Existence de l'infini

Questions et débats touchant à la conception spinozienne des premiers principes de l'existence. De l'être en tant qu'être à la philosophie de la nature.
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Libr617
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Messagepar Libr617 » 23 mars 2012, 01:51

Cher Bardamu,

Il me semble que le scolie de la proposition I, 10 n'est pas une démonstration mais une explication que, par ailleurs, je trouve un peu embarrassée (il procède par affirmations en insistant sur la clarté de concepts qui, justement, ne sont pas du tout clairs).

En tout état de cause : est-ce parce que personne n'aurait songé, à l'époque de Spinoza, à remettre en cause le caractère infini des attributs de la Substance qu'il faudrait en déduire que ce caractère serait une réalité ?

Certes, rien n'interdit de construire un système philosophique sur une proposition non démontrée. Ce qui me dérange, en l'espèce, c'est le caractère pseudo-scientifique du texte à savoir sa forme more geometrico qui trompe son monde. Sous une apparence rationnelle, l'Ethique contient en réalité des propositions dont la démonstration n'est pas toujours très rigoureuse et une série d'axiomes fort discutables.

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Henrique
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Messagepar Henrique » 23 mars 2012, 12:09

Libr617 a écrit :Vous parlez de l’origine de l’univers. Je ne suis pas sûr que cette notion soit pertinente (je n’ose pas dire « adéquate » eu égard à la manière dont Spinoza use de cet adjectif).


J'ai du mal m'exprimer, je ne dis pas qu'il y a une origine temporelle de l'univers. Je supposais simplement que même en admettant la conception popularisée par des gens comme Hubert Reeves d'une origine par big bang d'un "corps" initial, en dehors duquel il n'y a ni espace ni temps, cela ne contredit pas le principe de l'infinité de l'univers. Car alors, ce corps initial aurait toujours existé, avec rien en dehors, à moins d'être produit par un autre corps et ainsi de suite à l'infini. Et donc il n'y a pas d'origine temporelle. Aussi le concept d'un univers en expansion/rétraction me semble plus plausible d'un point de vue métaphysique, même si sur le plan physique, il faudrait paraît-il connaître exactement la masse de l'univers pour savoir s'il s'étend à l'infini ou s'il se replie sur lui-même après une phase d'expansion. Aussi, en admettant qu'il n'y a que l'univers connu et que l'on penche pour un univers en expansion infinie ou bien pour un univers en expansion/rétraction, il ne saurait y avoir d'origine à l'univers.

Pour revenir à Spinoza et à la proposition I, 11, je comprends votre raisonnement qui, s'il est très habile, ne me paraît pas conforme au texte de l'Ethique. Initialement, Spinoza définit d'une part la substance, d'autre part, Dieu. Il n'y a pas encore identité entre ces deux concepts. Vous ne pouvez donc utiliser cette identité pour affirmer que le fait de posséder une infinité d'attributs est l'essence du Dieu de Spinoza.


La définition 6 contient bien pourtant le concept de substance et d'attributs infini. Donc ce qu'il pose dans la définition 6 suppose les définitions 3 et 4. Il n'y a alors effectivement pas identité entre substance et Dieu à ce stade mais inclusion de l'un dans l'autre, de sorte que ce qu'on dira de la substance, on pourra tout aussi bien le dire de Dieu. Et j'ai expliqué comment on pouvait passer de la notion communément admise à titre de concept d'être suprême à la définition que donne Spinoza.

D'autre part, comme l'explique la page sur la définition que j'avais indiquée, une définition n'a qu'à être cohérente avec elle-même et ensuite à être féconde pour être posée, elle n'a pas à être démontrée.

Mais voyons, pour vous, il se pourrait apparemment que l'être suprême n'ait que deux attributs et pas une infinité. Mais c'est comme si vous disiez que par être, on pourrait entendre non pas la totalité de ce qui existe mais seulement une partie. Que serait donc ce qui n'est pas dans cette partie de ce qui existe ? Le néant ? Si c'est de l'ordre de l'être, toute partie de ce qui existe en fait partie, autrement ce n'est rien. C'est le même genre d'évidence avec la définition de Dieu.

Spinoza ne définit pas ses objets par des synonymes mais par ce qui en constitue l'idée et je rappelle qu'au stade des définitions, nous n'en sommes qu'au concept. Ainsi Dieu et être suprême peuvent être considérés comme synonymes, et qu'est-ce qui en constitue l'idée ? Spinoza dit le fait d'être un "étant absolument infini".

