Bonjour Durtal,
je reprends pour l'instant uniquement les passages de ton message qui me semblent être problématiques.
Durtal a écrit :
« Nous sentons et savons d’expérience que nous sommes éternels. Car l’âme ne sent pas moins ces choses qu’elle conçoit par un acte de l’entendement que celles qu’elle a dans la mémoire. Les yeux de l’âme par lesquels elle voit et observe les choses, sont les démonstrations elles-mêmes. »
Il saute aux yeux, ou en tout cas aux miens, que Spinoza fait un usage analogique des termes « expérience » et « sensation ». On pourrait je pense paraphraser l’analogie de la façon suivante : « la mémoire et l’imagination sont au corps ce que les démonstrations sont à l’esprit », c'est-à-dire deux façon de connaître ou, je le veux bien, deux façons de faire « l’expérience » de certains objets de connaissance. A moins que vous ne prêtiez à Spinoza la pensée que l’âme a littéralement « des yeux », la conséquence immédiate de ceci est donc, que, dans ce passage, sont en jeux deux notion de l’expérience ou du sentir et non une seule.
L'esprit spinoziste perçoit. Il n'a pas des yeux corporels, mais cela ne lui empêche guère de percevoir. Qu'est-ce qu'il perçoit? Un objet. Tout Affect est par exemple constitué d'une affection du Corps perçue par l'Esprit, cette affection n'étant rien d'autre que l'objet de l'idée qu'est l'Affect.
Ce qui distingue la mémoire et l'imagination, c'est-à-dire le premier genre de connaissance, du troisième genre de connaissance, ce n'est pas que le premier aurait à voir avec le corps et le deuxième avec l'Esprit, mais le fait que l'objet, ce qui est senti ou expérimenté (il s'agit de synonymes), est différent dans les deux cas. Dans le premier cas, l'objet est une image, dans le deuxième cas l'objet est une essence. Contrairement au deuxième genre de connaissance, dans le troisième genre l'idée adéquate que l'Esprit crée par un acte de l'entendement n'a pas besoin de démonstrations rationnelles, discursives. L'objet étant par définition éternelle, il suffit de "voir" cet objet pour déjà être dans l'adéquation. On ne peut pas avoir une idée inadéquate d'une essence, tandis qu'on peut avoir une idée inadéquate d'un rapport, et qu'on a toujours des idées inadéquates d'images.
Durtal a écrit :Pourquoi et en quel sens le sont-elles ? Il n’aura échappé à personne, je pense ; que Spinoza s’exprime dans ce passage (et ailleurs dans le livre 5) d’une façon pour le moins curieuse. En toute rigueur, en effet, parler comme il le fait ici d’une « expérience de l’esprit » qui ferait pendant à une « expérience du corps » n’a pas de sens.
A mon avis, il faut négliger le fait que dans le spinozisme l'Esprit perçoit pour dire que parler d'une expérience de l'Esprit n'a pas de sens. D'ailleurs, Spinoza ne parle PAS ici d'une expérience de l'Esprit, il dit que NOUS expérimentons et sentons. Pour moi cela signifie que le parallélisme reste intacte: nous, c'est bel et bien moi-même en tant que chose, donc constituée aussi bien d'un Esprit que d'un Corps.
Durtal a écrit :
Comme l’esprit et le corps constituent un seul et même mode, si le corps fait une expérience l’esprit la fait aussi et si l’esprit fait une expérience le corps fait nécessairement la même.
L'Esprit est un mode ENTIEREMENT DIFFERENT du Corps!! L'Esprit est un mode ou une modification de l'attribut de la Pensée, le Corps est un mode de l'attribut de l'Etendue. Pensée et Attribut n'ont rien en commun l'un avec l'autre, mais sont réellement distincts.
Le Corps et l'Esprit sont bien plutôt deux modes différents qui constituent ensemble une seule et même chose: moi. Et c'est parce que l'Esprit a comme caractéristique de pouvoir percevoir des modifications dans le Corps, tandis qu'il est uni à celui-ci d'une telle manière qu'il n'y a qu'un seul Individu, d'un un seul ordre causal qui s'exprime parallèlement dans les deux attributs, qu'une expérience au niveau corporel ne peut jamais se faire sans l'équivalent au niveau spirituel, et inversement.
Durtal a écrit :L’on ne peut donc pas, par conséquent ; faire passer la différence entre deux genres d’expérience ou de connaissance par le clivage corps/esprit.
en effet.
Durtal a écrit :Toutefois la raison pour laquelle Spinoza s’écarte à ce point de la lettre de sa propre doctrine me paraît parfaitement claire.
serait-il possible d'expliquer en quoi consisterait la lettre et en quoi plus précisément l'écart?
Durtal a écrit :Cette façon de s’exprimer suggère en effet qu’il il y a autant de différence entre les types d’expériences que fait le mode (corps et esprit) dans les deux cas que si (par impossible) le corps et l’esprit pouvait avoir des expériences séparées.
je ne vois pas ce qui te fait penser cela.
Durtal a écrit : Quelle est en effet réellement (c'est-à-dire exprimée dans un vocabulaire strict) la différence entre les deux types de relation du mode à d’autres objets ? Elle recoupe en réalité la perception que le mode a de lui-même et des autres choses « en tant qu’il est une chose singulière existant en acte » et la perception que le mode a de lui-même et des autres choses « en tant qu’il est une chose singulière non existante en acte » c'est-à-dire une essence de chose singulière comprise dans certains des attributs infinis de Dieu (Voir à ce sujet la Proposition 8 du livre II ainsi que son corollaire et son scolie, en particulier pour ne pas commettre un contresens sur l’expression de « chose singulière non existante » lequel est à peu près inévitable lorsque l’on n’a pas lu le passage en question.)
Spinoza dit explicitement que ce que tu appelles ici "chose singulière non existante en acte" n'existe pas. Toute essence est en acte. Il faut donc distinguer entre deux types d'exister en acte: d'une part il s'agit d'une existence dans un temps et un lieu précis (existence dans la durée), d'autre part d'une existence en Dieu (existence dans l'éternité). Je me demande si ton hésitation à admettre pour le troisième genre une expérience "vécue" (mais qu'ajoute le "vécue" à l'expérience? Y aurait-il des expériences non vécues ... ???) n'a pas à voir avec le fait que tu introduis une chose non existante en acte, ce qui dans le spinozisme est absurde.
Voir le scolie de l'E5P29.
Je m'arrête pour l'instant ici, puisque la suite de ton message s'appuie, il me semble, sur cet oubli d'une existence en acte en Dieu (et sur l'idée que le corps et l'esprit ne seraient qu'un seul et même mode).