Spinoza et la maitrise pratique des affects

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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fantasueno
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Spinoza et la maitrise pratique des affects

Messagepar fantasueno » 17 juin 2006, 22:42

Bonjour à tous,

Non philosophe et englué depuis toujours dans le circuit économique, cela fait maintenant 10 ans que je travaille en amateur pour trouver qq applications pratiques de cette forteresse à priori imprenable qui est la pensée de Spinoza.
Il me semble qu'une piste inéteressante serait la compréhension du mécanisme affectif développé dans l'éthique, tel que décrit à merveille par qq commentateurs comme Pierre Macherey.
J'ai donc tenté de résumer la chose pour une vulgarisation pratique : 3 clés (ou axiomes) de base et 6 étapes successives semblent se dessiner dans la voie de la libération affective Spinoziste.
Autrement dit, en termes non philosophiques (je fais appel à votre bienveillance quant à la terminologie utilisée) :

Hygiène mentale (préparation de l'esprit) :
1 ere clé : Les affects "paraissent" venir de l'extérieur
2 ème clé : Seul un affect peut contrebalancer un autre affect
2 eme clé : Vivre le monde humain pleinement tel qu'il est

Gymnastique (ou exercice) quotidienne mentale :
Etape 1 : Ramener nos productions mentales vers nous (exercer l'âme à penser par et pour soi)
Etape 2 : Amélioration de l'imagination (imagination active) pour "imagnier" des enchainement de cause à effet autour d'un évènement qui nous affecte
Etape 3 : Développer la vie affective dans le sens d’un élargissement progressif de ses préoccupations (création d'un nouvel affect puissant excité par un maximum de causes : acquiescentia)
Etape 4 : Développer l’intelligence corporelle (voir aussi rencontre des corps de Deleuze et habitus corporels de Bourdieu)
Etape 5 : La tristesse ne rend pas intelligent (raisonnement du bien vers le mal et non l'inverse, ou comment éviter les joies tristes)
Etape 6 : Homme en tant que paquet d'énergie (connaitre sa propre puissance pour mieux cadrer ses projets de vie)

Dans l'attente de lire vos messages pour détailler le sujet
Amicalement



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Henrique
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Messagepar Henrique » 21 juin 2006, 18:13

Bonjour Fantasueno,
Je pense que tu résumes assez bien la stratégie spinozienne pour prendre en main son existence et en jouir. On parle peu de cet aspect quasiment technique des choses mais c'est pourtant central dans l'éthique spinoziste, dans la lignée de ce que Hadot a pu dire de la philosophie antique.

Voyons si nous pouvons préciser certaines choses. Pour commencer tu dis que la première étape serait de "Ramener nos productions mentales vers nous (exercer l'âme à penser par et pour soi) ". Veux tu bien dire par cette formulation qu'il s'agit, dans une démarche assez stoïcienne, de comprendre que ce que nous attribuons habituellement à des causes extérieures (ex. je suis triste parce que ma maison brûle) relève en fait de causes internes (je suis triste parce que l'idée que ma maison brûle contrarie l'idée que je me fais de mon bonheur personnel, voire du sens de mon existence) ?

Sinon, as-tu expérimenté ce "plan d'attaque" ? Quelqu'un sur le forum a-t-il travaillé sur lui-même de façon aussi concrète et pragmatique que celle que nous suggère l'Ethique ?

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Messagepar fantasueno » 21 juin 2006, 20:16

Bonjour Henrique

Effectivement, l'idée de départ est de dire que la variation de la puissance d'exister est chose interne, sans tenir compte du monde extérieur.
Que cette cette variation soit systématiquement correllée à l'idée d'une chose externe, c'est évident. Et c'est l'imagination qui projette cette variation à l'extérieur de moi (amour, haine etc), ou dans le temps (crainte, espoir).
Mais les deux passions de base (joie / tristesse) ignorent le monde extérieur.
L'affect est un mode de pensée non représentatif (contrairement à l'idée). La joie ne représente absolument rien.

