Être heureux parmi les malheureux

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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sescho
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Messagepar sescho » 23 juil. 2008, 19:26

nepart a écrit :Si toi qui fait un travail dans le but de ne plus souffrir à la pensée des souffrances des autres, n'y arrive pas, je ne vois pas comment moi y arriverai.

Les choses viennent progressivement. Chacun d'entre nous en a le potentiel. Mieux, l'éveil - la chose réellement précieuse - est déjà en nous. C'est une gangue de calamine qui le recouvre qui pose problème. Si je me remémore l'état dans lequel j'étais il y a une douzaine d'années, vraiment beaucoup a changé ; si la Nature me garde existant en acte, peut-être que dans douze ans je penserai la même chose de mon état d'aujourd'hui. Par ailleurs, je n'en suis pas encore à cibler la sentimentalité elle-même (quand-même plutôt une qualité parmi les défauts.) Peut-être même que je ne la ciblerai jamais, car elle se sera évanouie avec les derniers restes d'ego. Peut-être...

Desjardins parle de personnes n'ayant pas progressé après pourtant des années et des années de pratiques assidues. Ce n'est pas encourageant de premier abord, mais montre qu'il ne faut pas être pressé, d'une part, mais aussi - dans un développement suivant de l'auteur -, d'autre part, que la justesse de la démarche peut faire gagner beaucoup de temps.

Dans ce cadre, il entre de ne pas se tendre vers le résultat (qu'on connaît d'ailleurs très mal.) Cela aussi est une tâche exaltée. Comme déjà dit, vouloir identifier un objet intérieur pour le saisir et le jeter et atteindre ainsi une sorte de félicité infinie, est une fiction de l'ego lui-même (et absolument incompatible avec lui, en fait.) Ce qui est précieux et rare ne se trouve pas sous le pied d'un cheval. Il faut progresser de fait à sa propre marge ; chaque vérité supplémentaire doit être assimilée après la précédente et ainsi de suite. Le but est la voie.

Je suis moi-même un marcheur sur la voie. Sans doute plus avancé mais - de mémoire - aussi nettement plus âgé. Ce qui te laisse une sacrée marge de progrès...


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Messagepar nepart » 23 juil. 2008, 23:13

Louisa, ce que tu proposes n'est t'il pas au fond un bonheur égoiste, qui s'acquiert par entrainement?


Pour sescho, si cela demande bcp de temps, cela veut dire que si une personne agée lisait Spinoza elle serait condamné pour autant à ne jamais gouter au bonheur si j'exclue le bonheur éphémère?

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Messagepar Louisa » 23 juil. 2008, 23:26

Nepart a écrit :Louisa, ce que tu proposes n'est t'il pas au fond un bonheur égoiste, qui s'acquiert par entrainement?


pourrais-tu expliquer davantage ce que tu veux dire par là?
L.

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Messagepar sescho » 24 juil. 2008, 11:50

nepart a écrit :si cela demande bcp de temps, cela veut dire que si une personne agée lisait Spinoza elle serait condamné pour autant à ne jamais gouter au bonheur si j'exclue le bonheur éphémère?

Premièrement, le temps pris en soi ne fait rien à l'affaire. Selon le principe d'économie, c'est même une pénalité. Autrement dit, il ne suffit pas d'attendre. L'attente (tendue ou passive) même est mauvaise, mais il faut en revanche être patient. C'est une constatation a posteriori que cela m'a pris du temps et cela m'en prendra sans doute encore pas mal (en fait c'est l'affaire d'une vie ; ce qui ne veut pas dire du tout que tout le monde est au même point - même entre centenaires parfaitement conscients - à la fin de celle-ci) ; et manifestement - déjà bien heureux de faire partie de ceux qui ont assez bien intégré que leur bonheur est avant tout de leur propre responsabilité - je ne suis pas le seul... (ce que Spinoza indique plus généralement par "rare".)

