Comment devient-on spinoziste ?

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Vanleers
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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar Vanleers » 18 janv. 2016, 11:27

A NaOh

Le souverain bien de L’Esprit est la connaissance de Dieu et Spinoza, cette fois, le démontre dans l’Ethique (E IV 28)
Il a auparavant démontré que « Nous voyons par là que l’essence infinie de Dieu et son éternité sont connues de tous » (E II 47 sc.)
Mais il ajoute :

« Quant au fait que les hommes n’ont pas une connaissance de Dieu aussi claire que des notions communes, cela vient de ce qu’ils ne peuvent imaginer Dieu comme les corps, et qu’ils ont joint le nom de Dieu aux images des choses qu’ils ont l’habitude de voir ; ce que les hommes ne peuvent guère éviter parce qu’ils sont continuellement affectés par les corps extérieurs. »

Ne suffit-il donc pas de ne plus imaginer Dieu comme les corps et de ne plus joindre le nom de Dieu aux images des choses que nous avons l’habitude de voir pour connaître clairement Dieu, c’est-à-dire notre souverain bien ?
Est-ce là ce que vous appelez réfléchir sur l’expérience que l’on a de la vie ?

Bien à vous

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar Vanleers » 18 janv. 2016, 15:39

A NaOh

Je reviens à ce que vous écriviez :

« La question que je me pose à titre personnel cependant est la suivante: comment accédons nous dans l'immanence à l'idée du souverain bien? »

Sans répondre complètement à la question, Pierre-François Moreau apporte un éclairage en montrant que le Prologue du TRE n’est pas un récit de conversion. Il écrit :

« Quelles que soient les similitudes [avec un récit de conversion], il y a cependant une différence majeure – non pas la différence externe qui tient à ce qu’il ne s’agit pas d’une conversion à l’orthodoxie, mais une différence interne et elle est décisive : cette conversion est de part en part naturelle ; elle ne connaît pas d’appel extérieur, pas d’autorité supérieure et, si elle s’oriente vers un Souverain Bien dont on apprendra ailleurs dans le système qu’il consiste dans la connaissance de Dieu, il faut noter que le mot Dieu, justement, n’est jamais prononcé dans ces pages ; ce qui est après tout remarquable sous la plume d’un philosophe dont l’œuvre principale intitulera sa première partie de Deo.
Cette différence, néanmoins, ainsi formulée, est encore vue par son côté négatif. Elle est l’envers d’une différence positive – et celle-ci nous est révélée par le premier trait que nous avions provisoirement laissé de côté : l’univers de la familiarité ; ce qui exclut non seulement toute intervention surnaturelle, mais, plus profondément, tout lieu pour l’intervention externe de ce qui est étranger à la communis vita. Le vrai récit de conversion n’a pas besoin de miracles : c’est la conversion elle-même qui est le miracle unique, en ce qu’elle arrache l’homme à la quotidienneté dont il était insatisfait et à laquelle pourtant il s’accrochait ; ici au contraire, il n’est en fait aucun arrachement, ou plutôt s’il en est un, il ne s’obtient que par retournement des arrachements multiples que l’on peut donner à voir dans la vie quotidienne elle-même. Dès lors on ne peut plus représenter la consistance du singulier comme suspendue, par sa béance même, à l’appel de l’autre. Le familier bouleverse le rapport du singulier avec lui-même ; il n’exclut pas le partage, mais il le formule tout autrement. Il exige et permet de chercher le dépassement de la vie commune dans la logique de la vie commune elle-même. » (op. cit. p. 34)

P.-F. Moreau se demande ensuite si le texte de Spinoza n’est pas du genre protreptique, ou exhortation à la philosophie, et finit par répondre :

« Il est clair cependant que le prologue n’est pas un protreptique au sens strict du mot : il se présente comme un récit et non comme une exhortation ; en outre le mot philosophie n’est pas prononcé. Mais on peut dire qu’il introduit à l’intérieur du récit de conversion, dans la béance qu’il y a dégagée par l’exclusion de l’Autre, l’efficace propre du protreptique – la force du familier comme point de départ pour remplacer la convocation du singulier. » (p. 40)

Bien à vous

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar NaOh » 19 janv. 2016, 09:45

Vanleers a écrit :Ne suffit-il donc pas de ne plus imaginer Dieu comme les corps et de ne plus joindre le nom de Dieu aux images des choses que nous avons l’habitude de voir pour connaître clairement Dieu, c’est-à-dire notre souverain bien ?
Est-ce là ce que vous appelez réfléchir sur l’expérience que l’on a de la vie ?


