Nécessité et illusion du choix

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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steph38
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Nécessité et illusion du choix

Messagepar steph38 » 30 nov. 2007, 21:54

Une question me gêne toujours dans la mise en oeuvre des solutions spinozistes proposées par l'Ethique. Je n'ai pas de "background" en philosophie, j'espère que je serai clair ...

Il s'agit de la difficulté de résoudre l'opposition entre la notion de déterminisme (fatalisme?) et par suite, de non responsabilité dans nos actions, et la notion de la liberté/autonomie qu'on peut acquérir par l'utilisation de la raison, en tant qu'instrument de compréhension des causes (idées adéquates) et en tant que moyen d'atteindre la béatitude.

Il apparaît qu'ultimement, le monde ne peut pas être autrement qu'il l'est et qu'on est forcément passif, dans le nécessaire et le contraint (Ethique II,48), sauf à croire en une fiction de libre arbitre par l'illusion des causes.

Tout choix conscient et toute décision "volontaire et active" de nous inscrire dans un plan d'amélioration spinoziste serait donc illusion/fiction. Donc en quoi pouvons nous être maîtres de nous même et envisager que l'Esprit puisse séparer les affects d'une pensée de cause extérieure imaginée confusément (EthV,20) ? Le choix vers la liberté se décrète-t-il ?

Voilà. Peut-être que la solution est de se fabriquer une voie initiale de connaissance du premier genre, en imaginant le cheminement de l'Ethique, en prenant une habitude de pensées sur les points clés de la philosophie pratique de Spinoza (s'imaginer ordonner nos pensées et vivre sous la conduite de la raison) et peu à peu l'Esprit gagnera en autonomie et en vraie liberté ?

... en gros nous sommes esclave d'une multitude de causes, donc le fait de décider de s'en dégager n'est-il pas une illusion de l'égo ? l'Esprit peut-il devenir moteur du changement ? comment "devenir" actifs dans notre état contraint en permanence (pas de volonté, pas de libre arbitre, conscience embrouillée) ?

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Henrique
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Messagepar Henrique » 02 déc. 2007, 15:04

Il n'y a pas de contradiction entre déterminisme et liberté, puisque ce qui s'oppose à la liberté n'est pas la nécessité mais la contrainte. L'autodétermination est liberté, mais ce n'est pas une indétermination.

D'abord, nous ne sommes jamais passifs dès lors que nous pensons : une idée est un concept du mental, non la réception passive d'une donnée extérieure. Si donc j'ai l'idée d'insulter le conducteur de la voiture qui m'empêche d'avancer à allure normale avec la mienne, je suis actif en ce que j'ai conçu un moyen de persévérer dans mon être. Mais en même temps je suis passif dans la mesure où je ne sais pas d'où me vient cette idée qui s'est spontanément présentée à mon esprit, je ne sais pas pourquoi j'agis ainsi. Et dans la colère qui s'ensuit, la part de passivité l'emporte sur l'activité. Si je vois qu'imaginant un obstacle à mon conatus, j'en suis venu à concevoir l'idée d'une cause de ma tristesse, je suis déjà dans une attitude plus réfléchie, moins soumise aux conditions extérieures et donc moins triste, moins soumise à la colère. Si ensuite je vois que la voiture-obstacle doit être conduite par quelqu'un qui vient d'avoir un accident ou qui est tourmenté par tout autre image que celle de conduire à allure normale ou encore dont la voiture est en mauvais état de fonctionnement, je comprends la nécessité de la situation et au lieu de la colère tirée d'une imagination partielle des conditions de la situation, j'en tirerai un acquiescement à la situation extérieure tout en comprenant cette fois la nécessité de l'acquiescement intérieur à ma capacité de comprendre ou fierté de pouvoir éviter d'être balloté affectivement par les événements.

Comment se fait donc le passage de l'imagination à la raison, de la servitude à la liberté ? Ce n'est bien sûr pas la volonté qui a "décrété" ici qu'il fallait affirmer la magnanimité (ou force d'âme : fortitudo) plutôt que la colère. Et dans le cas où quelqu'un, croyant que vouloir c'est pouvoir, chercherait à le faire, seul le fait de s'être laissé persuader par un discours moralisant assez habile l'y aurait conduit, cela ne vient donc pas de rien. C'est que la volonté n'est pas en soi une cause concrète. Ce n'est que le nom que nous donnons génériquement à nos volitions particulières. Il n'y a pas dans notre esprit une sorte de source magique d'où jailliraient les volitions à partir de rien. Qu'est-ce qu'une volition ? C'est l'affirmation d'une idée particulière : je veux que l'autre andouille arrête de se traîner avec son tacot, cela revient à affirmer l'idée qu'il avance plus vite comme moyen d'affirmer l'idée que j'avance à mon rythme. Or une idée s'affirme d'elle-même dans le mental, tant qu'une autre idée ne la supplante pas. Il n'est donc pas nécessaire de supposer une volonté extérieure à l'entendement pour que les idées s'affirment : volonté (ou ensemble des volitions) et intellect (ensemble des idées dans leur unité) sont donc une seule et même chose.

