Bonjour Libr617,
je vais y aller aussi de mon "petit" commentaire qui finalement est très long. Un peu de provocation parce que vous êtes agaçant avec vos certitudes sur notre supposé dogmatisme de croyant et un peu d'explications complémentaires.
Libr617 a écrit :(...)
Le second type de lecteur, finalement, c’est un peu nous. Avec notre rationalité, notre compréhension moderne du monde qui est loin d’être parfaite (au sens ordinaire du terme). De fait, la métaphysique de Spinoza ne nous apporte rien si ce n’est quelques idées intéressantes, égrainées çà et là, et qui ont essentiellement trait à la « formulation » du monde (modes, connaissances…etc.). Mais rien de révolutionnaire, rien qui ne soit évident pour qui est allé au lycée. Spinoza part du réel – la substance, cause de soi – pour aboutir à l’affirmation de l’existence du réel. La fin de la première partie de l’Ethique se conclut par cette évidence : « rien n’existe dont la nature n’entraîne quelque effet » autrement dit « tout a un effet » ce qui, j’imagine, est une banalité pour tous.
Vous êtes sûr de ne pas confondre le fait que ça ne
vous apporte rien avec le fait que ça n'apporte rien.
D'après vous, pourquoi voit-on Spinoza évoqué encore aujourd'hui dans des domaines aussi différents que la physique, la neurobiologie, l'épistémologie, la psychologie, la sociologie, la politique... ?
Dans l'histoire des idées, il ne doit y avoir que quelques dizaines de penseurs qui incarnent des orientations fortes, des options majeures dans la conception du monde qui changent la manière de penser et d'agir.
Spinoza est l'un d'eux, ce n'est pas pour rien qu'il est régulièrement d'actualité, de même que peuvent l'être Platon, Descartes, Kant ou autres.
Mais en fait, vu que vous vous permettez de faire notre portrait, je vais faire le vôtre (mode hypothético-déductif, l'hypothèse n'a pas de vérité nécessaire...).
Hypothèse : dans votre brillant cursus, je pense qu'il manque une chose, l'étude de l'histoire des idées, éducation nécessaire pour réaliser ce qu'on demande en terminale de philo, apprendre à penser par soi-même. Vous savez ce que vous pensez, vous avez vos évidences, mais vous ne savez pas d'où elles viennent.
De votre manière de penser, j'ai déduit que vous étiez proche d'un courant positivo-scientiste, une science d'ingénieurs, une tendance empiriste qui se voudrait très terre à terre et qui, pour moi, caractérise une certaine éducation en sciences.
Etant à l'origine destiné à la recherche scientifique, je connais assez bien cet état d'esprit, mélange de matérialisme naïf, d'absence de réflexion sur ce qu'est un fait ou une théorie, de réaction allergique à certains mots (spiritualité, Dieu, métaphysique...), de manque de conscience des préjugés implicites présents dans l'activité scientifique elle-même.
Déductions : par manque de réflexivité sur lui-même, c'est ce genre de courant qui à la fin du XIXe s'est mis à traquer les fantômes avec des appareils photos, s'est demandé combien pesait une âme, qui plus tard a fait des expériences de télépathie dans des sous-marins, s'est interrogé sur les vertus magiques de la conscience dans la réduction du paquet d'onde en quantique et se voit encore chez le grand physicien Penrose à la recherche du libre-arbitre dans les microtubules des neurones.
Toute cette mentalité se retrouve encore dans la "parapsychologie" et autres pseudo-sciences qui à force de croire que tout ce dont on parle est visible, tangible, pesable, essaie de tordre des cuillères à la force de la pensée.
Seraient-ils un peu plus spinozistes, qu'ils admettraient qu'une bonne part de ce dont on parle, une bonne part de notre réalité, est par nature étranger à tout ça, qu'ils font une erreur de catégorie (au sens logique) que leurs efforts sont aussi vains que ceux de Descartes s'efforçant de lier les mouvements de l'âme à la glande pinéale.
Seulement, par définition, on ne peut que démontrer en idée que l'idée n'est pas caractérisée par le sensible, il n'y a que le raisonnement qui permettent de faire voir que l'idée ne se définit pas par les paramètres du physique, qu'il est aussi absurde de vouloir peser un esprit qu'il est absurde de demander le poids d'une couleur.