Ce qu'il faut comprendre à la base avec toute définition de Spinoza, c'est qu'elle correspond à un concept qu'on peut former, le nom qui lui est accordé ne vient en fait qu'ensuite comme ce qui lui correspond le mieux. Pouvez vous oui ou non concevoir un étant qui serait absolument infini, c'est-à-dire un étant dont on ne pourrait rien nier de positif ? Autrement dit, percevez vous une contradiction dans ce concept ? Si vous n'en percevez pas et que vous maintenez le doute concernant la possibilité de concevoir un tel être, alors c'est un doute sophistique. Si vous en percevez une, comme vous le faisiez entre homme et ailes de dragons, alors cela peut être un doute raisonnable mais alors vous pourrez nous dire laquelle.

Ensuite, pour la deuxième partie de la définition, étant données les définitions précédentes de la substance et de l'attribut, voyez vous encore une contradiction entre l'idée de substance consistant en une infinité d'attributs éternels et infinis et celle d'étant absolument infini ? Ou bien n'est-ce pas comme je le dis qu'une explicitation, au moyen des outils conceptuels précédemment posés, de la même idée ?

Enfin, à l'occasion, en supposant admise la possibilité de concevoir ce que dit la définition 6, dites nous si vous trouvez un mot qui conviendrait mieux que celui de Dieu pour désigner un étant absolument infini ?

Quant à moi, j'ai expliqué je crois en quoi le concept d'un étant absolument infini serait contradictoire avec celui d'une substance composée d'un nombre limité d'attributs, mais je peux le refaire rapidement : s'il n'y a avait absolument qu'un nombre limité de façons de percevoir ce qui constitue l'essence d'une substance pour l'intellect, cette substance ne pourrait pas convenir à la notion d'étant absolument infini, il y aurait contradiction manifeste. Si je disais "un étant absolument infini, c'est-à-dire une substance composée de deux attributs infinis et éternels" on pourrait m'opposer qu'alors le troisième attribut possible, quel qu'il soit, qui est exclu de cette définition serait une limite à cette substance gémellaire, ce qui serait contradictoire avec l'idée d'étant absolument infini qu'elle est censée expliciter.

La définition que Spinoza attribue à Dieu nécessite une démonstration car il adjoint à la substance une propriété (l'infinité d'attributs) sans vérifier, en quelque sorte, que la greffe peut prendre. Je m’explique en reprenant l’exemple dont vous dites qu’il est acceptable "sur le plan formel" :
1. Tous les hommes sont mortels.
2. Or, Henrique, qui a des ailes de dragon, est un homme.
3. Donc Henrique est mortel.
L’assertion 2 n’étant pas démontrée, ce raisonnement est peut-être cohérent mais il n’est pas vrai. Il est faux parce que l'assertion 2 est fausse : Henrique qui a des ailes de Dragon n'est pas un homme car la cohabitation "ailes de dragon" et "homme" fait d'Henrique autre chose qu'un homme.

Eh bien mon cher Libr, je suis au regret de devoir vous dire que vous confondez vérité formelle et vérité matérielle. Je n'ai pas dit que le raisonnement ci-dessus était vrai matériellement mais seulement formellement. Du point de vue formel de la logique classique, on ne considère que la position des termes dans le raisonnement : est-ce un sujet ou un prédicat, un petit, un moyen ou un grand terme ? Est-ce que l'extension des termes est particulière ou universelle ? S'agit-il d'affirmations ou de négations ? En dehors de cela, la logique ne se prononce pas. Et là, le raisonnement ne présente aucune faille logique.

Le raisonnement "tous les hommes sont mortels or Socrate est mortel, donc Socrate est un homme" est formellement faux, même si il ne choque pas matériellement.

