prier Dieu c'est-à-dire la Nature a-t-il un sens ?

Questions et débats touchant à la conception spinozienne des premiers principes de l'existence. De l'être en tant qu'être à la philosophie de la nature.
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marcello
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prier Dieu c'est-à-dire la Nature a-t-il un sens ?

Messagepar marcello » 09 déc. 2011, 15:45

Si Dieu, c'est la Nature ou la Réalité, il semble que le conflit entre religion et athéisme n'a pas lieu d'être.
Dans les deux cas il y a Dieu, l'un immanent, l'autre transcendant.
Je me demande si cela a un sens de prier un Dieu immanent comme une forme à la fois de souhait d'être en harmonie avec le Tout de la Nature et d'acceptation de ce qui arrive.

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cess
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Messagepar cess » 10 déc. 2011, 16:04

Je crois que cela ressemble plus à un hommage silencieux à notre éternité, qu'une "priere"
Peut-être aussi est-ce dans ces moments qu'il est possible d'éprouver la connaissance intuitive de Dieu....
Peut-être.....

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Henrique
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Messagepar Henrique » 10 déc. 2011, 17:37

Ethique II, 47, scol. : "de là viennent la plupart des controverses : je veux dire de ce que les hommes n'expliquent pas bien leur pensée et interprètent mal celle d'autrui au plus fort de leurs querelles ; ou bien ils ont les mêmes sentiments, ou, s'ils en ont de différents, les erreurs et les absurdités qu'ils s'imputent les uns aux autres n'existent pas. "

Le mot Dieu ne désigne au fond que l'être suprême, l'être par lequel tout ce qui existe peut exister et avoir de la valeur. Au fond, tous les hommes reconnaissent un être suprême. C'est la nature de cet être qui crée des controverses.

Pour les théistes, c'est un esprit transcendant le monde, sa créature, avec toutes les variantes qu'on trouve dans les différentes religions. Mais ils le conçoivent ainsi parce qu'il leur semble que ce monde est une vallée de larmes avec laquelle l'être suprême ne peut se confondre dans sa majesté.

Pour les philosophes héritiers de Socrate, comme les stoïciens ou les épicuriens, ce n'est pas le monde qui est triste, c'est la vision que nous en avons et ainsi l'être suprême peut se rapporter à la nature ou au monde lui-même, ce qui est plus logique, puisqu'un être suprême qui ne serait pas immanent au monde serait borné par celui-ci et constituerait donc une limitation à sa puissance.

Une autre tradition commence avec Descartes en tentant un dépassement de la précédente opposition : le monde, Dieu sont mes représentations, c'est moi qui les fait exister. Cela aboutit à Feuerbach qui dit que l'être suprême, c'est en fait l'homme, le Dieu transcendant n'étant qu'une image dont les hommes ont oublié qu'elles étaient leur création. Cet athéisme là trouve son expression la plus accomplie chez Max Stirner : ce n'est même pas l'homme l'être suprême, c'est moi, l'unique.

Spinoza est celui qui se propose de comprendre comment chacun a raison dans ses affirmations concrètes et tort dans ses négations.

Peut-on prier Dieu si c'est la substance immanente de toute réalité singulière ? Prier consiste dans les religions à exprimer des demandes de la créature à l'égard du créateur, comme le fils prie son père de se souvenir qu'il lui appartient : "Donne-nous notre pain quotidien, pardonne-nous nos offenses, ne nous soumets pas à la tentation...". En s'adressant à son créateur, la créature s'imagine qu'elle maintient une relation susceptible de l'attacher à ses intérêts propres.

Bien sûr, il ne peut rien y avoir de tel quand on comprend que l'être suprême n'aime ni ne hait personne du fait qu'il est perfection absolue et qu'il ne peut donc dépendre de quoi que ce soit pour se perfectionner (et donc aimer ce qui le perfectionne) ou se dégrader (et donc haïr ce qui le dégraderait). C'est pourquoi celui qui aime vraiment Dieu, c'est-à-dire la vie comme puissance d'affirmation, ne cherche pas à ce que Dieu l'aime en retour (E5P19) et ainsi il n'a que faire des rituels et autre incantations destinés à acheter la sympathie de l'être suprême.

