Comment devient-on spinoziste ?

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar Vanleers » 06 févr. 2016, 20:29

Devenir spinoziste n’est pas très difficile à partir du moment où l’on comprend, même sans démonstration, que le problème n’est pas « d'atteindre la béatitude mais une conscience suffisamment claire et distincte de cet état » dans lequel nous sommes de toute éternité : voir l’article d’Henrique en :

http://www.spinozaetnous.org/article14.html

Il suffit simplement de faire tomber les obstacles à cette conscience.

Ces obstacles sont soit d’ordre intellectuel : des préjugés divers, soit d’ordre affectif : les passions.
Il est facile d’évacuer les premiers, quant aux seconds, Spinoza nous en donne des remèdes dans la première moitié de la partie V de l’Ethique.
Alors, « la béatitude se révèle naturellement et spontanément » et il suffira de rester attentif aux obstacles lorsqu’ils se présentent, afin de les surmonter au fur et à mesure. Bien entendu, la puissance d’un homme est limitée et des causes extérieures contraires pourront parfois lui faire perdre momentanément la conscience de sa béatitude.

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar Vanleers » 07 févr. 2016, 15:37

A la réflexion, la phrase « Il suffit simplement de faire tomber les obstacles à cette conscience. » n’est pas assez précise.
Car c’est la Vie elle-même qui passe outre aux obstacles, qui les contourne comme l’eau du torrent. Ce n’est donc pas aux obstacles qu’il convient de rester attentif mais à la Vie qui, de toute façon, trouve son chemin.
Le spinoziste fait confiance à la Vie (a foi en Dieu – autre nom de la Vie). Spinoza évoque cette attitude en E V 10 sc. en écrivant :

« Mais il faut noter qu’en ordonnant nos pensées et nos images nous devons toujours prêter attention (par E IV 63 cor. et E III 59) à ce qu’il y a de bon dans chaque chose, afin qu’ainsi ce soit toujours un affect de Joie qui nous détermine à agir. »

Le corollaire d’E IV 63 et la proposition E III 59 énoncent :

« Un Désir qui naît de la raison nous fait directement rechercher le bien, et indirectement fuir le mal. »

« Parmi tous les affects qui se rapportent à l’Esprit en tant qu’il agit, il n’en est point qui ne se rapportent à la Joie ou bien au Désir »

Laurent Bove explicite cette confiance dans la Vie à partir de l’affect que Spinoza appelle « sécurité » (E III déf. aff. 14). Il écrit (Spinoza, philosophe de l’amour, Publications de l’Université de Saint-Etienne 2005) :

« C’est dire, au sens le plus fort, que la sécurité, comme confiance, c’est, dans le présent vivant de la présence de ce qui est désiré, le sentiment que les choses dépendent de nous et non des aléas des causes extérieures, que ce présent lui-même dépend de notre puissance et de notre vertu (d’exister, d’agir, de connaître) plutôt que de la fortune. Cette confiance enveloppe alors la certitude, qui n’est plus seulement absence de doute, et elle trouve son point optimal dans ce que Spinoza appelle, en E V 27, l’acquiescentia mentis « le contentement de l’âme le plus élevé qu’il puisse y avoir », dans le troisième genre de connaissance. Acquiescentia ou « amour de soi » (philautia, disait E III 55 sc.) puisqu’il s’agit d’une joie accompagnée de l’idée de soi-même ou de sa propre vertu comme cause. Cette acquiescentia exprime à la fois une idée de repos, de calme, de sérénité, « d’absence de troubles intérieurs » et, comme dans l’ataraxie épicurienne, l’idée aussi de plaisir et de contentement dans un consentement à soi, une acquiescentia animi, une adéquation, qui est la liberté spinoziste elle-même comme jouissance de l’autonomie du vrai, dans la jouissance de l’affirmation de la libre nécessité de l’être.
Nous sommes ainsi passés de l’affect de joie passif de la sécurité à la joie active de la beatitudo (E V 36 sc.) ou à la confiance la plus haute en soi-même, en autrui et en Dieu, qui expulse de nous la crainte de la mort (E V 38). Je pense que ce parcours de la securitas à la beatitudo est celui-là même […] d’une définition de la confiance fondamentale dont la notion est pourtant absente. » (p. 147)