Je crois qu'il faut être déjà suffisamment avancé dans la connaissance de l'être pour ne plus y associer des images des corps et surtout attribuer correctement le nom de Dieu. Lorsque vous écrivez "qu'il suffit" de s’abstenir de joindre aucune image à l'idée de Dieu, c'est ici que je vois une difficulté. Pourquoi après tout ne resterions nous pas perpétuellement dans l’imagination étant entendu que nulle chose ne peut venir nous "appeler" du dehors? Car cette idée d'un "appel du dehors" est incompatible avec l'immanence Spinoziste.

Le texte de Moreau est intéressant, à ce titre parce qu'il insiste sur ce point. Mais il use de formulations que je ne comprends pas toujours clairement.

J'entends par "réfléchir sur la vie" deux choses: la première est qu'il faut accéder à une maturité intellectuelle suffisante pour se rendre compte que les jouissances ordinaires sont décevantes. Et cela parce qu'il faut bien s'en dégager tant soit peu, pour se mettre en quête d'autre chose. La seconde est que je crois que le simple fait de réfléchir (et je veux dire simplement réfléchir à n'importe quoi, pourvu que cela soit correct) est déjà l'amorce de ce que Spinoza entend par "souverain bien". Nous sommes conduit à cette idée en réfléchissant, tout simplement parce que le bien de l'esprit humain est la connaissance, donc réside dans son aptitude à réfléchir. La réflexion sur la vie opère au cœur de la vie ordinaire et elle constitue simultanément l'instrument et l'oeuvre propre du souverain bien en nous.

Bien à vous.

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar hokousai » 19 janv. 2016, 12:33

à Vanleers

Vous me citez (dit entre parenthèse, il y a une fonction "quote" sur ce forum)

hokousai a écrit :« S'il nous faut déterminer ce que c'est que ce monde réel par l'intermédiaire des propositions qui le décrivent, hélas les propositions ne confèrent pas une once de réel à l'objet dénoté. »


et puis vous écrivez
Vanleers a écrit :Ce que vous dites dans la phrase rapportée ci-dessus ne me paraît donc pas compatible avec la conception de la connaissance selon Spinoza.


Ce que je dis est en accord avec ce que pense Spinoza .
Car ce sont les idées adéquates qui lui permettent de s’identifier complètement à la réalité, et donc tendanciellement de parvenir à [l’] union avec la nature entière


Les propositions confèrent plus qu'une once de réel à l'idée mais pas à l'objet dénoté.

Si je dis :Socrate est un homme
ma proposition langagière confère de la réalité langagière à mon idée mais ne confère pas une once de réalité à Socrate.
Le concept est concrétisé ( disons qu'il est exprimé par le langage et la logique ) mais la réalité elle n'est pas concrétisée. Je veux dire la réalité empirique celle que Russell invoque comme le dénoté.
Je ne parle pas là de la réalité des concepts.( c'est une autre question)

Suis-je clair?

Le logicisme de Russell mérite certainement qu'on s'y attelle. Donc aussi Frege et sa relation à Husserl, Russell et sa relation à Frege ... la postérité en est extrêmement influente.

Je n'ai pas l'intention de développer ni sur ce fil ni sur un autre.

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar NaOh » 19 janv. 2016, 12:50

hokousai a écrit : Je n'ai pas l'intention de développer ni sur ce fil ni sur un autre.


Il ne vaut mieux pas en effet...