Tu donnes Marcello une définition un peu différente au mot "prier" : "souhait d'être en harmonie avec le Tout de la Nature et d'acceptation de ce qui arrive" mais c'est encore une demande, la question est alors d'abord de savoir à qui on l'adresse : à l'être suprême ou à soi-même ? Si c'est à soi, ce n'est pas une prière qui est en effet une requête qu'on adresse à un être supérieur : comment pourrait on être supérieur à soi-même ? Si c'est à l'être suprême, c'est bien encore une prière car qu'est-ce d'autre qu'une façon de croire pouvoir lui dire "tu comptes pour moi du fait que je te fais cette demande, donc je dois compter pour toi et ainsi tu dois m'accorder les moyens qui me manquent pour parvenir à ce but". Bien sûr, on ne dit pas les choses aussi directement dans une prière, mais c'est ce que cela signifie. Même l'oraison, prière silencieuse, peut se pratiquer dans l'idée que si je me souviens de Dieu, il se souviendra de moi.

Ou alors, on peut interpréter tout le "notre Père" dans un sens immanentiste et subversif (comme les apôtres ont tout fait pour ne pas le comprendre) : celui du Christ qui dit aux hommes "celui qui m'a vu a vu le Père" ou encore "je suis la vie, la vérité" et "ce que je fais, vous pouvez le faire", ce qui revient à dire que je suis plus que moi-même, ce que je suis au fond, c'est la substance dont ce corps et cet esprit ne sont que des propriétés, non l'essence.

Notre père qui es au cieux = Ce que nous sommes éternellement.
(car le Père ayant le même nom que le Fils, ils sont de même nature, le "nous" désignant les hommes, le Père est ainsi la vie par laquelle nous sommes vivants, en tant que corps ou esprits, qui est plus grande que le corps et l'esprit mais qui constitue notre identité fondamentale - les cieux étant l'image non de ce qui est transcendant mais de ce qui constitue l'origine de ce qui se trouve sur terre, ce qu'au passage l'astrophysique confirme : nous sommes des poussières d'étoiles).

Que ton nom soit sanctifié = nous en avons conscience
(en effet, le nom de Dieu est "Yahweh" qui signifie "je suis ce que je suis", mais qu'est-ce qui peut le rendre saint, c'est-à-dire séparé au sens de purifié d'un "je ne suis pas" ? Ce sont bien sûr les hommes, dans la conscience qu'ils peuvent avoir de ce que les ombres, et notamment l'illusion de la séparation des corps et des esprits, ne sont pas ce qui est par soi, tandis que ce qui est, la lumière, le moi authentique, c'est la vie qui est par soi et qui nous unit. Autrement dit, c'est "nous" qui est sujet dans cette "prière", le corps et l'esprit individuel posés comme substance existant par soi n'étant qu'une ombre qu'il faut séparer de la lumière. Le pur, le séparé, le saint, c'est en fait ce qui est séparé de la séparation que constitue l'illusion d'être des individualités existant par soi, la conscience de l'unité de l'infini et du fini).

Que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel = que cette conscience demeure en nous.
(Bien sûr Dieu est beaucoup plus qu'un roi, mais le règne désigne la finalité dernière dont le gouvernement ne sert qu'à trouver les moyens adéquats, c'est donc d'une fin humaine qu'il s'agit puisque Dieu n'a pas de fin et cette fin est la béatitude qui consiste dans la conscience de notre identité fondamentale avec la vie).

Donne-nous aujourd’hui notre pain illustre = la vie même est la source de cette conscience, ici et maintenant.
(Le texte grec parle non de pain quotidien, substantiel au sens de tangible, mais de pain Επιούσιος que les orthodoxes traduisent par "supersubstantiel" c'est-à-dire céleste tandis que pour les besoins d'ordre physique, Jésus dit à maintes reprises que ce n'est pas l'essentiel. Επιούσιος est en fait la traduction grecque de l'hébreu segola qui signifie illustre, spécial. Une autre jolie traduction pourrait être "pain de lumière". Ce pain céleste, c'est donc tout ce qui peut entretenir la conscience de l'unité avec ce que je suis fondamentalement. Qui peut le donner ? L'assemblée (ekklésia) des hommes conscients le recueille à partir de connaissance de Dieu, de la vie, ainsi l'apparente demande est en fait le constat que cette nourriture céleste, comme d'ailleurs la nourriture terrestre, est déjà donnée et n'a qu'à être recueillie).