Aussi rien ne justifie qu'on tire d'E2P48 que "on est forcément passif dans le nécessaire et le contraint" : au contraire, le mental est toujours actif tant qu'il a des idées, mais il l'est moins quand il a moins d'idées, c'est-à-dire quand pour une situation donnée, une représentation tronquée de la situation le conduit à des affects passifs - c'est-à-dire des affects dont notre mental ne peut comprendre en quoi il en est la cause suffisante. Avec le second genre de connaissance, le mental devient suffisamment actif pour que ses affects soient compris au moyen du mental seul.

En ce sens, l'objectif de l'Ethique n'est pas de faire oeuvre moralisatrice, en se proposant de nous donner envie de vivre comme un homme libre, par une peinture agréable de celui-ci, et en suscitant l'aversion pour l'homme servile, par la peinture de ses mauvais côtés, de sorte qu'il y aurait choix entre servitude et liberté et que seule la décision de passer d'un état à l'autre pourrait en expliquer la possibilité. L'objectif de l'Ethique est d'augmenter nos idées, notre capacité de comprendre, de telle sorte que de fait nous devenions plus libre en la comprenant, si nous avons les moyens de la comprendre. Aussi ne dit-elle pas ce que nous devons faire pour devenir libres ou vertueux, elle donne des idées supplémentaires pour comprendre, idées qui sont en même temps et immédiatement des façons d'être plus libres. E5P20 est significatif à cet égard : Spinoza n'explique pas qu'il ne faut pas être jaloux de la béatitude d'autrui, il explique pourquoi on ne peut l'être quand on est soi-même dans la béatitude, sachant que cette béatitude est d'autant plus forte que d'autres la partagent également. Il n'y a donc pas à décider de devenir libres, il y a seulement à le devenir en passant d'une compréhension partielle du monde, de Dieu et de soi à une compréhension plus complète.

Toutefois, il ne suffit évidemment pas de lire l'Ethique pour que cette opération s'effectue "à l'insu de notre plein gré" : il faut la comprendre vraiment et pour cela être capable de supporter le bain conceptuel assez glacial des deux premières parties de ce livre et d'en assimiler le contenu, non pas seulement pouvoir en venir à se dire "tiens, Spinoza pense que ceci ou cela etc." mais saisir la nécessité de ce qui est affirmé pour tout homme et surtout pour soi-même. Mais n'a-t-on pas alors fait que reculer pour mieux sauter ? Ne faut-il pas une décision de comprendre vraiment et pas seulement superficiellement, abstraitement, sans se sentir concerné ? Non, je pense ici que chacun en fait l'expérience : ce n'est pas avant de comprendre que je décide de comprendre davantage, sans quoi je persévèrerais toujours dans l'imagination ; c'est parce que je comprends intuitivement déjà la nécessité d'au moins une idée, que j'ai le désir d'en comprendre davantage. Ce n'est plus alors dans l'espoir de la récompense d'une vie plus heureuse que je consens à passer de l'imagination à la raison, c'est parce que j'ai la joie de comprendre une idée, si simple soit-elle, que je désire comprendre plus avant cette idée trouvée dans l'Ethique et dont la formulation a fait écho à l'intuition que j'ai d'une nécessité intérieure.

On peut bien ici parler de choix si l'on veut, dès lors qu'abstraitement on peut distinguer entre le maintien d'une vie ignorante et l'affirmation d'une vie libre. Mais dès lors que je comprends quelque chose, parce qu'en raison des causes extérieures et internes de ma vie j'ai été conduit à lire l'Ethique et à pouvoir comprendre la valeur de vérité d'au moins une idée, j'opterai nécessairement pour une plus grande compréhension. C'est comme si Spinoza, depuis le pays de la béatitude avait fabriqué une barque qu'il avait lancé sur l'océan des passions : si par chance, un individu tâchant de survivre dans cet océan trouve cette barque, c'est-à-dire si la causalité de la barque et celle de l'individu se croisent, il faudra encore qu'il ne soit pas trop épuisé par sa nage pour avoir l'idée de s'accrocher à un des côtés de la barque et la force de le faire. S'il a cette idée et cette force, on pourra toujours dire qu'il a le choix de continuer de barboter ou de grimper dans la barque, mais en fait, s'il a encore un tant soit peu de force de vivre, il choisira nécessairement de vivre encore et mieux.

Enfin, dire que le déterminisme nous rendrait irresponsables de nos actes n'est pas le propos de Spinoza : nous sommes responsables de nos actes en tant que causes prochaines de ceux-ci. Et dans une société où par contrat tacite chacun renonce en partie à son pouvoir de faire ce que bon lui semble pour que tous puissent vivre en paix et en sécurité, y compris soi-même, il faut, lorsque la sécurité ou la paix ont été niés par un acte, qu'une personne, physique ou morale, paye ce qui peut l'être pour que ce qui a manqué soit rétabli. Ainsi, si je rentre dans la voiture d'un autre automobiliste, j'aurai beau avoir été nécessairement conduit à penser à autre chose à ce moment, de sorte que je ne pouvais faire autre chose que de manquer de vigilance à la route, je devrai payer les frais de réparation de la voiture adverse, étant entendu que ma voiture n'est pas solvable. De même si mon fils casse la jambe d'un de ses camarades en jouant à l'école, j'aurai à répondre de cet acte, non parce que j'aurais voulu consciemment cet événement et par un pouvoir indéterminé, mais parce que mon enfant n'étant pas solvable, je suis la cause prochaine solvable de cet accident.