Toutes ces choses qui se comprennent mais ne se voient pas, toutes ces choses dont on parle et dont la définition implique qu'elles ne sont pas à déterminer par une logique du sensible, du physique, ce sont les choses de la raison, très ancienne distinction entre l'intelligible et le sensible.
Einstein disait que son Dieu était celui de Spinoza, et en effet, les "spinoziens" ont un peu les mêmes tendances que lui : naturalisme et rationalisme, c'est-à-dire l'adhésion à l'intelligible, à ce que montre une pensée "non-sensible".
L'aspect hypothético-déductif n'est pas un hasard, Einstein aussi fonctionnait en posant des hypothèses-postulats théoriques que son intuition lui indiquaient comme juste pour ensuite en développer les conséquences. Quand on a commencé à vouloir vérifier la Relativité Générale, il a dit que si les mesures ne collaient pas, c'est elles qui seraient fausses, pas la théorie. Elle était trop cohérente pour ne pas être exacte...
Est-ce de la foi, de la religion, que d'adhérer à la cohérence d'une idée ?
Certains anti-rationnalistes disent que oui.
On est donc dans ce curieux paradoxe de gens se présentant comme incarnations de l'esprit scientifique mais suspicieux face à des affirmations de raison.Pour tout dire, quand je vous ai demandé si vous aviez une autre proposition que Spinoza sur la question de l'existence même, sur le fait qu'il y ait de l'existence, c'était un test pour savoir si vous aviez mené une réflexion sur votre propre cadre de pensée, si vous sauriez le défendre en raison. Je crains que ce ne soit pas le cas, je crains que vous ne sachiez pas pourquoi vous pensez comme vous pensez, et je vais même craindre qu'on sache mieux que vous d'où vous viennent vos idées, à quelle lignée de l'histoire des idées vous appartenez sans le savoir.
Cette critique se veut celle d'une forme de pensée même si je la centre sur vous pour la rendre plus "sensible". Je serais ravi que vous sachiez nous dire dans quel courant de pensée vous vous reconnaissez, de quelle tradition intellectuelle vous vous sentez proche (des -ismes, des auteurs, ce que vous voulez).
Libr617 a écrit :Spinoza use, dit-il, de la forme more geometrico. Il ne fait aucun doute, dans son esprit, qu’une telle forme sera plus « persuasive ».
Et pour cause ! Spinoza savait pertinemment bien que l’habillage mathématique de ses théories impressionnerait ceux de ses contemporains qui n’entendaient rien aux mathématiques.
Mais que connaissez-vous de la mentalité de l'époque pour dire des choses pareilles ?
Le contenu mathématique est quasi-nul et la forme était d'une difficulté standard pour le public de Spinoza. Ce sont des Leibniz et des Huyghens qui étaient susceptible de le lire, pas vraiment les premiers péquins venus. Aucun de ses correspondants ne semble particulièrement perturbé par celle-ci, et c'est plutôt nous qui avons du mal parce que nous n'avons plus les références implicites communes en ce temps, que le vocabulaire substance, attribut, mode, infinité, éternité, puissance, acte etc. a quelque chose d'exotique pour nous, bien qu'il soit habituel pour un lettré du XVIIe.
Spinoza a essayé d'autres formes avant d'opter pour le "more geometrico" et ce n'est pas pour faire de l'esbroufe, c'est sans doute dans un souci de clarté qu'il a opté pour cette forme, sur le même genre de motivation que la philosophie analytique du XXe siècle ou sur cette remarque de Bergson disant que ce qui manquait le plus à la philosophie c'était la précision.
L'objectif est de donner des définitions claires, un exposé aussi explicite que possible, permettant un cadre de critique de type "scientifique". Il a fallut une optique plus littéraire à la Voltaire ou un rien anti-rationnaliste à la Nietzsche, pour reprocher cette ambition.
Libr617 a écrit : Je n’irai pas jusqu’à attribuer à Spinoza, les travers d’un Lacan, d’un Deleuze ou d’un Baudrillard mais l’idée est là.
Laissez-moi deviner : vous avez lu "Impostures intellectuelles" de Sokal et Bricmont, cela vous a convaincu, mais je parierais que, par exemple, comme eux, vous ne connaissez pas vraiment l'oeuvre de Deleuze, que vous ne savez pas quel usage il fait des sciences ?
