Connaissance de l'attribut Pensée

Questions et débats touchant à la conception spinozienne des premiers principes de l'existence. De l'être en tant qu'être à la philosophie de la nature.
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Babilomax
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Connaissance de l'attribut Pensée

Messagepar Babilomax » 12 avr. 2012, 19:54

Bonjour,
Permettez-moi d'introduire mon questionnement ainsi : je pense avoir bien saisi ce qu'est l'Étendue, et comment par elle on peut expliquer l'ordre de la Nature entière. Je ressens bien l'existence d'un corps qui est affecté d'un très grand nombre de manières, et je peux m'expliquer de façon claire et distincte, et en vertu des seules causes corporelles, toutes les mécanismes de mon corps, y compris la décision, la réflexion, le retour sur soi, la réflexion concernant le retour sur soi, et ainsi de suite. Par là même j'admets l'inexistence du libre arbitre (pas de volonté libre).
Voilà où j'en suis. La Pensée me pose plus de problèmes. En quoi puis-je être sûr qu'une idée a autant de réalité qu'un corps ? En d'autres termes, l'idée qui affirme que 1 + 1 = 2 n'est-elle pas qu'une production de nos organes de réflexion, déterminés à cette affirmation de façon empirique ?
D'autre part, je sens l'existence et la disposition d'un certain corps, mais pourquoi celui-ci et pas un autre ? Ce « mystère » est-il lié à la Pensée ?
Merci d'avance.

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Henrique
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Messagepar Henrique » 13 avr. 2012, 18:48

Bonjour Babilomax,
Se demander si la pensée a autant de réalité que l'étendue, c'est un peu comme si l'on se demandait si l'audition des notes d'une musique a autant de réalité que les oreilles qui écoutent cette musique. L'un ne va pas sans l'autre parce que l'un et l'autre ne sont que deux aspects d'une seule et même réalité.

Un attribut n'est qu'un aspect de la substance, par lequel on la connaît ("ce que l'entendement perçoit comme..."), comme on ne connaît un visage que par un aspect ou un autre : Jacques en colère, c'est le même que Jacques en joie.

Si on maintient le sens ordinaire d'attribut pour commencer, ce serait ce qui appartient en propre à un être et dès lors ce qui constitue son essence. On pourrait dire par exemple que l'usage de la double grosse caisse et de guitares hypersaturées est l'attribut de la musique heavy metal. Mais ce n'est déjà à ce stade qu'un aspect d'une telle musique : on pourrait tout aussi bien dire que le fait d'exprimer la puissance expansive de la vie dans ce qu'elle peut avoir d'indifféremment jouissif et dévastateur est un autre attribut du heavy metal. Aussi, je pourrai envisager de comprendre une telle musique sous l'angle technique de la façon dont les instruments de musique sont utilisés ou l'angle plus moral de la façon dont ces mêmes instruments sont utilisés. Ces deux approches ne seront bien sûr pas exclusives l'une de l'autre, elles ne seront pas non plus nécessairement inclusives dans le sens où l'une expliquerait l'autre puisqu'il s'agirait de la même chose envisagée sous un angle ou un autre, mais les développer conjointement sera complémentaire et apportera un gain d'intelligibilité.

Spinoza réserve toutefois le terme d'attribut à ce que l'entendement perçoit comme constituant l'essence d'une substance. Ce la signifie que la différence entre les "attributs" de Jacques ou du heavy metal et les attributs de la substance sera de l'ordre de celle qui existe entre ce qui est cause de soi et ce qui est causé par autre chose, ce qui est infini et ce qui dépend d'autre chose. Mais si on peut concevoir un grand nombre d'attributs au sens ordinaire pour un être fini, on pourra a fortiori en concevoir formellement une infinité pour une substance.

Une fois qu'on a reconnu l'étendue comme attribut de la substance, parce qu'on ne peut en concevoir de limite, peut-on faire de la pensée un mode de l'étendue ou faut-il en faire un attribut à part entière ?

