Bonjour,
recherche a écrit :1. En distinguant aussi nettement la "catégorie du corporel" de celle de l'esprit (et de ses projections), est-ce un dualisme que l'on professe ?
C'est plus précisément ce que j'aime appeler un "infinitisme" puisqu'il y a une infinité d'attributs.
Mais si on en reste aux 2 attributs ce n'est pas un dualisme au sens cartésien, au sens de deux substances distinctes puisqu'il s'agit de la même substance s'exprimant de deux manières. Si j'ai employé le terme "catégorie" c'était à dessein : dans
"La notion d'esprit", Gilbert Ryle considérait que Descartes faisait une erreur logique en faisant 2 substance corps et esprit.
Et je ne suis pas loin de penser que l'exemple qu'il prend de la visite de l'université (cf le lien) peut s'appliquer avec Spinoza : on peut regarder le corps dans tous les sens, on n'y trouvera pas l'esprit parce que l'homme est défini par l'idée (en Dieu) d'un corps. Une chose et l'idée de cette chose ne se confondant pas, l'idée d'un corps n'est pas élément du corps. Donc l'esprit n'est pas dans le corps. Le simple fait de dire qu'on sent son corps implique qu'on distingue deux domaines logiques, celui de l'idée-sensation et celui du corps que je sens, l'idée et son objet.
Un pur matérialiste devrait exclure de son langage tout ce qui n'est pas du langage physique. Il ne devrait parler que d'énergie, de mouvement etc. C'est sans doute possible - Spinoza ne nie pas qu'on puisse tout décrire en termes physiques - mais c'est oblitérer la moitié de ce qui fait notre vie et sans doute la plus importante (désir, joie, tristesse, perception etc.).
recherche a écrit :2. "L'ensemble du Réel s'exprime d'une infinité de manières, dans une infinité de formes de puissance notamment..."
J'ai cru comprendre qu'avec Spinoza, ce "notamment" ne dissimulait non pas une érudition que l'on souhaitait taire par souci de concision mais une ignorance des autres manifestations de cette Substance (supposées en nombre infini).
Cette idée - où l'on affirme l'existence d'expressions qui nous sont "essentiellement" inaccessibles - n'est-elle pas problématique ? ou est-elle nécessaire ?
Oui.
On ne connaît que ce qui nous compose. Nous sommes l'idée d'un corps et donc on ne connaît, on ne vit, que sous ces deux registres.
La Nature a au minimum ces deux là puisque nous les avons, mais par le principe d'infinité, on accorde qu'elle est composée d'une infinité d'autres.
Ce que j'appelle "principe d'infinité" se base grossièrement sur l'idée que la Nature est dynamique, créative, et que cette créativité, cette positivité pure ne pouvant être limitée par rien fait qu'elle s'exprime à l'infini.
C'est un peu comme le principe d'inertie : un corps en mouvement dans le vide poursuit son mouvement à l'infini. La Nature en mouvement, en création, s'exprime à l'infini.
Ce qui semblerait problématique à Spinoza c'est qu'on limite le nombre d'attributs : qu'est-ce qui empêcherait la Nature de s'exprimer à l'infini dès lors qu'elle est toute positivité, que le néant n'est rien ?
A vrai dire, on peut nier cette infinité si on nie la distinction corps-esprit, si on réduit la Nature au corps par exemple, si on fait un matérialisme strict. Dans ce cas-là, on ne reconnaît pas cette puissance d'expression en catégories distinctes, on n'enclenche pas la dynamique de distinction des attributs.
recherche a écrit :Et pourtant, ces perceptions corporelles que vous supposez ici indissociables sont l'oeuvre de processus bien spécifiques, et dont le fonctionnement peut être individuellement altéré.
Bref, il n'y a là à mon sens rien d'aussi évident.
Quand tu dis "processus", je suppose qu'il faut entendre "processus physique". Ce qu'il faut bien saisir c'est que Spinoza admet tous les processus physiques qu'on veut, admet qu'on parle des structures neurologiques mais il faut bien distinguer entre les registres physiques et psychologiques quand on en parle, chose que notre langage a du mal à faire.