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar Vanleers » 19 janv. 2016, 14:18

« Venons-en donc au spynozyste et n’y allons pas par quatre chemins. Ils nous mèneraient tous aussi bien là où je vais dire.
C’est qu’on ne saurait mieux le situer objectivement que de ce qui dans le passé s’est appelé : être entré en religion »

C’est dans le scolie 1 d’E IV 37 que Spinoza définit la religion. Il écrit :

« De plus, tout ce qui est désir et action dont nous sommes la cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, je le rapporte à la Religion. »

Pierre Macherey commente (p. 224) :

« Par religio, il faut entendre la pratique de la connaissance de Dieu, terme idéal de la vertu, dont le concept a été établi dans la proposition 28 : du fait de cette connaissance, tout ce que nous faisons, nous le faisons parce que nous avons l’idée de Dieu, étant ainsi portés par une inspiration unanime au lieu de poursuivre des vues strictement égoïstes. »

La proposition E IV 28 énonce :

« Le souverain bien de l’Esprit est la connaissance de Dieu, et la souveraine vertu de l’Esprit est de connaître Dieu. »

Nous avons déjà rappelé que « l’essence infinie de Dieu et son éternité sont connues de tous » (E II 47 sc.). Mais il ne suffit pas de connaître Dieu, encore faut-il que cette connaissance fonde une pratique, ce qui sera d’ailleurs la meilleure façon de connaître vraiment Dieu et c’est cette pratique que Macherey désigne par religio.
Dit autrement, pratiquer la religion au sens de Spinoza, c’est penser et agir à l’intérieur du cadre ontologique exposé dans l’Ethique : tout ce qui est, ou est Dieu, ou est une expression de Dieu (E I ax. 1 – cf. E I 4 dém.)

Devenir spinoziste, c’est donc entrer en religion, au sens de la religion selon Spinoza. Ces questions ont déjà été abordées en :

viewtopic.php?f=14&t=1339

PS : A NaOh

Je répondrai plus tard à votre dernier post

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar hokousai » 19 janv. 2016, 14:42

à naoh

Libre à vous d'étaler votre savoir sur ces choses là.
Je vois Vanleers s'égarer momentanément sur la dénotation.
On Denoting je l'ai lu, il fut même au programme des anglicistes de l'agrégation "continentale" de philosophie dans les année 90...c'est dire

Encore Vanleers prend- il le risque de répondre ce que prudemment vous ne faites pas.
Vanleers lui au moins s'engage.

Sous le prétexte fallacieux qu'on est sur internet ... on est pourtant pas obligé d' y être médiocre...
Vous ne produisez rien que de l'allusif.
(je n'espérais pas non plus)

L'allusif semble permettre de laisser croire qu'on a du répondant .

J'ai développé un argument, brièvement mais très clairement.
Effectivement pour Frege Russell, leur relation je n'ai pas l'intention d'insister
1) Ici ce n'est pas le lieu.
2) Je n'ai pas d'empathie pour le logicisme. Ce n'est pas faute de l'avoir étudié c'en est la raison.

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar Vanleers » 19 janv. 2016, 15:08

A NaOh

1) Vous écrivez :

« Pourquoi après tout ne resterions nous pas perpétuellement dans l’imagination étant entendu que nulle chose ne peut venir nous "appeler" du dehors? Car cette idée d'un "appel du dehors" est incompatible avec l'immanence Spinoziste. »

Rester perpétuellement dans l’imagination, ce serait en rester toujours à la connaissance du premier genre, une connaissance mutilée et confuse. Or, comme déjà indiqué, nous avons une connaissance claire et distincte de la connaissance claire et distincte. De ce fait, nous sommes déjà sortis de l’imagination. Il restera, bien entendu, à progresser dans cette connaissance claire et distincte, c’est-à-dire la connaissance de l’entendement et le Traité de la Réforme de l’Entendement devrait être relu dans cette perspective.
Ne doit-on pas parler d’un auto-amendement de l’Intellect (pour reprendre le vocabulaire de Pautrat), sans faire appel à un « dehors », incompatible avec l’immanence spinoziste, comme vous le rappelez ?