De la même façon "tout ce qui est rare est cher, or un cheval bon marché est rare, donc un cheval bon marché est cher" est formellement vrai, la logique formelle n'ayant pas à se prononcer sur le contenu des termes. Si "cher" signifiait "appréciable" ou "difficile à trouver", on n'y trouverait pas de contradiction. C'est parce qu'on pense le contraire de "bon marché" en entendant "cher" qu'on voit une contradiction. Et dans ce cas, c'est au niveau du contenu de l'affirmation qu'il y a une erreur et non dans l'agencement. Du point de vue du contenu, en admettant le sens usuel des termes, si les deux prémisses étaient également vraies, alors la conclusion le serait aussi. Mais c'est au niveau des prémisses qu'est la contradiction, la conclusion ne fait que la mettre en évidence. En effet, la prémisse majeure est directement contredite par la mineure : si tout ce qui est rare est cher, alors un cheval bon marché, c'est-à-dire non cher ne peut pas être cher, ni donc rare ; ou bien, si un cheval bon marché est rare alors il est impossible que tout ce qui est rare soit cher, car il existe au moins une chose qui est à la fois rare et non chère, ledit cheval bon marché. L'expérience réfléchie nous permet ici de trancher en défaveur de la majeure : en fait, il faudrait dire, eu égard à la mineure qui est parfaitement concevable, seulement que "certaines choses rares sont chères".

Mais alors on ne pourra rien conclure formellement des deux prémisses "Certaines choses rares sont chères" et "Un cheval bon marché est rare" car le moyen terme, ici "rare" doit être universel dans une prémisse au moins.

Il faut donc, pour qu'un raisonnement soit parfait, que ses prémisses soient vraies et qu'elles soient correctement combinées.

Mais l'exemple ici avec les ailes de dragon servait juste à faire voir que si les éléments déterminants dans le raisonnement sont vrais, alors quoiqu'on y ajoute, la conséquence est vraie. Voyez le peut-être plus facilement avec un autre exemple que j'avais suggéré :
Majeure : Tous les hommes sont mortels
Mineure : Henrique, qui est philosophe, est un homme
Conclusion : Henrique est mortel

On aura évidemment pas prouvé par ce raisonnement que je suis philosophe, ce n'est pas son objet, mais bien que je suis mortel. Et le fait que je sois philosophe ou pas en fait ne change rien ici. Dans la 1ère dém. d'E1P11, la question n'est pas de savoir si Dieu est bien constitué d'une infinité d'attributs mais de savoir s'il existe. De même que puisque je suis un homme, quels que soient les éléments qu'on précise sur ma nature par ailleurs, je serai mortel ; de même que puisque Dieu est une substance, il devra être dit existant. Le raisonnement à ce titre est parfaitement suffisant.

Est-ce en tant que philosophe que je suis mortel ? Peu importe, il suffit que je sois homme. Je peux même être le plus grand philosophe de mon quartier, je serai quand même mortel. Est-ce en tant que constitué d'une infinité d'attributs que Dieu existe ? Là encore, il suffit qu'il soit une substance et qu'il ait un, 1000 ou une infinité d'attributs n'y change rien.

Qu'apprend-t-on donc alors par cette démonstration ? Pas grand chose en effet, qu'on ne savait déjà. D'où la brièveté de cette démonstration. Mais comme la question de son existence se pose, la démonstration la plus simple est la meilleure. Et c'est comme si après avoir démontré que tout homme est mortel, avec le concept de composition comme moyen terme, on demandait mais Henrique, qu'on a défini comme homme ami de la sagesse, est-il bien mortel ? Et on pourrait supposer que la question se pose car alors que la démonstration de la mortalité des hommes a été reconnue sans grande difficulté, ce ne serait pas pareil pour moi à cause d'une foule d'admirateurs qui me suivraient partout et qui auraient décrété que je suis immortel en raison de ma formidable vertu. En ce qui concerne Dieu, son existence est déjà implicitement posée dès les premières définitions, mais étant donnée la force des préjugés des hommes sur les notions qui concernent Dieu, qu'ils soient croyants ou athées, il est nécessaire de prononcer l'évidence en montrant comment on la découvre même si c'est très simple.

Mais à la fin, comment savoir si oui ou non un être absolument infini a une infinité d'attributs infinis ? Là je vous renvoie à ce que j'ai dit sur la cohérence de la définition elle-même. Il serait de toute évidence (c'est pour cela que Spinoza ne l'explique même pas) contradictoire avec la notion même d'être absolument infini qu'il soit l'affection d'une substance et non une substance, que cette substance n'ait pas d'attribut, étant donnée la définition d'E1D4 et que ce qui n'a pas d'essence ne saurait être conçu ou que ces attributs soient en nombre limité (et même tout simplement en nombres, qui sont des auxiliaires de l'imagination et non des êtres réels).

Ce n’est pas l’habillage mathématico-scientifique (comme l'appelle Bardamu) qui va conférer à une théorie sa valeur mais plutôt sa cohérence interne et son haut degré d’adéquation au réel.