On dit que prendre un anxiolytique calme l'anxiété en agissant sur tel ou tel modulateur neurologique mais du point de vue de Spinoza c'est une manière incorrecte de parler.
Si on se place sur le plan physique alors l'action d'un anxiolytique ne devrait être expliquée qu'en termes physiques. On ne devrait parler que de molécules modifiant la réceptivité de synapses, de modification de la dynamique de réseaux neuronaux etc.
Un biologiste qui découpe un cerveau ne lui demande pas si il est anxieux. L'anxiété est un terme de psychologie qui se réfère à une autre procédure d'analyse, à un autre aspect de notre vie : comment allez-vous ? pas trop anxieux ?
Il n'y aurait pas d'anxiolytiques si il n'y avait pas quelqu'un venant dire : docteur, j'ai des angoisses. De même, il n'y aurait pas de télescopes chez des physiciens aveugles, les étoiles ne feraient pas partie de leur monde.
C'est toujours le même problème : peut-on se passer de la distinction radicale entre le registre du corps et de l'idée, entre le fait de vivre et le vécu ? On peut savoir ce qu'est une chauve-souris mais
qu'est-ce que ça fait d'être une chauve-souris comme disait Nagel ?
recherche a écrit :Cette connaissance immédiate de la "Substance-Dieu" par elle-même me laisse ainsi encore perplexe, alors que je n'aie pas encore localisé le "centre" que Spinoza lui situe.
Le "centre" ?
Une sorte de Dieu personnel, de conscience disant "je veux" ?
Il n'y a pas ça chez Spinoza et c'est une des raisons qui font qu'il est considéré comme athée par nombre de croyants.
recherche a écrit :"nos globules rouges sont les produits d'une puissance humaine..."
Je ne comprends pas cette phrase. Je dirais plutôt qu'ils en sont (une partie) de la cause !
Est-ce qu'il y aurait du sang humain sans homme ?
Comment un globule rouge pourrait être dit "humain" sans un "système homme" le caractérisant comme tel ?
On est habitué à une sorte de logique par construction, par brique, où on dit que c'est la brique qui fait le mur, les points qui font la ligne. Mais en vérité, comme dit Spinoza, accumuler une infinité de points ne fait pas une ligne, chose que savent bien les mathématiciens : un point est de dimension zéro, une infinité de points reste aussi de dimension zéro, et c'est un saut qualitatif qui fait qu'on passe à la dimension 1, qu'on passe à la ligne. Idem pour passer de la ligne à la surface, de la surface au volume.
Spinoza part donc de la réalité la plus riche, infiniment riche, contenant d'emblée toutes les dimensions, et ne fait que distinguer ces différentes dimensions. Dans tel volume on distingue telle ligne sur laquelle on distingue tel point. Dans l'infinité des attributs on distingue des êtres à deux attributs, à deux dimensions (idée-corps, idée d'un corps) et dans cet ensemble on distingue des individus particuliers dont l'organisation spécifique est dite humaine. Et dans chacun de ces individus on distingue l'organisation spécifique "globule rouge" selon la dimension "corps".
recherche a écrit :Je ne vous rejoins absolument pas sur ce point.
Spinoza était en passe de devenir talmudiste ; il ne pouvait ignorer qu'au regard du judaïsme, le caractère immanent de Dieu est crucial pour nous autres, sans toutefois qu'il ne lui soit récusé un caractère également transcendant.
Les deux mouvements s'y épanouissent largement, et étudier dans ce contexte leur dynamique m'est d'ailleurs intéressant.
Merci beaucoup
Ah, je crains que le Herem qu'il a subi de la part de la synagogue d'Amsterdam n'hypothèque sérieusement ses chances d'être talmudiste.
Certes le caractère immanent de Dieu se trouve dans certaines pensées religieuses mais justement Spinoza nie la transcendance divine et le Dieu personnel. Par exemple, son "Dieu" ne se soucie de l'homme que par l'homme, c'est l'homme en tant qu'il est partie de Dieu-Nature qui incarne ce souci. Il n'y a rien en dehors de l'homme qui se soucie de l'homme (sauf nos parasites, animaux de compagnie et autres commensaux...).