En fait c'est exactement le contraire de la démarche de Freud où l'individu n'est qu'une espèce d'appendice qui s'accroche au monde extérieur. chez Freud c'est le monde extérieur qui définit l'individu (parents etc).
Alors que la démarche de Spinoza met en avant l'instinct de conservation de soi, la pensée Freudienne parle exclusivement de l'instinct de conservation de l'espèce. La différence entre l'hygiène mentale proposée par Spinoza et la psychanalyse Freudienne est que chez Spinoza on pense debout et activement, alors que chez Freud on s'allonge et on se laisse aller...

Pour résumer, la première étape est de considérer un affect comme une chose exlusivement interne.

Pour réponde à ta deuxième question, j'ai essayé personnellement ce plan d'attaque : le résultat a été époustouflant. La quiétude et l'assurance en soi que l'on éprouve au fil du temps valent vraiment la peine de faire tous ces efforts.
J'ai mis 1 an avant de sentir les premiers effets. Et comme tu le sais, la démarche Spinoziste est plutot un processus progressif. C'est exactement comme le body building : on ne peut pas avoir un corps d'athlète musclé en deux jours...
A ta disposition pour aborder les étapes 2 à 6.

Amicalement

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Messagepar Krishnamurti » 19 nov. 2006, 11:50

Je trouve ce fil de discussion bien délaissé. :)

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Messagepar Henrique » 20 nov. 2006, 13:12

Oui, cela fait partie des fils auxquels je compte revenir, toute la difficulté est de naviguer entre urgences pratiques, puis quand du temps reste pour la pensée, entre tous les sujets intéressants à traiter... mais c'est dans un coin de ma mémoire pour ce qui me concerne, sachant que ça n'empêche personne d'y revenir.

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Heureux d'être triste...

Messagepar fantasueno » 10 déc. 2006, 20:35

Mes chers amis,

Cela me fait plaisir que le fil ait été repris récemment...
J'aimerai partager avec vous mes dernières réflexions sur la pratique de Spinoza, en ce qui concerne le statut de la tristesse.

Sommes-nous d'accord que chez Spinoza, la tristesse n'a aucune valeur éthique ?
Et pourtant, quelle grande puissance que celle enveloppée dans la tristesse...Pourquoi nier la réalité de cette puissance ? Pourquoi passer son temps à vouloir absolument effacer toute trace de tristesse dans notre vie ?

Il est tout de même naïf de croire que l'on peut anesthésier totalement nos douleurs, qq soit la pratique philosophique. Une jambe cassée fait très mal et met des semaines à guerir; quelle différence avec une âme blessée ? Un esprit brisé par un coup du sort doit aussi mettre du temps à recoller les morceaux d'idées cassées; et en attendant cela fait très mal...

Alors comment faire lorsqu'on souffre ?
J'ai essayé de trouver une solution dans la pensée de Nietzche...

En appliquant Spinoza à la lettre, toute tristesse semble être une chose non raisonnable et donc sans valeur. C'est tout de même très frustrant, parce qu'on le veuille ou non, une vie sans souffrance est impossible.
Alors que chez Nietzche "le meilleur remède à la detresse, c'est la détresse !".

En effet, il me semble que la tristesse est affectée du sceau de la négativité absolue de la part de Spinoza (sauf lecture stupide de ma part). Alors que chez Nietzche, la souffrance revêt une grande importance éthique. Il insiste sur la valeur de la douleur et la positivité absolue de tout le spectre affectif - sans exception - dans l'évolution de la vie.

Dans la pratique cela apprend à "laisser souffrir" son âme avec acquiscement, voire reconnaissance. C'est vraiement la pièce manquante de la pratique proposée par Spinoza, même s'il y fait qq allusions.
Comprenons nous bien : il ne s'agit absolument pas de stoïcisme qui consiste finalement à se laisser déverser dans son âme toutes les saloperies de la vie sans broncher ! Au contraire, il s'agit de trouver de la force, même là où la vie nous fait voir de toutes les couleurs.