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar hokousai » 07 févr. 2016, 15:41

vanleers a écrit :Rencontrer Spinoza modifiera, peu ou prou, l’ingenium du lecteur mais là n’est pas l’essentiel. Car devenir spinoziste, c’est simplement avoir reconnu pour vraie la structure (texture, architecture) ontologique du monde dévoilée par Spinoza et en tirer les conséquences pratiques.
C’est voir Dieu, connaître Dieu.
Mais vous reconnaissez pour vrai en fonction de votre "ingenium".
Vous n'êtes pas une tabula rasa .( Chantal Jaquet l'explique très bien)
bref.
................................

Lordon a écrit :Ce sont des productions de leur lieu et de leur temps, entendre : ce sont les sociétés historiques qui produisent leurs hommes. Le débat sur la nature humaine est donc définitivement inepte. La seule question pertinente est celle de la production des ingenia. » (op. cit. pp. 263-264)

Lordon, en sous main, réintroduit la vulgate marxiste.
Ce qu'il est difficile de rendre compatible avec
Le spinozisme est la vérité du christianisme.

Je veux bien que le marxisme de l'école soit la vérité du christianisme, mais c'est dur à entendre.

Que de plus le spinozisme soit la vérité du christianisme. :?: Humm ce n'est pas trop l 'avis des chrétiens.
Après tout ils ne doivent plus être les mieux placés pour en parler puisqu'on en parle doctement à leur place.
On a dit que Heidegger était la vérité des présocratiques, ils ne sont plus là pour le contredire.


J' attendrai que vous arrimiez ce bateau qui tangue.

Globalement (vue de loin) je vous trouve plutôt "autarcique".
En revanche Lordon, lui pas du tout ...et à la limite pas assez.

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar Vanleers » 07 févr. 2016, 16:34

Deleuze parle de la confiance de Spinoza en la vie en ces termes (Spinoza Philosophie pratique – Minuit 1981) :

« Dans toute sa manière de vivre comme de penser, Spinoza dresse une image de la vie positive, affirmative, contre les simulacres dont les hommes se contentent. Non seulement ils s’en contentent, mais l’homme haineux de la vie, honteux de la vie, un homme de l’autodestruction qui multiplie les cultes de la mort, qui fait l’union sacrée du tyran et de l’esclave, du prêtre, du juge et du guerrier, toujours à traquer la vie, la mutiler, la faire mourir à petit ou long feu, la recouvrir ou l’étouffer avec des lois, des propriétés, des devoirs, des empires : voilà ce que Spinoza diagnostique dans le monde, cette trahison de l’univers et de l’homme. […] Le reproche que Hegel fera à Spinoza, d’avoir ignoré le négatif et sa puissance, c’est la gloire et l’innocence de Spinoza, sa découverte propre. Dans un monde rongé par le négatif, il a assez confiance dans la vie, dans la puissance de la vie, pour mettre en question la mort, l’appétit meurtrier des hommes, les règles du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Assez de confiance dans la vie pour dénoncer tous les fantômes du négatif. L’excommunication, la guerre, la tyrannie, la réaction, les hommes qui luttent pour leur esclavage comme si c’était leur liberté, forment le monde du négatif où vit Spinoza ; l’assassinat des frères De Witt est pour lui exemplaire. Ultimi barbarorum. Toutes les manières d’humilier et de briser la vie, tout le négatif ont pour lui deux sources, l’une tournée vers le dehors et l’autre vers le dedans, ressentiment et mauvaise conscience, haine et culpabilité. ‘’La haine et le remords, les deux ennemis fondamentaux du genre humain’’ [Court traité, premier dialogue]. Ces sources, il ne cesse de les dénoncer comme liées à la conscience de l’homme et ne devant tarir qu’avec une nouvelle conscience, sous une nouvelle vision, dans un nouvel appétit de vivre. Spinoza sent, expérimente qu’il est éternel. » (pp. 21-22)

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar Vanleers » 07 févr. 2016, 16:57

A hokousai

1) Personne n’est une tabula rasa. Oui, et alors ?