Deuxièmement, tout n'est pas traduit immédiatement par de la joie de vivre, mais un travail s'accomplit pourtant, qui fait que les "paliers de latence" qui contrastent avec les "prises de conscience instantanées" sont plus apparents que réels, le tout formant plutôt une pente régulière, avec bruit statistique ajouté. Si bien que le gros du travail a pu être fait antérieurement. Quelqu'un qui s'engage avec Spinoza sur le tard n'en est sans doute pas à son coup d'essai... Mais il vaut mieux commencer tôt, c'est sûr. Et à mon avis varier un minimum les auteurs, tout en cherchant aussi à assimiler ("tester" est plus juste) par l'intuition dans la vie consciente même (mais c'est sans doute plutôt une affaire de complexion personnelle du moment ; personnellement, je préfère travailler par approximations successives, des grands axes vers la précision.)

Il y a eu, dans l'Histoire, des justes, nés sans ego, ou des révélations précoces subites (Maharshi, Tolle), cependant, mais ce sont des cas très particuliers et il vaut mieux l'oublier pour soi (sans oublier les enseignements des mêmes, bien sûr.) Je ne suis pas sûr que même Krishnamurti, ardent promoteur de la libération immédiate de la conscience pure (effectivement déjà présente) ait vu beaucoup de conversions instantanées, malgré sa grande réalisation personnelle et ses milliers d'auditeurs...

Il est clair que si l'éveil est potentiellement accessible à tous, l'état réel peut rendre la chose impossible de fait dans une vie, ou ce qu'il en reste. Pour prendre une métaphore dans la Physique, je dirais que c'est thermodynamiquement favorable, mais cinétiquement bloqué. Mais encore une fois, un tel profil fera rejeter Spinoza (compris profondément et non pas comme exercice purement intellectuel clinquant) - et a fortiori tous les auteurs encore plus directement explicites - comme pire que la peste...

Troisièmement, la sagesse n'est pas par tout ou rien (même si la conscience claire établie a peu à voir avec un mental tourmenté standard, et donc sans doute encore relativement peu à voir même avec une psyché bien plus saine.) Tout est bon à prendre, et il n'y a même rien de mieux à prendre. "Il n'est jamais trop tard pour bien faire" est un adage très juste. C'est pourquoi Socrate a joué de la lyre juste avant d'être exécuté. Pour s'exercer à jouer de la lyre, tout simplement (il avait déjà réalisé l'essentiel.)

L'état de départ, la justesse de la démarche (logiquement liés, il faut bien le dire), l'intensité de l'effort (avec en même temps un minimum de contrainte, et surtout pas de refoulement, mais au contraire montée à la conscience) et sa constance font sans doute de grandes différences dans les vitesses de progrès. Tolle y ajoute quelque chose, qui correspond à son histoire et qui m'a semblé vrai à titre personnel, finalement assez rassérénant : c'est quand la souffrance devient insupportable - alors même que la force vitale prend le dessus sur la perspective de défaite totale - que l'élan vers l'éveil est le plus déterminant.


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Messagepar nepart » 24 juil. 2008, 22:11

Louisa a écrit :
Nepart a écrit :Louisa, ce que tu proposes n'est t'il pas au fond un bonheur égoïste, qui s'acquiert par entrainement?


pourrais-tu expliquer davantage ce que tu veux dire par là?
L.


J'ai l'impression que tu proposes de travailler le fait de ne plus avoir pitié, et donc de réduire notre partie qui pense aux autres.

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Messagepar nepart » 24 juil. 2008, 22:12

sescho a écrit :
nepart a écrit :si cela demande bcp de temps, cela veut dire que si une personne agée lisait Spinoza elle serait condamné pour autant à ne jamais gouter au bonheur si j'exclue le bonheur éphémère?

Premièrement, le temps pris en soi ne fait rien à l'affaire. Selon le principe d'économie, c'est même une pénalité. Autrement dit, il ne suffit pas d'attendre. L'attente (tendue ou passive) même est mauvaise, mais il faut en revanche être patient. C'est une constatation a posteriori que cela m'a pris du temps et cela m'en prendra sans doute encore pas mal (en fait c'est l'affaire d'une vie ; ce qui ne veut pas dire du tout que tout le monde est au même point - même entre centenaires parfaitement conscients - à la fin de celle-ci) ; et manifestement - déjà bien heureux de faire partie de ceux qui ont assez bien intégré que leur bonheur est avant tout de leur propre responsabilité - je ne suis pas le seul... (ce que Spinoza indique plus généralement par "rare".)