N'avez-vous jamais remarqué qu'après une période de grande douleur - celle qui prend son temps, qui vous déchire morceau par morceau - nous sortons régénérés, avec une peau neuve, un appétit encore plus grand, une volonté encore plus forte et un oeil encore plus vif ?

Qu'en pensez-vous ?
Amitiés

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Messagepar Louisa » 11 déc. 2006, 01:00

Bonjour fantasueno,

(au préalable à Miam: je n'ai pas oublié ta dernière réponse longue et intéressante notamment cc les images communes, j'y reviens sous peu)

fantasueno a écrit :
Sommes-nous d'accord que chez Spinoza, la tristesse n'a aucune valeur éthique ?
Et pourtant, quelle grande puissance que celle enveloppée dans la tristesse...Pourquoi nier la réalité de cette puissance ? Pourquoi passer son temps à vouloir absolument effacer toute trace de tristesse dans notre vie ?

Il est tout de même naïf de croire que l'on peut anesthésier totalement nos douleurs, qq soit la pratique philosophique. (...)

Alors comment faire lorsqu'on souffre ?
J'ai essayé de trouver une solution dans la pensée de Nietzche...

En appliquant Spinoza à la lettre, toute tristesse semble être une chose non raisonnable et donc sans valeur. C'est tout de même très frustrant, parce qu'on le veuille ou non, une vie sans souffrance est impossible.
Alors que chez Nietzche "le meilleur remède à la detresse, c'est la détresse !".

En effet, il me semble que la tristesse est affectée du sceau de la négativité absolue de la part de Spinoza (sauf lecture stupide de ma part). Alors que chez Nietzche, la souffrance revêt une grande importance éthique. Il insiste sur la valeur de la douleur et la positivité absolue de tout le spectre affectif - sans exception - dans l'évolution de la vie.

Dans la pratique cela apprend à "laisser souffrir" son âme avec acquiscement, voire reconnaissance. C'est vraiement la pièce manquante de la pratique proposée par Spinoza, même s'il y fait qq allusions.
Comprenons nous bien : il ne s'agit absolument pas de stoïcisme qui consiste finalement à se laisser déverser dans son âme toutes les saloperies de la vie sans broncher ! Au contraire, il s'agit de trouver de la force, même là où la vie nous fait voir de toutes les couleurs.

N'avez-vous jamais remarqué qu'après une période de grande douleur - celle qui prend son temps, qui vous déchire morceau par morceau - nous sortons régénérés, avec une peau neuve, un appétit encore plus grand, une volonté encore plus forte et un oeil encore plus vif ?


Spinoza, Ethique 2.47 scolie:
"Et certainement la plupart des erreurs consistent seulement en ceci que nous n'appliquons pas correctement les noms aux choses."

Dire que la tristesse enveloppe une grande puissance est assez contradictoire si l'on utilise le sens proprement spinoziste de ces termes (la tristesse étant définie précisément par une diminution de la puissance). Mais si l'on comprend par là simplement le fait familier à tout un chacun qu'une souffrance peut, une fois surmontée, nous enrichir et renforcer, la contradiction avec la pensée de Spinoza me semble disparaître immédiatement. Car il est clair que l'augmentation de la puissance, dans les deux versions, ne se fait pas au moment de la tristesse, mais bien après, une fois que celle-ci est surmontée. La question devient alors non pas 'est-ce que la tristesse a une valeur positive chez Spinoza?' mais bel et bien 'est-ce que de la tristesse une augmentation de la puissance peut advenir, une fois celle-ci surmontée?'. A cette question, Spinoza me semble répondre sans hésitation: oui.