Oui bien sûr et d'ailleurs en écrivant les Principes de la philosophie de Descartes sous forme géométrique, Spinoza n'a pas prétendu que cela leur conférait une vérité absolue, lui qui dit qu'il n'est pas d'accord avec tout ce qu'il a ainsi transcrit. Mais cette mise en forme là permet cependant d'identifier plus clairement les zones d'ombre et les erreurs éventuelles. Et il me semble avoir correctement éclairici vos questions.

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Messagepar Libr617 » 23 mars 2012, 15:44

Cher Henrique,

La distinction < formel / matériel > et le syllogisme mineure / majeure / conclusion sont utiles dans beaucoup de domaines (logique mathématique, droit...etc.). Merci pour cette gentille piqûre de rappel !

Bien sûr, vous avez plus que "correctement éclairci mes questions" (pour reprendre votre expression) même si je ne suis pas convaincu.

Je vous cite :

Pouvez vous oui ou non concevoir un étant qui serait absolument infini, c'est-à-dire un étant dont on ne pourrait rien nier de positif ? Autrement dit, percevez vous une contradiction dans ce concept ? Si vous n'en percevez pas et que vous maintenez le doute concernant la possibilité de concevoir un tel être, alors c'est un doute sophistique

Mon doute n'a rien de "sophistique". Il me semble, en revanche, que partir du concept d'infini pour en déduire son existence, est bien là un raisonnement sophistique. La déduction de l'existence d'un objet uniquement à partir de la pensée est vouée à l'échec quel que soit le raffinement de celui qui tient ce raisonnement car la pensée puise dans le réel et non l'inverse (il me semble qu'on rencontre le même problème avec le fameux argument ontologique).

Vous dites, par ailleurs :

Il n'y a [...] effectivement pas identité entre substance et Dieu [au tout début de l'Ethique] mais inclusion de l'un dans l'autre, de sorte que ce qu'on dira de la substance, on pourra tout aussi bien le dire de Dieu.

La démonstration de l'existence d'un objet A dont on pose qu'il est inclus dans un autre objet B ne permet pas de conclure à l'existence de ce dernier (alors que la réciproque, en revanche, est vraie).

Je prends un exemple :
1. Henrique existe.
2. Or, Henrique fait partie de l'association dite des "adorateurs du soleil".
3. Donc, l'"association des adorateurs du soleil" existe.

Ce raisonnement, sur les plans matériel et formel, est évidemment faux. Supposer le contraire reviendrait à faire exister n'importe quoi.

S'il s'agit de démontrer qu'une substance dotée d'une infinité d'attributs existe c'est-à-dire possède un ancrage dans le réel et pas uniquement dans la pensée, il faut adopter un autre type de raisonnement.

A la place de Dieu, j'aurais proposé la Substance, l'Univers, le Tout, la Réalité. Les expressions ne manquent pas. A mon sens, il est vraiment dommage que Spinoza soit tombé dans cet écueil. Je ne fais pas de Spinoza un être hors de son temps. Je suppose que cet écueil était inévitable. Et je ne doute pas être moi-même sujet à pareilles bévues.

Il me semble que Spinoza est "utile" dès lors qu'il est possible d'en réformer la pensée - je n'irai pas jusqu'à la purifier - compte tenu des connaissances qui sont les nôtres aujourd'hui. Constater que certains des raisonnements qu'il tient sont erronés, que certains de ses axiomes sont contredits par le réel tel que nous le connaissons désormais, est une nécessité pour qui veut accéder à la Béatitude et ce, conformément à la doctrine spinoziste.

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Messagepar hokousai » 24 mars 2012, 01:17

cher Shub

Je me suis procuré l'ouvrage de Pierre François Moreau sur l'expérience et l'éternité chez Spinoza. Je devrais le recevoir la semaine prochaine, je vous en dirais plus à ce moment là.


Peut-être m'inciterez vous alors à ouvrir un livre qui dort depuis longtemps dans ma bibliothèque. Je n'ai aucun a priori contre l'auteur ni contre l'université en général. Après tout nous aussi nous commentons. Je ne vais reprocher à des universitaires de commenter.
Parfois sur tel ou tel auteur, un texte de commentateur universitaire m' accroche; il m'arrive d'en lire. Je préfère lire les philosophes eux mêmes.
Sur Spinoza je n'ai rien lu des grandes thèses françaises, je n'en ai pas éprouvé le besoin donc le désir.