Deuxièmement, tout n'est pas traduit immédiatement par de la joie de vivre, mais un travail s'accomplit pourtant, qui fait que les "paliers de latence" qui contrastent avec les "prises de conscience instantanées" sont plus apparents que réels, le tout formant plutôt une pente régulière, avec bruit statistique ajouté. Si bien que le gros du travail a pu être fait antérieurement. Quelqu'un qui s'engage avec Spinoza sur le tard n'en est sans doute pas à son coup d'essai... Mais il vaut mieux commencer tôt, c'est sûr. Et à mon avis varier un minimum les auteurs, tout en cherchant aussi à assimiler ("tester" est plus juste) par l'intuition dans la vie consciente même (mais c'est sans doute plutôt une affaire de complexion personnelle du moment ; personnellement, je préfère travailler par approximations successives, des grands axes vers la précision.)

Il y a eu, dans l'Histoire, des justes, nés sans ego, ou des révélations précoces subites (Maharshi, Tolle), cependant, mais ce sont des cas très particuliers et il vaut mieux l'oublier pour soi (sans oublier les enseignements des mêmes, bien sûr.) Je ne suis pas sûr que même Krishnamurti, ardent promoteur de la libération immédiate de la conscience pure (effectivement déjà présente) ait vu beaucoup de conversions instantanées, malgré sa grande réalisation personnelle et ses milliers d'auditeurs...

Il est clair que si l'éveil est potentiellement accessible à tous, l'état réel peut rendre la chose impossible de fait dans une vie, ou ce qu'il en reste. Pour prendre une métaphore dans la Physique, je dirais que c'est thermodynamiquement favorable, mais cinétiquement bloqué. Mais encore une fois, un tel profil fera rejeter Spinoza (compris profondément et non pas comme exercice purement intellectuel clinquant) - et a fortiori tous les auteurs encore plus directement explicites - comme pire que la peste...

Troisièmement, la sagesse n'est pas par tout ou rien (même si la conscience claire établie a peu à voir avec un mental tourmenté standard, et donc sans doute encore relativement peu à voir même avec une psyché bien plus saine.) Tout est bon à prendre, et il n'y a même rien de mieux à prendre. "Il n'est jamais trop tard pour bien faire" est un adage très juste. C'est pourquoi Socrate a joué de la lyre juste avant d'être exécuté. Pour s'exercer à jouer de la lyre, tout simplement (il avait déjà réalisé l'essentiel.)

L'état de départ, la justesse de la démarche (logiquement liés, il faut bien le dire), l'intensité de l'effort (avec en même temps un minimum de contrainte, et surtout pas de refoulement, mais au contraire montée à la conscience) et sa constance font sans doute de grandes différences dans les vitesses de progrès. Tolle y ajoute quelque chose, qui correspond à son histoire et qui m'a semblé vrai à titre personnel, finalement assez rassérénant : c'est quand la souffrance devient insupportable - alors même que la force vitale prend le dessus sur la perspective de défaite totale - que l'élan vers l'éveil est le plus déterminant.


Serge


Donc on n'a pas à attendre d'avoir connu le bonheur que recherche Spinoza pour que la vie en vaille la peine.

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Messagepar Louisa » 24 juil. 2008, 23:02

Nepart a écrit :J'ai l'impression que tu proposes de travailler le fait de ne plus avoir pitié, et donc de réduire notre partie qui pense aux autres.


ah d'accord, je vois.