2) La thèse « Le spinozisme est la vérité du christianisme » a déjà été discutée en :

viewtopic.php?f=14&t=1339

Je vous y renvoie.

3) Heidegger n’est plus là et les Présocratiques non plus mais ce qui nous a été transmis des pensées des seconds est susceptible d’être en contradiction avec les pensées du premier.

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar hokousai » 08 févr. 2016, 14:36

Rencontrer Spinoza modifiera, peu ou prou, l’ingenium du lecteur mais là n’est pas l’essentiel.
Pour moi modifier l'ingenium est l'essentiel.
Je ne pense pas qu'avoir reconnu pour vraie la structure (texture, architecture) ontologique du monde dévoilée par Spinoza modifie l'ingenium.

Je le dis comme boutade, il ne s'agit pas de changer de nature mais de pouvoir orienter notre tempérament autant que possible.
Mais pour moi l'ingenium c'est plus que le tempérament, c'est le psychisme et le psychisme inconscient .
ingenium soli : qualité du terroir, ça me convient.

...........................
Macherey a écrit : mais c’est le fait même de connaître, considéré en lui-même de manière absolue, c’est-à-dire cette “ connaissabilité ” ou cette “ cognoscéité ” qui est au fond de toutes nos connaissances sans exception et constitue en dernière instance leur condition de possibilité. »
Il est tout à fait curieux de parler de dernière instance pour penser première instance, en fait.
Si c'est la dernière instance elle jouera comme peu.
Si c'est la première elle jouera éminemment.
Alors est- ce la dernière ou la première ?

Nonobstant cette ambiguïté de langage ce que dit Macherey est profond.
Il ne parle pas de Dieu mais de “ cognoscéité ”
Ce à quoi il renvoie en seconde instance, c'est à l'idée de Dieu comme cause ... je ne peux qu' acquiescer à cette cognoscéité.

Pour moi l' idée de Dieu comme cause est une production de l'ingenium.
Nous avons donc la “ cognoscéité ” comme condition sine qua non de toute production de l'ingénium.
Lequel est proprement cognoscéité (pensant).
Mais pas pensant tel une tabula rasa.(= causa sui)

L'ingennium c'est ce qui pense mais que nous ne tenons pas sous le regard de la conscience claire et distincte.
C est l'invisible (inconscient) qui préforme et forme les productions claires et distinctes. Je parle des productions symboliques tel que Dieu, voire la causa sui, voire la causalité.

Car si autant du corps nous ne savons pas ce qu'il peut autant de l'esprit nous ne savons pas comment il peut.
Ce que Spinoza n'a pas vu. Pas autre part que de la production démonstratives dans la conscience claire et distincte.
L' enquête sur l'inconscient est périlleuse, certes, mais pas décrétable a priori impossible .

Deleuze dit que la phénoménologie est antérieure au cinéma,
nous pourrions dire que Spinoza est antérieur à l'inconscient(non pas à l'inconscience).
Après m' avoir soutenu que le Spinozisme n 'était pas une philosophie de la conscience vous allez me soutenir que ce n'est pas plus une philosophie de l'inconscience... et pourtant.
..........................

Spinoza, néanmoins clairvoyant sur notre situation, parle en fait sur une grande partie de l' Ethique de l'imagination.
Ah bon oui certes mais le remède ? :?:

1)Le constat ne suffit pas.
2) le remède ne suffit pas.

Il ne suffit pas parce que le constat est déclaratif (nous imaginons) et très peu ou pas ou insuffisamment explicatif.

La mémoire et le courage me font défaut, mais il me semble bien avoir tenu les mêmes propos, autrefois, sur ce forum .
Je parle pour moi ( excusez- moi )... et je parle dans une optique post freudienne et surtout post Junguienne (Carl Jung)...

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar Vanleers » 08 févr. 2016, 14:43

Frédéric Lordon discute de l’opportunité de recourir au spinozisme dans les sciences sociales dans « La légitimité n’existe pas » que l’on peut lire en :

http://www.cairn.info/revue-cahiers-d-e ... ge-135.htm

On en donnera ici quelques extraits directement en rapport avec le système de Spinoza.