Car que serait-ce de 'surmonter' une Tristesse, en termes spinozistes? Cela ne peut que désigner le processus lent par lequel l'Esprit transforme (la 'mutatio' du premier axiome du 'De libertate') les idées inadéquates, causes de la Tristesse, en idées adéquates. Quand à la fin de ce processus, nous avons compris quelque chose d'adéquat concernant la cause de la Tristesse, celle-ci n'est pas du tout 'anesthésiée' ou effacée, mais littéralement transformée en Joie. Or la Joie est une augmentation de puissance, et un enrichissement de notre connaissance de nous-mêmes et du monde.
Qui plus est, le fait d'avoir été affecté par cette Tristesse spécifique nous a rendu sensible à cette manière précise d'être affecté. Or plus nous pouvons être affecté de manières différentes, plus nous pouvons devenir puissants. Si donc chez Spinoza la Tristesse désigne le moment même de la diminution de la puissance, on ne peut pas dire qu'elle est déjà en tant que telle une force. Mais SI nous réussissons à la comprendre/surmonter, alors oui, elle peut avoir contribué à l'augmentation de notre puissance.

En d'autres termes, il me semble que quand Nietzsche dit que le meilleur remède à la détresse, c'est la détresse, il se soucie d'un problème dont Spinoza n'a peut-être pas traité de manière explicite: celui d'essayer de nier ou d'oublier une tristesse. Mais si on traduit ce problème en des termes spinozistes, ce que Nietzsche veut dire par là me semble être tout à fait compréhensible de façon spinoziste: il va de soi que si l'on essaie d'oublier la Tristesse, on ne réussira jamais à la comprendre. On restera donc accablé des idées inadéquates qu'elle a provoquées en nous, au lieu de l'utiliser pour la transformer en Joie. Dès lors, pour Spinoza aussi la dernière chose à faire quand on est affecté de Tristesse, c'est d'essayer tout simplement de s'anesthésier, d'oublier les idées qui s'y joignent. Sauf, peut-être, quand malgré tous nos efforts, nous n'arrivons pas à la surmonter, donc à la comprendre? Mais pour Spinoza, il est toujours possible de former 'une certaine idée adéquate' de toute affection du Corps. Impossible donc de rester totalement passif devant la Tristesse, à moins que la cause extérieur ait une puissance telle qu'elle détruit carrément notre Corps entier, chose qui peut toujours arriver (selon le fameux axiome de l'Ethique 4).

Peut-être faudrait-il donc en conclure que pour Spinoza, le problème d'anesthésier la douleur n'est pas vraiment concevable en tant que tel, tandis que la transformation de la Tristesse en y pensant consciemment avec toute la force de son Esprit est précisément le remède spinoziste par excellence à toute diminution de puissance ...?
Cordialement,
Louisa

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Messagepar fantasueno » 11 déc. 2006, 13:57

Bonjour Louisa,

D'abord un grand merci pour ton explication détaillée et très précise qui m'a donnée un éclairage tout à fait synthétique sur la tristesse chez Spinoza.

Mais permets-moi de détailler un peu plus mon problème pratique :
Dans la pratique (ce dont il s'agit ici), il est évident que l'édifice batti par Spinoza a pour but d'augmenter la puissance d'agir.
D'ailleurs, au passage, il me semble que c'est d'abord "l'imagniation active" (et non pas la connaissance du 2ème genre) qui permet, dans un premier temps, de placer un évenement douloureux dans un réseau de causes à effets - et donc de générer un affect d'acquiscement.

Que la diminution de puissance se traduise mentalement, au cordeau et simultanément, comme une tristesse, d'accord.
Mais pourquoi la tristesse doit être décrétée comme un affect absolument négatif ?
Pourquoi dans chaque manifestation d’impuissance s’exprime encore paradoxalement, même si c’est d’une manière incomplète et inaboutie, un élan affirmatif, donc une certaine puissance d’être ?
Deleuze désigne ces manifestations de puissance comme des joies tristes; des joies indirectes, par ex. la joie provoquée indirectement par la haine etc.
Mais une joie indirecte, n'est ce pas encore une augmentation de puissance ? Une joie qui enveloppe une tristesse; c'est toujours une joie.

Donc en restant sur la logique Spinoziste je tourne toujours en rond (je dis bien "je" parce que je n'ai pas encore une lecture pertinente de Spinoza).

En revanche, pour Nietzche, il me semble que "Savoir souffrir" pendant une baisse de puissance est l'essence même d'une autre manifestation de puissance, une autre source de force émanant d'une autre partie de nous-même, tout à fait séparée de la partie qui subit une baisse de puissance. Disons un rapport caractéristique simultané, mais tout à fait décorrélé du rapport qui perd sa cohérence sous l'effet de l'affect négatif.