En fait, ce n'est pas du tout ça, je crois. Voyons comment Spinoza définit la Pitié: "une Tristesse née du malheur d'autrui" (E3P22 scolie). Alors en effet, on pourrait se dire que essayer de surmonter cette Tristesse, juste en s'exerçant tel que je viens de le résumer en reprenant l'E5P10 scolie, donc en essayant d'évacuer chez soi-même cette Tristesse, cela revient à se créer un bonheur purement égoïste. Car dans ce cas, l'avantage serait que tu ne dois plus fuire les infos, que tu sais les écouter tout en restant indifférent, sans que cela perturbe ton bonheur, et sans avoir plus aucune envie d'aider les gens qui sont dans la misère.

Et en effet, si c'était cela ce que Spinoza répondrait à ton problème, ce serait une solution un peu décevante. Un peu genre "pillule du bonheur" tel que tu l'as proposé ici il y a quelques mois, mais alors obtenu par des moyens purement "psychologiques" ou "psychothérapeutiques".

Or ce n'est pas tout à fait ce que Spinoza écrit concernant la Pitié. Ou plutôt: il écrit davantage à ce sujet que juste ce que je viens de citer. Essayons de voir ce qu'il en dit de plus, c'est-à-dire commençons ce que j'ai appelé dans mon avant-dernier message la "première étape": juste essayer de comprendre ce que c'est que la Pitié (la deuxième étape étant d'utiliser le bon moyen ou "outil" pour pouvoir la "gérer", voire l'éviter).

La Pitié, dit Spinoza plus loin, est une "Tristesse imitée". Quand est-ce qu'on va imiter spontanément la Tristesse (la misère, le malheur, ...) de quelqu'un d'autre? Lorsqu'on l'imagine semblable à nous. C'est donc parce que nous reconnaissons quelque part un être humain comme nous-même dans le mendiant qu'on aura tendance à s'apitoyer devant lui (inversement, il se peut que nous avons l'impression de n'avoir rien en commun avec ces gens, et alors sa misère ne nous touchera pas).

Par conséquent, on a le schéma suivant:
- je vois le mendiant, c'est-à-dire mon oeil est affecté par lui
- mon Esprit forme une idée de cette affection, et se dit qu'il y a tout de même quelque chose de vraiment semblable entre moi-même et le mendiant
- or je vois bien qu'il est dans une condition misérable
- je vais donc sentir de la Pitié pour lui, c'est-à-dire une Tristesse

Problème: toute Tristesse est une diminution de notre puissance, et notre essence va immédiatement essayer de s'opposer à cette diminution pour essayer d'augmenter de nouveau notre puissance.

Ayant compris que la cause de notre Tristesse, c'était le fait de voir le mendiant, on peut faire deux choses: ou bien regarder ailleurs (ou se couper une semaine des infos, par exemple), ou bien essayer de l'aider, car si cette cause extérieure est un peu moins Triste, forcément je le serai moi aussi, puisque ma Tristesse était une "imitation" de la sienne. Spinoza en déduit que "Une chose qui nous fait pitié, nous nous efforcerons autant que nous pouvons de la délivrer du malheur" (E3P27cor.III).

Donc: jusqu'ici tout va bien. Je vais ou bien fuire le mendiant, ou bien tout de même l'aider. Ce qui montre que l'une des façons de combattre la Pitié, pour Spinoza, c'est tout de même porter de l'aide. Le problème se pose donc avant tout dans le cas que tu nous as présenté: on regardes les infos à la télé, et on voit sans cesse des images de misère qui nous touchent, donc qui nous rendent Tristes, donc qui diminuent notre puissance. Or il est évident qu'il est complètement impossible d'aider ne fût-ce qu'un tout petit peu tous les gens misérables qui défilent sur notre écran. Du coup, on en reste à ta solution à toi: éteindre la télé. Comme tu l'as constaté: cela fonctionne plus ou moins, du moins durant un certain temps. Mais ce n'est tout de même pas la solution idéale, puisque de nouveau simplement une variante plus "pratique" ou psychologique que la "pillule du bonheur" (même si c'est finalement ce que la majorité des gens ont spontanément tendance à faire).