2) Vous écrivez :

« […] (et je veux dire simplement réfléchir à n'importe quoi, pourvu que cela soit correct) »

J’entends par réflexion « correcte » une connaissance claire et distincte, c’est-à-dire une réflexion de la raison. Or :

« La Satisfaction de soi [Acquiescentia in se ipso] peut naître de la raison, et seule la satisfaction de soi qui naît de la raison est la plus haute qu'il puisse y avoir » (E IV 52)

Or l’acquiescentia in se ipso est bien l’« amorce » (je reprends votre terme) de l’acquiescentia dont il sera question dans la partie V de l’Ethique et qui est un autre nom de la béatitude, c’est-à-dire du souverain bien.

Bien à vous

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar Vanleers » 19 janv. 2016, 17:06

Reprenons la question « Comment devient-on spinoziste ? » sous un autre angle, toujours en nous inspirant du Prologue du TRE.
Spinoza n’est-il pas devenu spinoziste parce qu’il cherchait une issue à un « labyrinthe désespérant », situation que d’autres individus connaissent peut-être. Pierre-François Moreau, commentant le Prologue, écrit :

« L’Ethique conduira son lecteur « comme par la main » jusqu’à la béatitude ; ici il s’agit moins de le conduire que de le faire entrer presque de force, par le biais d’une situation qui est sa situation ; et de le faire entrer d’abord dans ce qui a tous les aspects d’un labyrinthe désespérant. On voit affleurer là ce qu’on pourrait appeler le ton tragique du spinozisme.
Le terme qui vient d’être utilisé étonnera peut-être, ou paraîtra orienter la lecture vers des contresens bien connus. Il faut donc s’en expliquer ; qu’entendons-nous par tragique ? Nous ne faisons pas ainsi référence, comme certains commentateurs, à une explication du spinozisme à partir d’une attitude existentielle qui serait la vérité masquée du système. Nous voulons d’une part souligner qu’à un certain niveau du système l’effet des lois de la nature est ressenti par l’individu comme une contrariété qui met en question les buts de la vie d’une manière apparemment insoluble, et dont la solution impossible et nécessaire déterminera son existence ; d’autre part noter que cette constatation est, sous un certain angle (et non moins nécessairement), antérieure à l’exposé du système. On connaît les belles pages où Sylvain Zac énonce qu’« une philosophie déterministe ne laisse pas une place au sentiment du tragique » [voir le lien à la fin du post]. Son impeccable démonstration nous paraît plus exactement établir que le système vu dans son ensemble exclut que le tragique en soit la vérité ultime : l’ordre de la nécessité, la conservation de notre être et le développement de notre puissance d’agir définissent en fin de compte une tout autre conception de la vie éthique. Mais tout cela n’empêche pas que le « sentiment du tragique » puisse apparaître à certains moments du développement de l’homme. » (op. cit. pp. 24-25)

Il y aurait donc des moments où le sentiment du tragique apparaît, mais ces moments ne sont-ils pas ceux où l’imagination, c’est-à-dire la connaissance mutilée et confuse des choses, domine ?

Spinoza a dépassé ce moment, il écrit le TRE alors que la crise a été surmontée. Comment le fut-elle ? Certainement pas par une libre décision de sa part (pas de libre arbitre dans un système complètement déterministe). Question de circonstances ?
Comment Bento est-il devenu Spinoza ? L’a-t-il su, pouvait-il faire autrement que de devenir le philosophe que nous connaissons ? Comment devient-on spinoziste ? Peut-on le savoir vraiment ?

viewtopic.php?f=11&t=1532&start=10

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Re: Comment devient-on spinoziste

Messagepar aldo » 20 janv. 2016, 06:46

Macherey a écrit :Connaître, ce n’est donc pas, d’après Spinoza, établir une correspondance externe (convenientia) entre des idées et des choses ; mais c’est traiter les idées comme des choses...
hokousai a écrit :Car ce sont les idées adéquates qui lui permettent de s’identifier complètement à la réalité, et donc tendanciellement de parvenir à [l’] union avec la nature entière

Juste une question : une idee adéquate serait-elle (au vu de la remarque de Macherey), une façon de comprendre le monde (de la pensée) qui pourrait s'appliquer directement à la réalite (de l'étendue) ? C'est ca une "idee adéquate" : une idee (de la pensée)... "adéquate" au monde (de l'étendue) ?


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