J' essaie de conserver sur l' Ethique un regard neuf , donc de ne pas être influencé par telle ou telle interprétation, de l' extérieur.
En quelque sorte je veux penser Spinoza <b>de l'intérieur</b>.
Je ne dis pas que le texte de Spinoza ( l' Ethique ) devrait se suffire à lui même mais je crois que Spinoza le pensait ainsi.
Position toute personnelle sur ma pratique , je la place donc sur ce fil de discussion

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Messagepar Libr617 » 24 mars 2012, 13:25

Cher Henrique,

Je vous propose une « expérience de pensée » qui consiste à démontrer l’assertion suivante : « la démonstration de la proposition E I, 11 est invalide »

J’explique ce que je vais faire : je vais modifier intentionnellement la définition VI en attribuant à Dieu un nombre fini d’attributs ; si la démonstration que fait Spinoza de la proposition E I, 11 est valide, elle ne devrait pas pouvoir être maintenue telle quelle après que la définition VI aura été modifiée ; si, malgré tout, elle se maintient, ce sera la preuve que cette proposition est invalide.

La méthode que j’emploie, se déroule donc en trois temps :
1°) Modification intentionnelle de la définition VI en attribuant à Dieu non pas une infinité d’attributs mais un nombre fini choisi au hasard.
2°) Observation de l’incidence de cette modification sur le corps de la démonstration de la proposition E I, 11.
3°) Conclusion.

Je commence l’expérience :

1°) Modification

Comme je l’avais annoncé, je modifie la Définition VI en remplaçant « infinité d’attributs » par « 128 attributs », le nombre 128 n’ayant d’autre vertu que celle d’être un nombre fini (j’aurais pu choisir un autre nombre fini).

La définition VI devient alors (à partir de la traduction Misrahi) :
« VI- Par Dieu j’entends un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constitué de 128 attributs, chacun d’eux exprimant une essence éternelle et infinie »

Et, par suite, l’énoncé de la proposition E I, 11 devient :
« PROPOSITION 11 : Dieu, c’est-à-dire une substance constituée de 128 attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement »

2°) Observation

Comme je suis avare en termes d’efforts, je constate que le texte des démonstrations de la proposition E I, 11 renvoie aux seuls axiomes I, VII et à la seule proposition 7.

Or, je constate que les axiomes I et VII n’aborde ni la question de Dieu ni le fait qu’il possède un certain nombre d’attributs. Ils restent, par conséquent, inchangés après la modification que j’ai introduite dans la définition VI et, par ricochet, dans la proposition 11.

3°) Conclusion

J’ai attribué à Dieu 128 attributs. J’aurais pu choisir un autre nombre. Pour autant, quel que soit ce nombre, la démonstration de la proposition E I, 11 ne s’en trouve absolument pas affectée. J'ai donc démontré que l'assertion « la démonstration de la proposition E I, 11 est invalide » était vraie.

Autrement dit, Spinoza n’a pas démontré l’existence d’un Dieu qui serait une substance dotée d’une infinité d’attributs.

CQFD :wink:

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Messagepar hokousai » 24 mars 2012, 21:48

à libr617

Le problème voyez- vous est que la démonstration de la prop 11/1 ne demontre pas que Dieu est constitué d'une infinité d'attribut.
Les scolies et les "autrement" de la prop 11/1 ne parlent d 'ailleurs pas plus de l'infinité du nombre d attribut.
La prop 11/1 démontre que Dieu existe.

Ce qui démontre l' infinité des attributs est dans le scolie de la prop 10/1

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Messagepar bardamu » 24 mars 2012, 22:03

Libr617 a écrit :(...)

1°) Modification

Comme je l’avais annoncé, je modifie la Définition VI en remplaçant « infinité d’attributs » par « 128 attributs », le nombre 128 n’ayant d’autre vertu que celle d’être un nombre fini (j’aurais pu choisir un autre nombre fini).

Bonjour,
Ca pourrait marcher si "infinité" était une propriété déterminé alors que ça signifie plutôt "qui n'a pas de condition de limite". "In-fini", le contraire de fini.
Pour Spinoza, dire 128 ou n'importe quel nombre, c'est dire qu'il y a une limite, et là, c'est lui qui demande d'où sort cette limite. Pourquoi seulement 128 ?
De manière générale, Spinoza insiste pour qu'on parte d'une idée d'infini, ce qui signifie que cette idée est première par rapport à toute limite, qu'il ne s'agit pas d'un infini "constructionniste", d'un infini produit par accumulation de valeurs finies.