Or ce que Spinoza prétend, c'est qu'en fait, en essayant d'aider ou de fuire, le problème est mal posé. Pourquoi? Parce que si l'on réfléchit bien à ce qu'on vient de dire, la raison qui fait que nous allons aider les misérables, au fond ne consiste en rien d'autre que la tentative de combattre notre propre Tristesse. Qu'est-ce qu'on risque donc de faire: ce que nous croyons bon NOUS, de notre point de vue à nous, pour évacuer cette Tristesse. Pour Spinoza, cela revient à agir sous le coup d'un affect-passion, donc à agir impulsivement. RIEN, dans ces circonstances, ne garantit que ce que l'on va faire et qui va réellement augmenter notre propre puissance, aura un effet véritablement positif pour le mendiant. Autrement dit: ce qui est bon pour nous très probablement n'est pas forcément bon pour lui. On est occupé à combattre NOTRE Tristesse à nous, qui ne peut qu'au fond être fort différente de la Tristesse du mendiant, puisque nous ne vivons guère sa vie, nous n'avons aucune idée concrète de ce qui pose le plus problème dans cette vie. Nous ne pouvons donc pas vraiment nous imaginer ce qui sera le mieux POUR LUI.

Deuxième désavantage: si nous nous laissons submerger par la Pitié, notre puissance d'agir et de penser diminue, donc nous pourrons moins bien réfléchir à la meilleure solution.

Conclusion: en agissant sous la conduite de la Pitié, d'une part nous réfléchirons moins bien, et d'autre part nous ferons avant tout ce qui est bon pour nous, ce qui aide à augmenter de nouveau notre puissance à nous.

C'est pour cela que la solution de Spinoza est double:

1. Il faut éviter de sentir de la Pitié, car cette Tristesse est mauvaise pour nous (comme toute Tristesse) puisqu'elle diminue notre capacité de penser et d'agir.
2. Il faut utiliser toute sa force pour essayer de combattre la misère non pas sous la conduite d'un affect-passion, impulsivement, mais sous la conduite de la raison.

C'est là qu'intervient ce que j'ai déjà dit auparavant: la raison a pour caractéristique de considérer tout sous l'angle de la nécessité. Agir sous la conduite de la raison, c'est donc d'abord comprendre en quoi cette misère était tout à fait nécessaire, c'est-à-dire inévitable. Cela t'occupe déjà pendant un certain temps, comme tu le comprendras aisément. Puis cela permet également de réfléchir activement aux causes de cette misère (avec un effet en "cascade": plus tu comprends les causes, plus tu as des idées adéquates donc plus ta puissance de penser et d'agir augmente, bref plus tu pourras comprendre d'autres causes encore).

Ensuite, tu pourras prendre le temps de te demander ce que toi-même en tant que personne seule tu peux faire pour remédier à cette misère. Non pas par pure "abnégation", mais parce qu'en réfléchissant, tu auras également compris que l'on ne peut pas posséder ce bonheur suprême qui s'appelle "la vertu" (ou le très grand désir de comprendre) SANS en même temps vouloir qu'un maximum d'autres gens la possèdent aussi. A partir de ce moment-là, on comprend que cela augmente réellement notre bonheur à nous de pouvoir aider des gens, non pas n'importe comment, juste pour faire taire un sentiment désagréable que nous éprouvons à la pensée de leur misère, mais d'une façon tout à fait rationnelle et réfléchie, en assumant le fait qu'on ne pourra pas faire beaucoup, mais qu'en s'y mettant sérieusement, on pourra au moins faire quelque chose qui aide réellement à l'autre.

Voilà donc en gros en quoi consiste le raisonnement, ou l'idée adéquate de la Pitié. Il est important que tu comprennes bien cette idée en tant que telle, que tu aies l'impression que c'est tout à fait logique. Une fois que c'est le cas, tu peux passer à la deuxième étape: exercer ton Esprit (en imaginant en détail une multitude de situations concrètes différentes) afin qu'il a toujours cette idée sous la main, pour réagir immédiatement de façon la plus rationnelle et efficace quand tu es confronté avec une situation susceptible de provoquer de la Pitié (par exemple écouter les infos).