Et remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs = la vie n'a aucun devoir envers elle-même comme les hommes, les uns vis-à-vis des autres.
(Demander à la vie d'effacer nos dettes, c'est-à-dire de ne rien attendre en retour de ce que nous en recevons, c'est un peu comme demander au vent de souffler ou à l'eau d'être mouillée, qui pourrait en effet rendre quoi que ce soit à la vie qui ne soit déjà sa propriété ? C'est au fond, une façon de reconnaître que ce qui est, est. C'est aussi une façon d'affirmer que nous n'avons en fait aucune véritable dette envers la vie : elle est indifférente à nos désirs limités comme à nos éventuels offrandes à son égard, qui ne visent en fait que notre intérêt.)

Ne nous soumets pas à l’épreuve, mais délivre-nous du Malin = les seules épreuves que nous subissons, c'est nous qui nous les créons, par nos désirs mêlés d'ignorance.
(Là encore, la demande telle qu'elle est formulée contient sa propre négation en tant que demande : à un roi, on peut demander "soumets moi à l'épreuve" pour pouvoir prouver qu'on méritera ses faveurs, mais comme il n'y a aucune faveur à attendre de soi-même, c'est-à-dire de la vie, il n'y a aucune épreuve à en subir. "ne nous soumets pas l'épreuve" adressé à Dieu signifie donc "il n'y a pas d'épreuve". Comme une demande est une négation : ne fais pas ce que tu aurais fait si je ne te l'avais pas demandé, la demande "ne nous soumets pas à l'épreuve" est une négation de négation, c'est-à-dire une affirmation. Quant au Malin, c'est manifestement tout ce qui nous sépare de la conscience de notre unité avec la vie, à commencer par l'ignorance).

Tout se passe au final comme si Jésus avait indiqué à ses disciples que les seules choses qu'il fallait demander, ce ne sont pas richesses, gloire, libération à l'égard des dominateurs, ce sont des choses qui leur sont naturellement indifférentes : la sanctification du nom de Dieu, l'accomplissement de sa volonté, la connaissance de cet accomplissement, que notre dette incommensurable à l'égard de la vie ne soit pas mesurée, que nous ne voulions pas de faveur particulière. Tout cela revient à dire qu'il ne faut rien demander, que la félicité consiste non dans la satisfaction de nos désirs particuliers mais dans l'acceptation de ce qui est (y compris le fait que nous avons des désirs).
Ce n'est donc pas une requête adressée à l'être suprême dont l'humanité est l'expression, mais tout au plus à l'humanité ou du moins aux hommes auxquels il est enjoint de dire cette prière, de prendre conscience de leur unité avec l'être suprême, par un homme installé dans la conscience de cette unité.

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marcello
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Messagepar marcello » 10 déc. 2011, 18:57

Finalement, ne pas prier Dieu, mais prier soi-même, c'est-à-dire s'encourager à dépasser sa conscience de soi comme centre du monde pour se savoir et se sentir appartenir à l'ensemble de la réalité, c'est-à-dire de l'Etre.
Vivre la rencontre avec l'autre comme une fraternité : quel rêve !
Et d'abord se rencontrer soi-même, c'est-à-dire soi non pas comme ego, mais comme une aspect de la Nature.
Je me demande combien de fois, il va falloir lire l'Ethique pour commencer à entrer dans la connaissance intuitive de Dieu :)

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Messagepar marcello » 11 déc. 2011, 10:36

Henrique, je viens de lire attentivement ton message.
Merci de cette belle interprétation du Notre Père.
Prier ou ne pas prier est une question inadéquate.
Simplement prendre conscience de mon unité avec la vie au sein de la nature et, peut-être comprendre que tout ce qui existe est un mode singulier de la même Nature.
J'ai essayé avec mes deux chats : ils avaient l'air content. :D


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