La 2nd démonstration de E1p11, commence par : "Pour toute chose, on doit pouvoir assigner une cause ou raison qui explique pourquoi elle existe ou pourquoi elle n'existe pas. Par exemple, si un triangle existe, il faut qu'il y ait une raison, une cause de son existence. S'il n'existe pas, il faut encore qu'il y ait une raison, une cause qui s'oppose à son existence, ou qui la détruise."

Par défaut, quand on part d'une idée d'infini, tout ce qui est affirmé existe, et il faut ensuite dire comment ça existe, quitte à ce qu'on dise que ça n'existe que comme construction imaginaire ou simple enchaînement verbal si on voit une incohérence interne à ce qu'on affirme ou bien une cause efficiente externe empêchant l'existence.

Donc, toujours la même question : qu'est-ce qu'une limite de l'Etre ? qu'est-ce qui rend incohérente la définition de son infinité ou qu'est-ce qui exclut de manière positive, efficiente, cette existence ?
Ce n'est pas l'existence de 128 qui exclut l'existence de l'infini, ni rend incohérente la définition de Spinoza. On peut très bien affirmer qu'il y a 128 attributs, 129, 130 etc., il n'y a pas d'objection à ça, Spinoza l'accordera puisqu'il en accorde une infinité...

Le fait est que de nos jours, habitués que nous sommes à penser comme en sciences, par accumulation de faits d'expériences, il est pour beaucoup de gens encore plus difficile qu'à l'époque de partir d'une notion première d'infini, d'associer au mot "infini" un concept qui ne soit pas 1+1+1+1..., mais Etre pur, tout simplement Etre, ce que c'est que "Etre" avant toute détermination, avant toute conception de sa constitution, des distributions qu'on fait en son sein, des distinctions qu'on utilise.

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Messagepar Libr617 » 24 mars 2012, 23:41

Bonsoir à tous,

Dans cette "conversation" avec vous, force est de constater que je me heurte à deux obstacles :

Premier obstacle

Je ne peux pas répondre à tout et lever certaines des ambiguïtés qui proviennent du langage et qui perdurent dans nos échanges. C'est un premier problème qui doit exister, de part et d'autre, j'imagine. Le manque de temps ne me permet malheureusement pas de lever cet obstacle.

Second obstacle

J'essaie de défendre une vision rationnelle du monde qui ne correspond pas vraiment ou pas toujours au mode de pensée que vous employez ordinairement sauf exception. Rien d'étonnant, dans ces conditions, si les arguments que j'utilise ne vous convainquent jamais. Et je peux le comprendre, bien sûr.

Pourtant, la raison était la langue de Spinoza. Croyez-vous que si Spinoza vivait aujourd'hui, sa pensée ne serait pas différente, plus élaborée, plus fine et qu'elle ne tiendrait pas compte de ce que nous savons aujourd'hui, de ce que les sciences physiques nous ont appris ? Croyez-vous qu'il continuerait à parler de "dieu", de l'infinité de ses attributs ? Croyez-vous qu'il n'aurait pas pris conscience de l'incertitude quant à l'existence de l'infini ? Je le tiens en trop haute estime - et vous probablement plus que moi - pour imaginer qu'il aurait tenu le même langage que celui qu'il tient dans l'Ethique, un texte qui date de la fin du XVIIème siècle.

L'ensemble de cette "conversation" me rappelle, à bien des égards, certaines discutions que j'ai pu avoir avec des amis chrétiens ou musulmans (parfois aussi avec les athées). Le dogme était si profondément ancré en eux qu'ils ne pouvaient concevoir le monde autrement qu'à travers les évangiles ou le corpus du droit musulman. Ils n'avaient aucun recul sur leur propre croyance et, à vrai dire, ne voulaient pas en avoir. Dans de telles circonstances, j'ai essayé d'être un "bon spinoziste" et je n'ai pas insisté. Après tout, s'ils sont heureux ainsi...Cela ne m'empêche pas de les respecter et parfois même de les apprécier même si la vraie "foi", selon moi, serait plutôt celle qui sait qu'elle est une foi ou plutôt qu'elle n'est qu'une foi. Autrement dit, celui qui croit, devrait savoir que ce à quoi il croit, est fragile, n'est pas certain. Sinon, ce n'est pas de la foi, c'est tout simplement de l'aveuglement. La foi suppose le doute.