Après tout, une partie de nous peut perdre sa puissance alors qu'une autre partie peut augmenter sa force en même temps.
Ne sommes-nous pas plusieurs individus en même temps ? les trois types de connaissances ne sont-ils pas déjà trois individus en nous ?

Pourquoi alors décréter que la tristesse baisse nécessairement notre puissance d'agir ? Peut être que c'est l'individu du 1er genre (imaginatif) qui perd sa puissance alors que l'individu du 2ème genre (raisonnable) en profite pour augmenter la sienne ?

Voilà ce que propose Nietzche : Savoir souffrir, se dominer, rester pudique et noble. Cela signifie peut être de laisser l'individu raisonnable en nous augmenter son pouvoir.
Rien n'empêche en parallèle de chercher à diminuer la souffrance en essayant d'en comprendre les causes : C'est à dire laisser l'individu imaginatif qui souffre rejoindre celui qui a "les manettes" en nous, c'est à dire l'individu raisonnable...

Mais que se passe-t-il dans la pratique ?
Soit on termine sur le canapé du psy, soit on remplace le psy par des amis ou des proches pour justement essayer de comprendre : en parlant, en étalant nos problèmes devant tout le monde et surtout en prenant le risque d'être influencé par des conseils amicaux parfois stupides.

A moins d'atteindre la sagesse de Spinoza, il est pratiquement impossible de comprendre les causes de ce qui nous arrive en réflechissant seuls dans un coin. Ce qui fait d'ailleurs de cette démarche Spinoziste une pratique aussi héroique et aristocratique que celle préconisée par Nietzche.
La prise en compte de la valeur exitentielle de la tristesse ne permet-elle pas de mouiller un peu l'acide ? La tendance obsessionnelle à trouver une tristesse comme un affect non raisonnable, négatif, voire anormal, ne risque-t-elle pas de baisser davantage notre puissance d'agir ?

Amitiés

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Miam
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Messagepar Miam » 11 déc. 2006, 19:21

Salut Fantasueno (c’est Spirenou) :roll:

Tu écris :

« Effectivement, l'idée de départ est de dire que la variation de la puissance d'exister est chose interne, sans tenir compte du monde extérieur.
Que cette cette variation soit systématiquement correllée à l'idée d'une chose externe, c'est évident. Et c'est l'imagination qui projette cette variation à l'extérieur de moi (amour, haine etc), ou dans le temps (crainte, espoir).
Mais les deux passions de base (joie / tristesse) ignorent le monde extérieur.
L'affect est un mode de pensée non représentatif (contrairement à l'idée). La joie ne représente absolument rien. »

L’idée n’est pas représentative, elle est objective. Cela veut dire qu’un affect comme la Joie est toujours une idée (et une idée d’idée) d’une affection du Corps, même si elle ne « représente » rien d’extérieur.

Ensuite : non certes la Joie et la Tristesse, mais l’Amour et la Haine qui en sont les formes du Désir (Cupiditas), essence de l’homme, sont tous deux accompagnés de l’idée d’une cause extérieure. Le Désir, c’est une forme du Conatus. Considérer une chose sans Amour et sans Haine, ce serait donc considérer une chose sans Conatus, c’est à dire sans essence actuelle. Ce qui est absurde si cette chose est existante en acte.

Dans la « réalité », il n’y a aucun affect qui ne soit aussi une affection par une chose extérieure.
Je pense que les catégories d’intériorité et d’extériorité sont dépassées par Spinoza. On ne peut parler d’affect sans cause extérieure tout simplement parce qu’on ne peut parler d’existence dans la durée sans affection par une chose extérieure. C’est là le lot de tout être fini. Dès lors postuler une intériorité affective indépendante de la nature extérieure, cela me paraît un non sens pour Spinoza. Un affect ne peut être, comme tu l’écris « une chose exclusivement interne » car tout affect est porté par un désir, une affirmation de l’objet (c’est l’essence même du Mental) et donc un processus d’appropriation des choses extérieures qui, lorsque l’affect est actif, est également une saisie de ce qui m’est commun avec les choses extérieures.