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Messagepar steph38 » 03 déc. 2007, 22:24

Merci infiniment Henrique pour avoir répondu de manière aussi claire, concrète et détaillée.

Pour ponctuer votre réflexion, je me suis permis d'ajouter un paragraphe que j'ai trouvé dans l'introduction de l'Ethique, par Robert Misrahi (editions de l'éclat) qui illustre à merveille le rôle central du Désir dans ce qu'il appelle des implications déterminantes.

"Ce que Spinoza étudie si minutieusement, ce sont les IMPLICATIONS logiques entre le désir et ses objets, lorsque ceux-ci sont posés inadéquatement par une connaissance partielle et par une imagination délirante. Le déterminisme spinoziste n'est pas comme on le croit trop souvent, un mécanisme cartésien, c'est en outre la mise en place d'un système d'implications logico-affectives (...). Et c'est parce qu'il s'agit bien plus d'implications déterminantes que de déterminismes réellement aveugles qu'une entreprise de libération est concevable et possible. Le passage d'une activité aliénée, dépendante du monde et non de soi seul, à l'activité vraiment active (autonome) n'est possible que parce qu'une transformation de la vie du Désir est possible. Et cette possibilité se fonde précisément sur la structure des enchaînements : ce sont des implications et non de véritables mécanismes; et ces implications reposent sur des actes de CONSCIENCE et de CONNAISSANCE; c'est à ce titre qu'elles sont susceptibles d'être transmutées.

Et un grand merci à toutes les contributions sur ce forum pour l'amélioration de la compréhension de Spinoza !!

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Messagepar gismo » 12 févr. 2008, 19:22

D'abord, nous ne sommes jamais passifs dès lors que nous pensons
Mais comme l'a écrit d'Holbach :
cette activité ne se déployera jamais, si quelque motif ou cause ne la met
à portée de s'excercer.
Ne rentre t'on pas dans la passivité ?

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Messagepar Henrique » 15 févr. 2008, 12:32

Le mental n'est jamais complètement passif - pas plus que le corps n'est jamais complètement au repos tant qu'il vit.

Il n'est probablement jamais totalement actif non plus de ce point de vue. Il faut d'abord une suite de rencontres favorables pour qu'un homme soit en mesure de raisonner sur sa propre vie, de la prendre en main.

Mais ensuite, une fois que je peux raisonner, que les idées suffisantes l'emportent sur les idées obscures et mutilées, alors ce qui me pousse à penser comme à agir, c'est toujours un motif ou une cause, certes, mais maintenant, ce motif ou cette cause sont internes et non subis de l'extérieur.

Ils sont l'expression même de la vie en moi, c'est-à-dire l'être en tant qu'affirmation dynamique de soi.

Mais je pense que j'avais déjà expliqué cela, peut-être de façon plus diffuse, dans mon précédent post sur ce fil.

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Messagepar gismo » 15 févr. 2008, 15:47

merci Henrique.
J'aime beaucoup Spinoza mais je n'adhere pas à cet exutoire consistant à se donner une liberté de jugement via une nécessité bien comprise.
(si je peux me permettre de donner mon point de vue)
je pense meme que la vraie liberté est dans l'acceptation d'une nécessité absolue.

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Messagepar nepart » 15 févr. 2008, 22:07

Est ce que la prise de conscience de la nécessité de toute chose, peut aboutir (ce vers quoi on doit tendre) à ne jamais en vouloir à qui que ce soit, ne jamais regretter...?

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Messagepar steph38 » 16 févr. 2008, 10:25

Pour reprendre la proposition XLIX de la partie 2 de l'Ethique, dont le long scholie développe le thème de la question initialement posée dans ce fil de discussion (caractère illusoire du libre arbitre de la volonté), Spinoza considère que cette approche déclenche un changement significatif dans la vie sociale, en ce que qu'elle "enseigne à n'avoir en haine, à ne méprise personne, à ne tourner personne en dérision, à n'avoir de colère contre personne...".

A reboucler avec les chapitres suivants sur les luttes des affects et comment la générosité et les affects d'amour "effacent" les affects de haine...


Stéphane

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Messagepar nepart » 16 févr. 2008, 12:49

Etant donné que tout le monde n'a pas conscience de l'illusion u livre arbitre et que tout le monde ( y compris nous) n'est pas parfaitement sage.

Ne faut-il pas tout de même parfois se mettre en colère pour faire réagir les autres?

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Messagepar steph38 » 16 févr. 2008, 16:06

Je dirait sans aucun problème, tant que nous agissons en toute maîtrise; l'opposé serait une colère pure qui nous prend,et qui est une manifestation de haine et qui traduit le fait que nous *réagissons* à un élément extérieur (donc passivité, pas la raison, etc). [/b]


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