Il y a, chez Spinoza, de nombreux passages qui, selon moi, soulèvent des problèmes de logique, de cohérence comme semblait également le suggérer Lemarinel. A mon sens, la proposition I, 11 est de ceux-là.

Je préfère passer mon chemin car ce forum est très riche en sujets passionnants et je suis là pour discuter, comprendre et certainement pas pour avoir le dernier mot :) !

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Messagepar hokousai » 25 mars 2012, 00:09

à libr617
A mon sens, la proposition I, 11 est de ceux-là.

désolé mais vous avez mal choisi .
La prop 11/1 ne pose pas de problème de logique.

Sur le fond vous estimez qu'on pense plus élaboré et plus fin actuellement qu'il y a trois ou 25 siècles.
Difficile pour moi en tout cas de lutter contre cette estimation.

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Messagepar Henrique » 25 mars 2012, 10:19

Cher Libr,
Vous pensez avoir de votre côté toute la pensée contemporaine, qui confondrait comme vous le faites rationalisme et empirisme, c'est-à-dire le scientisme. Vous vous demandez où vous êtes arrivé avec ces gens qui ont l'air d'avoir une foi en Saint Spinoza jusque dans les propositions "datées" que votre scientisme vous empêche d'accepter. Mais essayez d'envisager une seconde qu'il se peut que ce soit vous qui êtes du côté d'une forme foi qui s'appuie sur le sentiment que "tous les gens raisonnables" partagent votre avis, ce qui serait de nature à vous rendre littéralement sourd à de simples arguments de bon sens.

Je vous avais demandé :
Pouvez vous oui ou non concevoir un étant qui serait absolument infini, c'est-à-dire un étant dont on ne pourrait rien nier de positif ? Autrement dit, percevez vous une contradiction dans ce concept ? Si vous n'en percevez pas et que vous maintenez le doute concernant la possibilité de concevoir un tel être, alors c'est un doute sophistique.

Ce à quoi vous me répondez "mon doute n'a rien de sophistique" pour passer ensuite à une contre-attaque sur le caractère sophistique de ce que moi je soutiens avec Spinoza ; autrement dit sans justifier en rien en quoi votre doute n'est pas sophistique.

Pourtant vous aviez dit vous-mêmes être d'accord avec cette définition que j'avais donnée dans un post précédent :

Le doute sophistique ou artificiel, c'est la possibilité purement verbale de prétendre pouvoir penser une proposition aussi bien que son contraire, sans raison valable. Par ex., j'affirme que je ne sais pas si un cercle ne peut pas être carré, car bien que j'avoue ne pas pouvoir l'imaginer, le carré est une figure géométrique et le cercle aussi, d'où il pourrait suivre qu'un cercle ait des angles alors qu'il n'a qu'un seul côté.
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Vous non seulement, vous ne donnez pas de raison valable à votre doute, c'est-à-dire l'indication en l'occurrence de ce qui justifierait l'impossibilité de penser cela, mais en fait vous ne donnez même pas de raison du tout.

Comme Bardamu vous l'a réexpliqué, il ne s'agit pas avec ce concept d'être absolument infini de concevoir un infini potentiel, dont Aristote niait déjà avec raison l'existence et le caractère véritablement concevable et que Hegel appellera plus tard le "mauvais infini", celui qu'on forme avec 1+1+1 etc. Or c'est manifestement ce à quoi vous réduisez encore la notion d'infini. Il s'agit avec Spinoza de concevoir un infini en acte qui consiste tout simplement à poser un étant en dehors duquel il n'y a rien et que dès lors rien ne peut borner, comme une terre peut être bornée par une rivière, de sorte qu'il s'affirme absolument. Avant d'écouter la voix qui vous dit "ça c'est pas rationnel, ce qui est rationnel, c'est ce que je peux voir ou toucher", essayez seulement d'y réfléchir un peu.

Il ne s'agit pas de vous demander de vous faire violence mais vous pensiez avoir levé un lièvre en dénonçant le manque de rigueur logique du discours de Spinoza dans sa démonstration de l'existence de Dieu. On vous montre alors avec force arguments que votre réfutation ne tient pas ; on peut comprendre que dès lors vous soyez tout de même attaché à l'idée que votre sagacité avait découvert l'erreur d'un grand philosophe. Mais vous continuez de répondre par des arguments qui montrent que vous ne comprenez pas le fond de ce qu'on vous a expliqué.