Sur Freud. Bon : il y a beaucoup à reprocher aux psychanalystes. Mais je ne suis pas sûr qu’ils soient d’accord avec les caractéristiques que tu attribues au freudisme.

Message suivant :

Spinoza ne fait jamais d’une vie sans tristesse une hypothèse ou une institution durable. Elle est tout aussi impossible pour lui que pour toi. Aussi je n’entends pas le troisième genre de connaissance comme une sagesse acquise une fois pour toute. S’il est produit par une « chaîne » d’affects actifs, ce genre de connaissance n’en demeure pas moins à la merci d’une affection si puissance qu’elle ne pourrait être digérée par l’individu, sans quoi il conduirait à une véritable immortalité du Mental et du Corps.

C’est d’autant plus compréhensible que le troisième genre de connaissance constitue un accroissement de puissance, comme chez Nietzsche, et pas un degré suprême de puissance dans une sorte d’ataraxie. L’accroissement de puissance comme appropriation nécessite une opposition extérieure dans la mesure même où il est un processus de connaissance et d’appropriation. Aussi la cause de la Tristesse, ce ne sont pas les affections extérieures mais l’inadéquation de l’appropriation de ces affections, quand bien même cette affection serait une jambe cassée ou le sida.

C’est pourquoi je vois beaucoup moins de distance que toi entre Nietzsche et Spinoza. L’acquiescement à la douleur, ce n’est jamais que l’appropriation (ou l’idée) adéquate de cette douleur : son affirmation. Quant à « "laisser souffrir" son âme avec acquiscement, voire reconnaissance » : tu connais sans doute la figure de l’Ane qui fait « Hi-Ha » dans Ainsi parlait Zarathoustra. Je ne pense pas que ta formulation soit très nietzschéenne : surtout le mot « reconnaissance ». Dans la Généalogie de la morale, ce sont les hommes du ressentiment qui, manipulés par les prêtres, grattent leurs blessures. L’affect actif, c’est au contraire «la « Grande Santé » nietzschéenne. C’est guérir de ces blessures, même si cette guérison exige d’inhumaines souffrances : « ce qui ne me tue pas me rend plus fort ». L’affect actif c’est s’approprier, digérer, cicatriser : tout cela est une seule et même chose.

Bref : je suis d’accord avec Louisa.

Message suivant :

« Pourquoi dans chaque manifestation d’impuissance s’exprime encore paradoxalement, même si c’est d’une manière incomplète et inaboutie, un élan affirmatif, donc une certaine puissance d’être ? ».

Je dirais que c’est parce que dans toute idée inadéquate il y a toujours un minimum d’adéquation ou de commun avec la chose. Et en effet, dans tout affect, même passif et dans toute idée même inadéquate, il y a affirmation de l’objet puisque cette affirmation est l’essence du Mental et que le Désir est l’essence de l’homme. Spinoza ne nie jamais cela. Chez Spinoza la Tristesse, l’affect passif, l’idée inadéquate ne sont précisément jamais des « négations ». Une idée inadéquate peut être vraie. Elle a beau ne pas être adéquate dans l’ordre où elle s’intègre, elle n’en demeure pas moins une positivité. Et pour cause : comme affect elle possède une force résultant des associations entre d’autres affects. Les affects passifs n’ont pas nécessairement moins de force que les affects actifs. Toute l’Ethique est une dynamique d’affects positifs, qu’ils soient tristes ou joyeux.


Tu écris :
« Mais une joie indirecte, n'est ce pas encore une augmentation de puissance ? Une joie qui enveloppe une tristesse; c'est toujours une joie. »

C’est là ce que dit Spinoza (cf. IV 52 et suivants), concernant les « Joies passives ». On retrouve la même problématique chez Nietzsche dans la notion de « sentiment (Gefuhl) de puissance » qui peut indiquer une diminution de puissance (selon sa qualité esthétique du reste).