C’est l’immense avantage de l’onto-anthropologie spinoziste que de proposer une théorie de l’action individuée mais non-subjectiviste. L’homme n’y est pas "acteur", il n’est pas esprit commandant souverainement à un corps. L’homme est conatus. Effort que déploie "chaque chose [pour] persévérer dans son être" (E, III, 6) , le conatus est un élan de puissance. On pourrait revenir, et en toute rigueur il le faudrait, sur les fondements de l’ontologie particulière – une ontologie de l’activité – d’où se déduit le conatus comme "essence actuelle de chaque chose" (E, III, 7). Mais ce qui se présente comme une proposition déduite (E, III, 6), nécessitant d’ailleurs d’avoir cheminé assez longuement dans l’enchaînement démonstratif de l’Éthique, peut aussi bien être considéré comme un postulat pour une science sociale spinoziste, et même comme son point de départ caractéristique. Le choix est certes laissé de se souvenir que le conatus découle de la puissance infinie de la nature naturante, puissance infinie de causer, de produire des effets, d’enchaîner les causes et les effets. Le déterminisme universel de la causation est d’une certaine manière l’autre nom de cette productivité infinie de la nature qui forme des choses, lesquelles à leur tour deviennent des foyers de productivité, des producteurs locaux d’effets, des sortes de "délégataires" de la puissance infinie de la nature, dont Deleuze rappelle, plus précisément, qu’ils l’expriment  - "Tout ce qui existe exprime la nature de Dieu, autrement dit son essence, d’une façon certaine et déterminée" (E, I, 36, dem.). Les choses étant donc des modes, des façons (modus) certaines et déterminées, d’exprimer l’activité productive infinie de la Nature-Dieu, elles en "héritent", mais évidemment en proportions finies, du caractère de puissance absolument positive et persévérante, c’est-à-dire de mouvement intrinsèque de produire des effets, voué toutefois à prendre la forme d’un "effort" dès lors que d’autres puissances finies peuvent venir les contrecarrer.


Joie et tristesse sont des variations respectivement à la hausse ou à la baisse de ma puissance d’agir. Mais le conatus réagit immédiatement à ces modifications, car "nous nous efforçons de promouvoir l’avènement de tout ce dont nous imaginons que cela conduit à la joie, mais nous nous efforçons d’éloigner tout ce qui s’y oppose, c’est-à-dire tout ce dont nous imaginons que cela conduit à la tristesse" (E, III, 28). Cette proposition est particulièrement importante, et à un double titre.
D’abord elle fait immédiatement voir l’un des caractères du spinozisme, qui est d’être un utilitarisme de la puissance. Le conatus a ses gradients : il s’efforce pour remonter les lignes de puissance. Ainsi les affects induisent des mouvements. Après les affections qui indiquent ce qui m’arrive, et les affects qui indiquent ce que ça me fait, nous allons bientôt savoir "ce qui s’ensuit" : il s’ensuit des désirs et des efforts – de poursuivre les sources de joie et de repousser les causes de tristesse. L’action est donc induite par les affects. Mais quelles directions précises va-t-elle emprunter ? (E, III, 28) donne un premier élément de réponse : nous poursuivons (ou repoussons) tout ce dont nous imaginons que cela conduit à la joie (ou à la tristesse). Or, l’activité imaginative, par laquelle vont se former les idées de choses désirables, demeure elle-même au voisinage des affects éprouvés : "Chacun, d’après ses propres affects, juge qu’une chose est bonne ou mauvaise, utile ou inutile"  (E, III, 39, scolie). Il n’y a donc aucune autonomie de la vie mentale. Les idées qui rendent conscients nos objets de désirs, et à partir desquelles se forment nos principes de valorisation, sont entièrement dans l’orbite de notre vie affective. "En ce qui concerne le bien et le mal, ces termes n’indiquent rien de positif dans les choses considérées en elles-mêmes" (E, IV, Préface) ; "la connaissance du bien et du mal n’est rien d’autre qu’un affect de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes conscients […] Nous appelons bien ou mal ce qui est favorable ou opposé à la conservation de notre être" (E, IV, 8). Les affects sont donc immédiatement critiques – quoique en un sens très peu kantien… Et la subversion spinoziste de la morale est consommée en (E, III, 9, scolie) : "nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu’un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons". Grande inversion du lien entre valeur et désir puisque, loin que ce soit la valeur, posée ex ante, qui détermine le désir, c’est au contraire le désir, par ses projections et ses investissements, qui est l’instituteur de la valeur.


