des jugements valables en général)
1. Il ne faut pas discuter avec quelqu'un qui nie les principes de la logique (d'identité, de non-contradiction, de tiers exclu).
2. Seules peuvent prétendre à la validité les normes susceptibles de rencontrer l'adhésion de tous les intéressés en tant que participants d'une discussion pratique (= sortir du solipsisme transcendantal pour entrer dans l'intersubjectivité).
3. La recherche du bien humain implique qu'il faut prendre en compte les intérêts des personnes qui peuvent être affectées par la norme examinée ;
4. Pour éviter le solipsisme (ou ce qu'on pourrait appeler la propagande qui ne discute pas mais assène) il faut tenir compte des jugements que lesdites personnes posent sur la norme (= discuter et ne pas monologuer).
Bien que cela soit surtout d'inspiration kantienne, cela ne me semble pas fondamentalement opposé à une approche spinoziste, et même, cela découlerait encore mieux de Spinoza que de Kant à mon avis.