Durtal a écrit :(...) je pense que lorsque Spinoza parle des idées de choses singulières « qui n’existent pas en acte » mais qui sont dans la pensée infinie de Dieu, il parle des idées des essences de ces choses ( lesquelles essences ont comme telles un être formel et un être objectif) et non de leur existence, (ou si l’on veut : l’existence d’une chose considérée en tant seulement qu’elle est en Dieu, ou le « point de vue éternel » sur l’existence d’une chose, n’est rien d’autre que la considération de sa seule essence abstraction faite de son existence dans le temps, voyez entre autre le scolie de la proposition VII E1, lorsqu’il explique à l’intention de ceux qui confondent les modes et la substance, que les essences des choses qui n’existent pas (ou peuvent ne pas exister), se conçoivent néanmoins par l’essence d’une chose qui elle existe, et donc qu’on ne peut concevoir l’existence de la substance comme seulement possible (ou comme pouvant ne pas exister) puisque dans ce cas l’on se contredirait soi-même) sinon à l’évidence il s’en suivrait exactement ce que dit Sinuxis, que l’existence d’une chose singulière quelconque serait une vérité éternelle, ce que tout lecteur de Spinoza ne peut considérer autrement que comme une aberration ( même Leibniz n’ose pas ! c’est tout dire).
je pense plutôt que lorsque Spinoza parle des choses qui "n'existent pas en acte" dans le passage auquel tu réfères, il ne parle
que des êtres d'imagination ou de raison, c'est-à-dire de choses qui n'existent pas
en dehors de l'entendement de tel ou tel être humain. Il s'agit donc de toute autre chose que ce dont parle l'E2P8, qui, comme Spinoza le précisera plus tard, ne considère que les choses réelles, pour dire que dans le spinozisme, une chose est dite "exister en acte" aussi bien lorsqu'elle existe dans le temps (acception courante du terme "exister") que lorsqu'elle n'existe pas dans le temps. Autrement dit, son essence formelle et objective singulière ne
dépend pas du temps pour exister, c'est le fait qu'elle est logiquement possible qui fait que
en tant qu'essence elle existe. Spinoza ici reprend une thèse fort connue depuis des siècles, et qui est celle de l"'être de l'essence" (
esse essentiae): dans le christianisme, on a tendance à ne parler d'existence qu'au sens de "durer", alors qu'en philosophie on reconnaît depuis longtemps (et dans des écoles de pensée très différentes) une existence propre à l'essence.
Si tu penses que contrairement à ce que je dis Spinoza réserve l'expression "existence en acte" ou "existence actuelle" que pour les choses qui sont dites "durer", comment expliques-tu qu'en l'E5P29 scolie Spinoza dit que :
Spinoza a écrit :Nous concevons les choses comme actuelles de deux manières, selon que nous les concevons soit en tant qu'elles existent en relation à un temps et à un lieu précis, soit en tant qu'elles sont contenues en Dieu, et suivent de la nécessité divine.
autrement dit: en tant qu'une chose existe en Dieu, elle est aussi dite "exister en acte", non? Comment interpréter ceci autrement ... ?
Durtal a écrit :sinon à l’évidence il s’en suivrait exactement ce que dit Sinuxis, que l’existence d’une chose singulière quelconque serait une vérité éternelle, ce que tout lecteur de Spinoza ne peut considérer autrement que comme une aberration ( même Leibniz n’ose pas ! c’est tout dire).
D'abord, ce n'est pas parce qu'une idée choque certains visiteurs de ce forum qu'elle est en soi "osée" ... . Et je ne vois pas comment on pourrait mesurer la vérité d'une interprétation d'un philosophe au sentiment subjectif d'être choqué par une idée ou non. C'est un étalon assez arbitraire, non .. ?
En ce qui concerne Leibniz: celui-ci avait besoin d'une philosophie où la notion de "possible" est très importante, donc il a tout simplement fait d'autres choix philosophiques. On ne peut pas se baser sur l'absence d'une idée chez un philosophe X pour en conclure que sans doute elle doit donc aussi être absente chez Y, d'autant plus qu'on sait que le spinozisme et le leibnizianisme sont bien différents l'un de l'autre.
D'ailleurs, comme déjà dit, l'idée d'un être ou une existence propre à l'essence est tout à fait courante, dans l'histoire de la philosophie. Il suffit de la lire un peu en détail pour pouvoir s'en familiariser et ne plus être choquée par elle (ou si on "n'a pas le temps", on peut lire les excellents ouvrages d'Alain de Libera sur la philosophie médiévale, ou ceux d'Etienne Gilson, pour ne nommer que quelques-uns des commentateurs à ce sujet).