Il n'y a pas plus chez lui que chez Spinoza la tentation de faire le malin et son style n'a rien à voir avec l'ambition du "more geometrico". Au contraire, il adopte une forme en accord avec sa conception de la différence entre pensée scientifique et pensée philosophique, là où à l'époque de Spinoza, on parlait plutôt de philosophie naturelle, un mélange des deux. Ce serait plutôt le courant de la philosophie analytique, les héritiers de Wittgenstein et autres qui seraient tenté par l'approche logico-formelle.
Libr617 a écrit :Partant, je serais tenté d’affirmer que la critique froide, sans concession, de l’Ethique est une exigence « spinoziste ». Et la première des critiques que j’adresserais à ce texte, est d’user d’une forme prétendument mathématique qui, aux yeux de certains, lui confère malheureusement une force probante qu’il n’a tout simplement pas.
Ne seriez-vous pas tenté de croire que vos critiques sont nouvelles, qu'on n'a pas déjà vu tout ça dans la littérature concernant Spinoza depuis 3 siècles, chez Leibniz, Kant, Hegel, Nietzsche, Heidegger etc. ?
Vous croyez vraiment qu'on pense que le "more geometrico" est une démonstration mathématique ? Et je ne comprends pas que vous m'accordiez la présentation que j'ai faite de E1p11 pour ensuite faire avec Henrique comme si il disait le contraire, ce que je ne pense pas être le cas.
En tout cas, votre objection ressemble fortement à celle de Kant sur l'argument ontologique, et, comme nos explications semblent vous laisser dans le doute, un extrait d'ouvrage :
Totalité et subjectivité, J.-M. Vaysse, p.151, ed. Vrin a écrit :Le déplacement spinoziste de l'argument ontologique interfère avec sa critique kantienne. En posant l'identité de l'Etre et de la pensée, le spinozisme a permis de poser le principe d'un réalisme de l'Absolu qui surmonte l'opposition du sujet et de l'objet. Un tel réalisme est en fait un idéalisme, dans la mesure où il affirme que l'Absolu ne peut poser que lui-même. Aussi l'essence de l'Absolu n'est-elle que le libre déploiement de sa puissance. Spinoza a compris que l'Absolu n'est pas démontrable, mais doit être immédiatement posé. L'argument ontologique n'est pas, à proprement parler, une preuve mais une thèse ou position absolue, qui ne prend l'aspect d'une démonstration qu'en tant qu'il est une illusion naturelle de la raison finie vouée à la discursivité, comme Kant l'a établi.
Normalement, votre question devrait alors porter sur le fait qu'on puisse adhérer à cette intuition originelle d'un absolu infini, qu'on puisse poser ça comme base de fondement du réel, qu'on adhère à cette idée comme à une réalité sensible. Et là, vous direz peut-être que vous ne reconnaissez qu'une réalité subjective aux idées, que ce ne sont que des constructions humaines, voire même des connexions dans un cerveau, que pour vous il n'y a nulle raison de lui donner plus de réalité qu'à une licorne. C'est la position classique de l'agnostique "terre à terre" qui évite toute métaphysique perçue comme spéculation "irrationnelle", qui en reste à ce qu'il peut se représenter en "image". Il n'y a pas grand chose à répondre à ça, si ce n'est que l'agnosticisme n'affirmant rien, il laisse la porte ouverte à toutes les affirmations, aussi fantastiques soient-elles, il ne clôture pas le champ du pensable par une pensée raisonnée.
Dans son engagement métaphysique rationnel, Spinoza entend couper l'herbe sous le pied de tous les amateurs d'étrange et les prêcheurs qui ne doivent leur pouvoir qu'en l'affirmation d'une mystérieuse Révélation qui n'appartient qu'à eux. Soit une chose existe et elle est intelligible, conforme aux principes de la raison, cette même raison que nous exerçons (non-contradiction, conditions d'existence, causalité etc.), soit elle n'est pas.
Ceci étant, on pourrait éventuellement vous faire une liste de ce qui apparait régulièrement sur le forum comme étant pour nous de vraies difficultés, ces choses sur lesquelles même les spécialistes de Spinoza ne s'accordent pas.
Et puis aussi indiquer quelques-unes de ses astuces rhétoriques qui lui évitaient de trop choquer ses correspondants. Déjà "excommunié" par la synagogue, accusé d'athéisme, avec un dossier le concernant chez l'Inquisition, il n'était pas évident pour lui de poursuive sa critique de la pensée théologico-superstitieuse, mais il l'a fait, non sans ruse.