Les affections sont affectantes au travers du filtre de ce que Spinoza nomme l’ingenium. L’ingenium est en quelque sorte ma constitution affective, l’ensemble de mes manières d’être affecté.


l’ingenium n’est pas donné une fois pour toutes, mais se constitue dynamiquement et se transforme sans cesse au fil des affections rencontrées et des affects éprouvés

Évolutif et en quelque sorte auto-alimenté par son propre travail de traitement de l’expérience, l’ingenium se présente synchroniquement comme un complexe : il rassemble des affectabilités nombreuses ; une seule et même affection peut provoquer en lui des résonances multiples.


La vie psychique, comme toutes choses dans l’univers, est régie par le principe de mesure des forces : des choses s’affrontent, les plus puissantes l’emporteront. La grande originalité de Spinoza consiste à avoir fait entrer ce principe, qu’on entend assez bien pour les affrontements de choses extérieures, dans l’"intériorité" de la vie psychique : "Un affect ne peut être réprimé ni supprimé si ce n’est par un affect contraire et plus fort que l’affect à réprimer" (E, IV, 7). Sous ce principe général, les propositions 9 à 18 de (E, IV) développent ces lois de puissance qui déterminent l’issue des conflits d’affects – selon que la cause des affects est imaginée présente ou absente, proche ou lointaine dans le temps, nécessaire ou contingente, etc.

Pour si sommaire qu’il soit, quels traits singuliers ce portrait de l’homme-conatus fait-il déjà apparaître ? On ne lui voit aucun des caractères qui font le sujet classique ou l’acteur des sciences sociales individualistes (ou interactionnistes). Ici aucune conscience unitaire, réfléchissant et décidant souverainement de l’action. L’homme est un élan de puissance mais originellement intransitif et sous-déterminé. Or toutes ses déterminations complémentaires lui viennent du dehors. Il n’est pour rien dans les affections qui lui arrivent et tout ce qui s’en suit se produit sur un mode quasi-automatique : loin d’être l’instance de commandement qu’on imagine souvent, la psyché n’est qu’un lieu sur lequel s’affrontent les affects déterminés par le travail de l’ingenium, tel qu’il est lui-même le produit hétéronome d’une trajectoire (socio-) biographique. Les balances affectives qui en résultent déterminent à leur tour des efforts vers les sources imaginées de joie et loin des causes imaginées de tristesse. Toutes ces idées ont été formées, non par quelque cogito, mais dans le sillage même des affects antérieurement éprouvés par lesquels se sont constituées des manières de sentir et de juger. L’homme est un automate affectif et conatif, les orientations que prendra son élan de puissance sont déterminées par des forces qui sont toutes hors de lui. Il en suit, sans même s’en rendre compte, les directions, et pourtant rien de tout cela ne l’empêche de nourrir, par des mécanismes cognitifs que Spinoza n’omet pas de détailler (E, I, appendice), l’idée de son libre-arbitre ou bien celle que son esprit commande à son corps ! C’est dire le régime de conscience tronquée et de connaissance mutilée où il se tient d’abord : "les hommes se trompent quand ils se croient libres ; car cette opinion consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actes mais ignorants des causes qui les déterminent" (E, II, 35, scolie) 

Il faudrait dire encore beaucoup, et c’est pourtant déjà assez pour voir ce qu’il reste du "sujet" dans un corpus qui offre indiscutablement une théorie de l’action individuée, dont il est assez aisé de pressentir les propriétés dynamiques – le conatus n’est-il pas immédiatement puissance et mouvement ? Ce qu’il y reste du "sujet" ? Rien ou presque.