Autrement dit: il s'agit effectivement de travailler le fait de ne plus avoir de la Pitié, mais cela justement pour pouvoir réellement penser PLUS et MIEUX, donc de façon plus efficace, aux autres.
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Messagepar nepart » 25 juil. 2008, 09:33

Je comprends beaucoup mieux maintenant :)

Cependant, n'y a t'il pas un risque qu'une fois la pitié aura disparu, on n'aura plus envie de les aider?

Car au fond, si la pitié est présente chez l'homme, il y a de forte chance que c'est parce qu'elle a servit a donner envie au homme de s'aider, donc avantage naturelle...

Pour finir ce qui me gène, c'est apparemment Louisa, tu es frappé de la même tristesse que moi malgré le fait que tu as travaillé à la réduction de ce sentiment de pitié. Peut être que c'est donc inneficace.

ps: dans l'éthique, Spinoza fait un constat, mais pourquoi ne parle t'il pas de solutions concrétes?

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Messagepar sescho » 25 juil. 2008, 11:37

nepart a écrit :Donc on n'a pas à attendre d'avoir connu le bonheur que recherche Spinoza pour que la vie en vaille la peine.

Heureusement, sinon tout le monde arrêterait avant d'avoir commencé...

Déjà, la vie est une volonté de puissance, et donc de vie... Ensuite, au milieu des affres auto-générées, il y a quand-même de l'espace pour de bonnes choses simples (les meilleures choses sont d'ailleurs très simples, comme le silence intérieur ; c'est "de les débarrasser" des constructions compliquées qui est difficile...) Il y a aussi la joie qui tient dans le progrès de la connaissance de ce qui est réellement, et qui se renouvelle à chaque progrès réel : comprendre ce qui est et tout particulièrement ses propres productions mentales basées mécaniquement sur la remémoration et l'imagination, le désir et la peur, la joie et la tristesse. Ceci, entre autres, l'Ethique l'explique en détail. Comprendre, c'est là la voie : le tri se fait tout seul avec l'élucidation de ce qui est en soi-même, de passionnel, et aussi d'éternel. Chaque chose l'une après l'autre, bien sentie autant que possible ; il n'y en aurait pas pour longtemps, si justement le bruit qu'il convient d'éliminer n'était pas si bruyant... Et alors, sans à-coup et donc aussi sans joie ponctuelle marquée, la qualité de vie de fond s'améliore, continûment, par la paix et l'acuité, la vigueur de l'esprit.

Quant à l'approche de la béatitude (permanente), nous verrons... Peut-être...

Le plus précieux des trésors est en plus sans fin... Quelle plus engageante perspective de vie (si l'on a encore besoin de perspective) pour qui a enclenché le cercle vertueux ?


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Messagepar Louisa » 25 juil. 2008, 17:27

Nepart a écrit :Cependant, n'y a t'il pas un risque qu'une fois la pitié aura disparu, on n'aura plus envie de les aider?


si si, ce risque existe, ou plutôt: il s'agit d'une situation tout à fait réelle. Seulement, elle ne se produit QUE lorsqu'on a mal compris ce que c'est que la Pitié. Car alors on va, comme on avait dit, ou bien essayer d'aider impulsivement les gens, ou bien simplement fuir la misère. Fuir la misère, c'est ce que beaucoup de gens font chaque jour, faute d'une meilleure solution.

Mais la solution spinoziste passe par une compréhension de l'essence même de la Pitié, et qui comprend cela, comprend du même coup que c'est et dans notre intérêt et dans l'intérêt de ceux qui sont dans la misère même qu'on s'y prend autrement. On ne peut se débarrasser efficacement et durablement de la Pitié que si l'on le fait par le biais d'une compréhension d'un MEILLEUR moyen d'aider ceux qui ont besoin d'aide. C'est cela qui fait que sa solution est différente des solutions genre "pillule de bonheur". Il s'agit ici de ne plus souffrir en pensant à la souffrance humaine, mais cela d'une manière qui permet d'y penser beaucoup plus, et d'agir beaucoup plus efficacement.