Il faut bien s'entendre sur le terme de pensée ici : un corps a une longueur, une largeur, une profondeur et peut-être d'autres dimensions, il est localisable, même si cette localisation n'est que relative. Une pensée quant à elle est ce que nous connaissons immédiatement quand nous y réfléchissons. Soit donc mon bras : dès que j'y prête attention, j'ai une idée de mon bras. Qu'il puisse y avoir dans le cerveau une image avec une certaine largeur, profondeur etc. de cela est une chose, mais précisément, ce n'est pas de cela que j'ai conscience : ce dont j'ai conscience, c'est de mon bras ou plutôt de l'idée de mon bras. Cette idée peut-elle se lever, faire un signe de salut ? Autant demander si le profil gauche d'un visage souriant pourrait fermer les deux yeux ! On ne peut attribuer le mouvement à une idée, pas plus qu'on ne peut attribuer l'entendement à un corps du fait qu'il s'agit non pas d'ordres de réalités différents mais de la même réalité considérée sous différents angles.

Ainsi quand on parle de pensée à propos de Spinoza comme d'ailleurs de Descartes, il faut bien prendre garde qu'on ne parle de rien qui ait une étendue et ainsi une localisation possible. Quand nous imaginons un triangle, nous voyons "en pensée" une figure à trois côtés qui est soit isocèle soit équilatéral soit... Ce que nous voyons là n'est pas une pensée car "je n'entends point par idée les images qui se forment dans le fond de l'œil ou, si l'on veut, au centre du cerveau, mais les concepts de la pensée." (E2P48S) La pensée ici est donc la conscience même de percevoir comme présent quelque chose d'absent, conscience que forme l'esprit à titre de chose pensante, d'où le terme de concept.

Ainsi peut-on dire, en paraphrasant le TRE §33, que si le triangle a des côtés, l'idée du triangle n'en a pas ; de même que si le chien aboie, l'idée du chien n'aboie pas. Et si l'idée proprement dite n'a pas d'étendue, elle n'a pas de localisation particulière, notamment dans le cerveau.

Nous imaginons habituellement que nos idées sont dans notre cerveau - ce qui n'était pas le cas par exemple à l'époque d'Epicure ou de Lucrèce où on pouvait imaginer qu'elles étaient dans le coeur. Comme aujourd'hui on a fait de grands progrès dans la connaissance du cerveau, on pense qu'on devrait finir par y trouver la conscience, comme les connexions synaptiques entre les neurones permettent de mieux comprendre la mémoire (qui n'est elle-même qu'une forme d'imagination et donc d'activité physique). Les idées qui sont (entre autres) des pensées des images que forme notre cerveau seraient donc derrière nos yeux.

Mais supposons une petite expérience de pensée : rappelons d'abord à partir de ce qui précède et de ce qui est largement reconnu en neurologie : ce que nous connaissons de la réalité extérieure, c'est ce que notre cerveau interprète comme tel, de sorte que le stylo que je vois posé là devant moi n'est pas réellement hors de moi mais bien plutôt dans mon cerveau. Ce que je connais du réel par les sens, y compris mon propre corps, ce sont les images (visuelles, sonores, gustatives etc.) formées dans mon cerveau et non des réalités telles qu'elles pourraient être indépendamment de mon cerveau. Supposons maintenant que nous pourrions ouvrir sans dommage notre boîte crânienne et que les nerfs et autres connexions de notre cerveau avec le reste du corps et notamment les yeux soient assez élastiques pour permettre qu'on prenne notre cerveau et qu'on le pose sur une table en face de nos yeux sans dommage pour nous. Il faut s'imaginer la scène : nous verrions alors notre cerveau. A l'évidence l'image de cet organe serait transmise par les nerfs de nos yeux à l'intérieur de notre cerveau. Mais où serait maintenant la conscience que nous avons d'être là, avec notre cerveau posé devant nous, comme une chose parmi les autres ? Difficile de penser que cette conscience serait aussi dans notre cerveau parce qu'alors, la conscience serait localisée devant nous comme un objet alors que ce qui perçoit un objet et ce qui est perçu reste distinct par nature.