Si vous ne voulez pas comprendre et maintenir votre affirmation quand même, c'est votre droit, mais alors c'est vous qui êtes dans la foi. En effet, vous ne doutez pas une seconde de ce que vous avez appelé le caractère superfétatoire du Dieu de Spinoza et de l'incohérence logique de la proposition 11, première démonstration, quels que soient les arguments opposés.

Si je discute avec un chrétien qui me dit "Jésus Christ est le fils premier né de Dieu", je peux facilement concevoir et sans contradiction que Jésus de Nazareth n'était en fait que le fils de Marie et de Joseph. Mais je sais bien que j'aurai beau dire cela à un chrétien, l'idée que je puisse le conduire à douter de ce qui soutient, à ses yeux, son existence est proprement effrayante. Le simple fait d'admettre qu'il est possible que Jésus ne soit pas le fils de Dieu est pour lui inconcevable, non pour des raisons logiques mais affectives.

En revanche si je dis que les diagonales d'un parallélogramme ont toujours le même milieu, je n'ai pas besoin d'aller vérifier si c'est bien vrai sur tous les parallélogrammes du monde pour le savoir, je le sais parce que l'affirmation contraire "les diagonales de cette figure n'ont pas toujours le même milieu" est contradictoire avec le concept même de parallélogramme car s'il en était ainsi, ses angles opposés ne seraient pas égaux et donc ce ne serait pas un parallélogramme. J'ai donc dans ce cas une raison indépendante de l'expérience pour justifier mon affirmation et elle est toujours plus forte que l'expérience qui ne peut au mieux me renseigner que sur les cas que j'ai rencontré jusqu'à présent sans pouvoir m'assurer qu'il en sera toujours ainsi.

Pour ce qui est donc de l'affirmation selon laquelle un "être absolument infini" est nécessairement une "substance constituée d'une infinité d'attributs", on vous a donné sous différentes formes la raison pour laquelle l'affirmation "l'être absolument infini est une substance constituée d'un nombre limité d'attributs" serait contradictoire. Vous n'avez pas donné le moindre commencement de raison de penser que ce n'est en fait pas contradictoire.

Vous persistez à voir un manque de logique dans un raisonnement auquel vous reprochez de ne pas justifier réellement ce qu'il avance simplement parce que vous attendez qu'il prouve autre chose que ce qu'il conclut. Vous voudriez qu'il prouve qu'un étant absolument infini a bien une infinité d'attributs, ce qui est expliqué ailleurs comme l'a bien rappelé Hokousai, tout en prouvant qu'il existe bien, ce qui serait tout bonnement un manque de logique. C'est comme si vous disiez que le syllogisme "tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel" est faux parce qu'il n'est pas sûr que Socrate est bien un homme.

Si vous ne donnez pas de raison à votre doute, cela ne veut pas dire qu'il n'y en a pas. Comme le dit Spinoza, "la constitution naturelle de l'homme est telle que nous croyons facilement ce que nous espérons et difficilement ce que nous craignons" (E3P50S). De mon côté, l'idée de Dieu que je peux avoir avec Spinoza ne soutient aucun espoir particulier, parce qu'il n'en résulte aucune providence ou promesse de récompense, et que tout l'intérêt que j'y trouve est immédiatement vécu et n'enveloppe donc pas l'incertitude propre à l'espoir. De votre côté, il se peut que l'idée de devoir admettre que Dieu existe, fût-ce le Dieu dont Spinoza fait la théorie rationnelle, éveille en vous une crainte qui est une peur qui nous dispose à éviter ce que vous imaginez être un mal. Peut-être que cela vous donnerait le sentiment par exemple de ne plus pouvoir faire de votre vie ce que vous voulez, que sais-je. Ou alors vous avez une raison objective et alors peut-être que vous arriverez à la formuler pour nous détromper, ce dont nous ne pourrions que vous remercier.

Enfin, si vraiment c'est juste le mot Dieu qui vous gêne par rapport à je ne sais quelle crainte ou malaise affectif, rien ne vous interdit de comprendre l’Éthique en mettant à la place celui que vous préférez : la nature, la substance, l’Être etc.


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