Cher Lemarinel,
La première question que j'avais posée était celle par rapport à laquelle les autres n'étaient que des pistes. Ce que je vous demandais, c'est concrètement la différence qu'on peut faire entre bonheur et plaisir. Les mots diffèrent par les lettres qui les composent certes, mais au niveau des idées, je ne vous vois pas indiquer de contenu spécifiquement différent.
Pour ce qui est de Spinoza, y a-t-il lieu d'opposer plaisir et joie si corps et esprit ne sont qu'une seule et même chose considérée sous des angles différents ? Si on peut appeler joie l'augmentation de la puissance du mental, comment appellera-t-on l'augmentation de la puissance du corps ? Et si l'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des corps (E2P7), quelle différence y a-t-il entre le chatouillement (
titillatio) et la joie ? cf. scol. de E3P11. Misrahi traduit carrément
titillatio par plaisir, car en effet, Spinoza oppose
titillatio (augmentation de puissance ou de perfection affectant plus vivement une partie du corps et du mental à la fois - ce côté partiel expliquant son caractère peu durable) et
dolor (diminution de puissance sur une partie du corps et de l'esprit). Or en français, ce qu'on oppose à douleur, c'est plaisir.
(note au passage : et à la gaité qui affecte globalement corps et esprit, la morosité, qui me semblerait donc un peu mieux que mélancolie pour traduire
melancholia)
Les grecs ont
hêdonê et
eudaïmonia. Mais pour Épicure, il n'y a pas de différence derrière ces mots : il nie la différence que font les cyrénaïques entre corps et esprit et entre passager et stable : le bonheur est un état de plaisir stable qui affecte autant le corps que l'esprit. Cet état consiste dans l'absence de douleur et de trouble moral (
Lettre à Ménécée) grâce à la préférence accordée aux désirs naturels et nécessaires.
Ce sont les stoïciens qui opposent le plus radicalement bonheur et plaisir. Épictète notamment définit le bonheur comme obtention ce que l'on veut, faisant ainsi du bonheur une activité de l'âme, la volonté étant une faculté qui dépend entièrement de nous tandis que le plaisir est une satisfaction qui ne dépend pas de nous, et qui n'est donc, comme la douleur, ni bonne ni mauvaise par elle-même, de sorte que le sage doit y être indifférent.
Ainsi, Cicéron traduira
eudaïmonia par
felicitas ou
beatitudo et
hêdonê par
laetitia.
Le terme latin qui correspondrait exactement à plaisir est
voluptas et Spinoza ne l'emploie qu'une fois dans le TP (II,6) dans un sens manifestement synonyme de celui qu'il donne habituellement à
laetitia en tant que passion.
Une différence notable entre le stoïcisme et le spinozisme est ainsi qu'entre la joie passive conduite par l'imagination et la joie active conduite par la raison, il n'y a pas une différence de nature quant à l'affect en lui-même mais seulement dans le genre de connaissance qui le gouverne. Pour les stoïciens, il y a le corps qui ne dépend pas de nous et d'autre part l'âme qui en dépend entièrement. Chez Spinoza, le corps comme le mental peuvent être passifs et l'un et l'autre doivent pouvoir également être actifs en vertu de l'unité des attributs.
Et donc, si le plaisir peut être le nom que l'on donne à ce qui affecte autant le corps que le mental dans le sens d'une plus grande puissance d'exister, il doit concerner l'homme autant sous le régime de l'imagination que sous le régime de la raison, voire l'intuition intellectuelle.
Si on veut réserver le mot plaisir à la
voluptas, c'est-à-dire la satisfaction que l'on ne rapporte qu'au corps ou qui ne relèverait que de l'imagination, Spinoza n'est bien sûr pas pour en faire un principe de bonheur, mais cela restera néanmoins un élément essentiel du bonheur de l'homme libre :
Spinoza, dans Ethique IV, scol. de la prop. 45 a écrit :Plus nous avons de joie, plus nous acquérons de perfection ; en d'autres termes, plus nous participons nécessairement à la nature divine. Il est donc d'un homme sage d'user des choses de la vie et d'en jouir [delectari] autant que possible (pourvu que cela n'aille pas jusqu'au dégoût, car alors ce n'est plus jouir). Oui, il est d'un homme sage de se réparer par une nourriture modérée et agréable [suavi] , de charmer ses sens du parfum et de l'éclat verdoyant des plantes, d'orner même son vêtement, de jouir de la musique, des jeux, des spectacles et de tous les divertissements que chacun peut se donner sans dommage pour personne.