Donc si tu veux, la "garantie" qu'on ne va pas étouffer sa volonté d'aider en s'entraînant de façon spinoziste à ne plus ressentir de la Pitié, elle consiste dans le fait que pour combattre la Pitié de cette manière, il faut nécessairement aussi penser à comment aider les autres de la façon la plus efficace. Si tu omets cela, le remède prôné par Spinoza ne fonctionne plus trop, donc ne permet plus vraiment d'évacuer la Pitié.

Nepart a écrit :Car au fond, si la pitié est présente chez l'homme, il y a de forte chance que c'est parce qu'elle a servit a donner envie au homme de s'aider, donc avantage naturelle...


mmm, c'est pas certain. Là tu pars de l'idée que tout ce que l'homme a comme caractéristiques est là à cause d'un avantage évolutif. Ce n'est pas ainsi que Darwin a conçu les choses. La sélection n'opère que sur tel ou tel trait, et cela à un moment précis de l'histoire naturelle, c'est-à-dire à un moment où par hasard deux mutations de ce trait sont en compétition. Une fois que l'une des deux a "gagné", elle continuera à comporter tous les autres traits qu'elle avait avant, et qui sont là aussi par hasard, certains parce que dans un milieu écologique précédent il était plus avantageux qu'un trait concurrent (mais cela ne garantit en rien que ce soit encore le cas dans l'environnement actuel dans lequel il vit), certains d'autres parce qu'ils se sont toujours produits sur cet organisme, sans un quelconque avantage ou désavantage (ou sans que jamais la sélection n'ait opéré sur lui).

Cela signifie que tout organisme naturel a toujours aussi un tas de traits "inutiles", des traits qui n'ont jamais joué un rôle dans la sélection, mais qui sont là, co-produites avec les autres traits (si cela t'intéresse, voir les merveilleux livres du paléontologue Stephen Jay Gould, surtout le dernier). Tandis qu'inversement, ceux qui gagnent ne gagnent pas forcément après avoir lutter. On peut penser au fait qu'à un certain moment, il y avait pas moins que QUATRE espèces humaines sur terre (aujourd'hui comme tu le sais, il n'y en a plus qu'une seule, nous). Comment les trois autres ont-ils disparu? Il est très probable que cela n'est PAS dû à une concurrence directe entre les 4 (chaque espèce vivant dans son coin, sur la terre), mais plutôt aux circonstances contingentes dans lesquelles vivait chaque espèce. Par exemple les conditions/variations climatologiques présentes à l'endroit où ils vivaient peuvent très bien avoir été telles que pour n'importe quel homme (un homme appartenant à cette espèce-là aussi bien qu'un homme de notre espèce) survivre devenait impossible. Par conséquent, rien ne garantit que notre espèce est la seule qui a survécu PARCE QUE elle disposerait de tel ou tel avantage réel par rapport aux trois autres. On ne peut donc déduire du constat de certains traits actuels qu'ils sont nécessairement le produit d'une sélection naturelle. La sélection naturelle n'opère guère sur tous les traits, et ce qui est sélectionné parfois n'a aucun avantage inhérent sur ce qui disparaît.

Enfin, des généticiens comme Pierre Sonigo (celui qui a découvert le génome du SIDA) soulignent que pour l'instant, rien ne nous permet de supposer qu'il y ait un lien physique causal entre tel trait phénoménologique et tel génome. Ce qui signifie notamment qu'il est tout sauf certain que quelque chose comme la "Pitié" soit "innée" à l'homme, et non pas appris dès le plus bas âge (enfin, pas si bas que ça ... on sait que les enfants de 2-4 ans peuvent être extrêmement cruels les uns par rapport aux autres, n'ayant justement pas encore la capacité de s'imaginer un autre enfant comme étant si semblable à soi-même que l'autre ressentira la même douleur qu'il éprouvera lui-même quand on lui arrache les cheveux).