Ce qui selon Spinoza est une abérration, c'est l'idée que l'existence
dans le temps d'une chose singulière serait elle-même éternelle. Car c'est cela l'idée d'immortalité: on pense qu'une partie de nous durera indéfiniment, de toute éternité. Cela, dit explicitement Spinoza, c'est faux. Mais il y ajoute immédiament que notre essence est néanmoins éternelle. Or on sait qu'il n'y a que des essences singulières chez Spinoza. Donc c'est bel et bien chaque chose singulière qui a une essence singulière qui, hormis une existence limitée dans le temps, a un autre type d'existence, non lié au temps, qui lui est éternel, comme le stipule déjà l'E2P8.
Enfin, quant à l'idée que tout le monde devrait nécessairement penser comme vous ou être choqué par les mêmes idées: il va de soi que cela est rarement le cas. Juste quelques citations, à titre d'exemples (c'est moi qui souligne lorsqu'il s'agit de caractères en gras):
P-F Moreau dans Expérience et éternité a écrit :Ce sont les démonstrations qui nous font éprouver l'éternité de l'âme; de notre âme. (...) La connaissance du IIIe genre est précisément une connaissance adéquate des essences singulières.
Bernard Rousset en 1968 a écrit :On a souvent mis en doute l'existence et même la possibilité d'une réelle individuation des êtres dans la métaphysique de Spinoza: (...) quant aux choses singulières, elles ne sont que des modes privés de substantialité propre et elles ne se distinguent les unes des autres que par des caractères fort relatifs et transitoires, comme l'unité de mouvement: aucune détermination ontologique ne viendrait donc fonder leur individualité. Mais, quoi qu'il en soit de cette métaphysique, la théorie de l'éternité n'implique-t-elle pas une négation supplémentaire de toute individualité, même relative? (...) or le parallélisme fait qu'avec la dissolution du corps dans l'étendue, l'être distinct de l'esprit doit également se dissoudre dans l'entendement universel, conclusion que Spinoza ne semble pas hésiter à tirer dans le Court Traité (...) .
L'individuation semble donc se faire dans l'existence en acte et par le corps, en sorte que l'individualité paraît condamnée à périr, ainsi que le pensent la plupart des interprètes: (...) "Tout en nous est éternel, sauf nous". (...)
Il serait évidemment facile de chercher à nous convaincre de renoncer à notre individualité. Mais cela pourrait surprendre au sein du spinozisme: (...) il est incontestable que les conceptions (...) de Spinoza (...) expriment le plus exigeant (...) des individualismes; rien ne lui est plus étranger que l'inspiration néo-platonicienne, qui tient l'individualité pour un défaut ou un mal, dont il faudrait nous sauver. En ce qui concerne la seule théorie de l'éternité, il suffit de constater la nature individuelle de ce qui est éternel (...). Spinoza s'exprime avec assez de clarté sur ce point: (...) "Notre esprit ... est un mode éternel du penser, qui est déterminé par un autre mode éternel du penser. (...) Les thèmes développés comme les expressions employées par Spinoza dans l'Ethique prouvent assez que l'éternité est individuelle.
Pour moi ceci confirme mon hypothèse: les interprétations proposées à ce sujet par Sescho, et à la suite de celui-ci par Durtal et Sinusix, sont propres à une lecture thomiste, chrétienne de Spinoza, lecture qu'on adopte spontanément de prime abord lorsqu'on est né dans une culture chrétienne (que l'on soit croyant on non), et qui était également en vogue parmi les commentateurs de Spinoza au moment même où le thomisme vivait ses derniers jours. Or,
déjà fin des années soixantes, on trouve des commentateurs importants qui ne disent rien d'autre que ce que je viens de dire ci-dessus à ce sujet.
Bien sûr, il y a aujourd'hui encore des commentateurs qui prolongent l'idée thomiste même chez Spinoza. Macherey en est un bon exemple. Mais pour savoir ce qu'on peut objecter à Macherey, il me semble qu'il est très important de lire les critiques actuelles de son interprétation (dont celle de Sévérac est l'une des plus récentes) et de trouver un moyen pour réfuter ces critiques, du moins si l'on ne veut pas simplement affirmer une "croyance" en telle ou telle interprétation.