Tu écris encore :
« "Savoir souffrir" pendant une baisse de puissance est l'essence même d'une autre manifestation de puissance »

Chez Spinoza aussi (sauf réserves sur le mot « essence ») : dès qu’un affect passif est connu adéquatement il devient actif. Ou, sous une forme dynamique : un affect passif devient actif lorsqu’il est approprié par un affect actif plus puissant.

Tu écris :

« une autre source de force émanant d'une autre partie de nous-même, tout à fait séparée de la partie qui subit une baisse de puissance. Disons un rapport caractéristique simultané, mais tout à fait décorrélé du rapport qui perd sa cohérence sous l'effet de l'affect négatif. »

Je pense que ni Spinoza ni Nietzsche ne divisent une chose en parties indépendantes. Un Corps est fait de pulsions, d’instincts ou d’affects que se communiquent ses parties dès lors dépendantes les unes des autres (cf. Lemmes). C’est là la notion d’ « individu ». Rien ne peut être « déconnecté du rapport » car celui-ci demeure bien qu’il soit affecté. Sans quoi il n’y aurait plus même d’individu. En cela Spinoza et Nietzsche procèdent d’une même tradition : leur physique est une biophysique.

Tu écris :

« Après tout, une partie de nous peut perdre sa puissance alors qu'une autre partie peut augmenter sa force en même temps. »

Pour Spinoza aussi. Mais un affect actif n’est précisément jamais un affect partiel. Je pense qu’il en est de même chez Nietzsche.

Tu écris :

« Ne sommes-nous pas plusieurs individus en même temps ? »

Pas en même temps : successivement. Ou des collectifs d’individus unifiés selon une « forme de souveraineté », mais toujours successivement. Chez Deleuze également. Chez Nietzsche il peut y avoir plusieurs individus en même temps et non synthétisés lorsque deux instincts se déchirent qui font constamment vaciller la « forme de souveraineté » que constitue le Corps. C’est comme une maladie. Chez Spinoza il s’agirait d’une « Fluctuatio animi ».
Plus on est « fort », plus on est constitué d’individus synthétisés. Il en est de même chez Spinoza où ces individus sont des « parties ».

Tu écris

« les trois types de connaissances ne sont-ils pas déjà trois individus en nous ? »

Certes, mais pas « en même temps ».

Donc, en gros : la Tristesse, chez Spinoza, n’est ni négative, ni anormale. Et on ne peut opposer comme tu le fais Spinoza à Nietzsche, malgré les mésinterprétations nietzschéennes de Spinoza.

A+
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Messagepar hokousai » 11 déc. 2006, 22:36

Louisa écrit

"""""""""""Quand à la fin de ce processus, nous avons compris quelque chose d'adéquat concernant la cause de la Tristesse, celle-ci n'est pas du tout 'anesthésiée ou effacée, mais littéralement transformée en Joie. """"""""""""

Par exemple j’ai perdu mon chien ( non pas perdu dans les bois , non il est mort , il y a déjà neuf mois mais parlons au présent ) alors je suis triste .

Idée claire et distincte :
je l'aimais beaucoup, il est mort, il n’est plus là, il me manque alors je suis triste .A moins que par les causes vous ne me l ‘expliquiez autrement .
« qui imagine détruit ce qu’il aime sera triste (pro19/3) »
.
Je suis triste parce qu il me manque . L’idée adéquate concernant la cause de la tristesse ne remplissant pas ce manque je persiste dans ma tristesse .

Je ne vois pas venir de joie, je ne vois aucune métamorphose de ma tristesse en joie .Donc votre proposition me partait inacceptable .

bien à vous .
hokousai

PS :Il eut sans doute fallu que je m’efforce de remplacer l’idée de la tristesse par l’idée de la destruction de la tristesse( l’imaginer détruite à défaut de pouvoir imaginer la mort de mon chien détruite !) encore eut- il fallu que je l’eusse en haine ce qui n’était pas à l’ordre du jour . En conséquence le temps et une suite d’idées extérieures au sujet ont fait leur effet .


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