Puis n'oublie pas qu'en disant ce que tu viens de dire, tu supposes toujours que la Pitié est le moyen le plus efficace pour aider l'autre, tandis que justement, selon Spinoza elle cause plutôt des aides "impulsives", qui souvent peuvent avoir tout à fait néfaste pour celui qu'on veut aider. On pourrait penser au fait qu'à un certain moment, les Occidentaux étant tellement émus par le taux élevé de mortalité parmi les tout petits enfants africains, qu'ils ont commencé à exporter des milliers de tonnes de lait en poudre. Car bon, il suffit de regarder nos bébés occidentaux pour constater que si l'on leur donne de temps en temps un peu de lait, cela a l'air d'aller mieux.

Résultat de l'entreprise (qui a eu un coût financier très élevé): les enfants africains qui ont été nourri à l'aide de ce poudre ont eu un taux de mortalité PLUS élevé que les autres encore. Après on a fait des études, pour constater que génétiquement les africains ne produisent quasiment pas l'enzyme nécessaire pour pouvoir digérer du lait de vache... . Ce qui était bon pour un bébé occidental était donc fort dangereux pour un bébé africain. Si on voulait aider ces "pauvres petits africains", on aurait vraiment mieux fait de réagir un peu moins impulsivement, et de d'abord bien étudier la situation là-bas. Mais pour ce faire, il faut avoir la force d'y aller, et faut avoir combattu la Tristesse qu'on ressent au début, quand on est confronté chaque jour à de la misère absolue, afin de pouvoir y rester suffisamment longtemps, afin de pouvoir apprendre beaucoup des Africains, et afin de comprendre ainsi éventuellement COMMENT on pourrait le mieux les aider.

Sinon Spinoza dit effectivement que si l'on se trouve dans une situation d'urgence (un bébé est tombé dans une rivière) il vaut toujours mieux avoir un homme tout à fait irrationnel dans les environs qu'une vache ou rien du tout, car s'il ne vit pas sous la conduite de la raison, il va probablement ressentir la passion de la Pitié (espérons-le du moins ..), et donc sauter sans réfléchir dans l'eau, et dans certaines circonstances sauver le bébé (dans d'autres il se peut qu'il meurt avec...).

Mais cela n'empêche en rien qu'aider les autres sous la conduite de la raison dans la plupart des cas est beaucoup plus efficace qu'agir sous l'effet de la Pitié, qui n'est qu'une idée inadéquate, donc fausse.

Nepart a écrit :Pour finir ce qui me gène, c'est apparemment Louisa, tu es frappé de la même tristesse que moi malgré le fait que tu as travaillé à la réduction de ce sentiment de pitié. Peut être que c'est donc inneficace.


je ne l'ai peut-être pas encore très clairement dit, mais pour moi ce remède est plutôt efficace voire très efficace. Certes, ce n'est pas le cas que je n'éprouve plus jamais de la Pitié. Mais je peux écouter les infos non seulement "sans problème", même en réfléchissant activement, en ne fuyant nullement toutes les choses négatives qu'on y dit. J'ai même beaucoup envie de mieux comprendre les causes de la misère du monde, et quand j'ai un peu de temps libre, cela augmente réellement mon bonheur de lire un livre qui approfondit telle ou telle problématique liée à ce sujet. Puis comme déjà dit, je travaille sur une base régulière avec des gens qui vivent dans la grande misère, et là aussi je n'ai pu que constater que la Pitié est peu efficace voir contreproductive, tandis que le fait qu'entre-temps je la sens beaucoup moins me permet justement de mieux comprendre comment leur monde fonctionne, et ainsi de mieux intervenir "sous la conduite de la raison".

Donc oui, tout comme Sescho je ne peux que dire qu'appliquer un peu le spinozisme à ce genre de problèmes m'a réellement aidé à progresser dans le sens où je le voulais (sachant que comme toi, je ne voulais pas "abolir" la Pitié si le prix à payer était de ne plus me demander comment aider les autres non plus), et donc vaut la peine d'être "testé" davantage.

Nepart a écrit :ps: dans l'éthique, Spinoza fait un constat, mais pourquoi ne parle t'il pas de solutions concrétes?


que veux-tu dire par là, plus précisément?
L.


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