PS : hokousai, je vois que vous avez posté une réponse ; je ne l’ai pas encore lue.

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar Vanleers » 08 févr. 2016, 20:36

A hokousai

Je ne réponds, pour le moment, qu’à votre première remarque, lorsque vous écrivez que, pour vous, modifier l’ingenium est l’essentiel.

A partir des explications qu’en donnent Chantal Jaquet et Frédéric Lordon (posts précédents), je dirai que l’ingenium selon Spinoza, c’est l’« affectabilité » de l’individu, sa manière d’être affecté lors de la rencontre de choses extérieures (sa sensibilité, pourrait-on dire). Or, le scolie d’E II 29 énonce :

« Je dis expressément que l’Esprit n’a ni de lui-même, ni de son propre Corps, ni des corps extérieurs la connaissance adéquate, mais seulement une connaissance confuse et mutilée, chaque fois qu’il perçoit les choses à partir de l’ordre commun de la nature, c’est-à-dire chaque fois qu’il est déterminé du dehors, j’entends par la rencontre fortuite des choses, à contempler ceci ou cela, […] »

Or, le salut (béatitude, liberté) selon Spinoza dépend de la connaissance adéquate du deuxième genre (raison) et du troisième (science intuitive).
En conséquence, l’essentiel n’est pas, à mon avis, de modifier l’ingenium mais de connaître le monde de façon adéquate et, d’abord, sa structure ontologique (au demeurant très simple : la Substance unique et ses modes).

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar Vanleers » 09 févr. 2016, 17:09

A hokousai

J’en viens maintenant à vos remarques sur la « cognoscéité ».

Je rappelle le passage de Pierre Macherey :

« Ce qui est premier dans l’ordre de la connaissance, ce n’est pas non plus une première connaissance, à laquelle toutes les autres se rattacheraient suivant un enchaînement du type de celui qui relie entre elles les choses particulières se déterminant réciproquement, mais c’est le fait même de connaître, considéré en lui-même de manière absolue, c’est-à-dire cette “ connaissabilité ” ou cette “ cognoscéité ” qui est au fond de toutes nos connaissances sans exception et constitue en dernière instance leur condition de possibilité. ».

En page 1 du présent fil, après avoir cité Bernard Pautrat (« Le seul moyen de parvenir à la connaissance ou idée de Dieu sera de partir, non de Dieu, mais du connaître même, de connaître le connaître, […] », j’écrivais que nous comprenions clairement et distinctement que la connaissance claire et distincte est incontestable car une contestation ne serait valide que si elle était elle-même claire et distincte.
Je rattache donc la « cognoscéité » au fait de connaître, de reconnaître le caractère incontestable, absolu, de la connaissance claire et distincte. Partant de la « cognoscéité », c’est-à-dire du connaître le connaître, nous pouvons ensuite construire l’idée adéquate de Dieu, cause de soi et de toutes choses.
Je pense donc être d’accord avec vous jusque-là lorsque vous écrivez : « Ce à quoi il [Macherey] renvoie en seconde instance, c'est à l'idée de Dieu comme cause ... ».
Par contre, je ne vous suis plus lorsque vous dites que : « l'idée de Dieu comme cause est une production de l'ingenium. ». L’ingenium, c’est l’« affectabilité », comme nous l’avons vu dans le post précédent, à laquelle est associée la connaissance du premier genre (imagination). Or l’idée de Dieu comme cause, si elle est adéquate, ne peut relever que de l’entendement.

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Re: Comment devient-on spinoziste ?

Messagepar cess » 09 févr. 2016, 21:38

Bonsoir,

Comment devient-on spinoziste?

selon moi, en distinguant peu à peu les affections concomittantes de la lecture de l'Ethique et en accordant à notre interiorité cet espace qu'elle mérite enfin...jusqu'à la naissance de ce sourire spontané , énigmatique , expression de notre puissance d'agir soudainement eprouvée
A ce stade nous devenons peut-être irrévocablement spinoziste ...ou rien..:-)

Bien à vous


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