Ainsi, tout distinguant radicalement étendue et pensée, on peut dire que l'une et l'autre existent autant l'une que l'autre, mais de façon complètement autonome l'une vis-à-vis de l'autre. Et donc tout ce que nous pouvons voir sous l'angle de l'étendue dans le domaine naturel s'expliquera uniquement par des causes matérielles : tel corps ou mouvement s'expliquera par tel autre corps ou mouvement de corps ; de même que ce que nous pouvons "voir" intellectuellement sous l'angle de la pensée s'expliquera par des pensées : telle idée ou intellection s'explique par telle autre idée etc.

Mais encore une fois, dans ce cadre, il n'y a pas deux ordres de réalité substantiellement différents comme le pensait Descartes, mais une seule substance envisagée sous deux angles. Il ne peut donc y avoir d'action de l'esprit sur le corps, ni d'action du corps sur l'esprit, un peu comme on pourrait dire qu'il n'y a pas d'action de la rotation d'une roue sur son mouvement circulaire. Et donc il n'y aura pas à s'étonner que mon esprit soit exclusivement l'idée de mon corps et pas celle de Pierre, Paul ou Jacques, ni celle de l'arbre etc.

PS : je profite de l'occasion de ce millième message de ma part pour me rappeler que ça fera dix ans que ce site surtout ce forum existent au mois de mai prochain. Merci à tous ceux qui ont contribué à le faire vivre et ainsi à notre enrichissement intellectuel mutuel !

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Messagepar Babilomax » 17 avr. 2012, 21:08

Merci pour ces clarifications.
Mais encore une fois, dans ce cadre, il n'y a pas deux ordres de réalité substantiellement différents comme le pensait Descartes, mais une seule substance envisagée sous deux angles. Il ne peut donc y avoir d'action de l'esprit sur le corps, ni d'action du corps sur l'esprit, un peu comme on pourrait dire qu'il n'y a pas d'action de la rotation d'une roue sur son mouvement circulaire. Et donc il n'y aura pas à s'étonner que mon esprit soit exclusivement l'idée de mon corps et pas celle de Pierre, Paul ou Jacques, ni celle de l'arbre etc.

Je ne comprends pas le lien entre les deux propositions ; en quoi le monisme de Spinoza change quelque chose au fait que j'ai l'idée d'un certain corps, sans savoir pourquoi celui-ci plutôt qu'un autre ?

D'autre part, puisque les attributs ne sont que des façons de voir la substance, cela signifie-t-il que toute chose singulière, nous pouvons la percevoir comme un corps et comme une idée ? Dans ce cas, à quel corps l'idée « 1 + 1 = 2 » correspond-elle ?

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Messagepar hokousai » 18 avr. 2012, 00:37

[quote]Dans ce cas, à quel corps l'idée « 1 + 1 = 2 » correspond-elle ?[.quote]
il ne faut pas exagérer dans le parallélisme . L'idée que je peux former d' une licorne ne correspond à aucun corps étendu hors de mon corps, en revanche elle peut correspondre à une activité cérébrale.

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Messagepar Henrique » 18 avr. 2012, 02:10

Je ne comprends pas le lien entre les deux propositions ; en quoi le monisme de Spinoza change quelque chose au fait que j'ai l'idée d'un certain corps, sans savoir pourquoi celui-ci plutôt qu'un autre ?

Si l'esprit n'est rien de plus que le corps considéré sous l'angle de la pensée, et inversement si un corps n'est rien de plus qu'une pensée considérée sous l'angle de l'étendue, alors pour un corps donné, il n'y a qu'une idée possible qui lui corresponde : je ne peux avoir l'idée d'autres corps que le mien. Si je pouvais, en tant qu'esprit, être l'idée d'un autre corps que le mien, il faudrait en fait que je sois autre chose que mon corps, que mon esprit puisse voyager d'un corps à l'autre comme dans la réincarnation. Cela impliquerait donc une dualité possible entre pensée et étendue, ce que Spinoza réfute.

D'autre part, puisque les attributs ne sont que des façons de voir la substance, cela signifie-t-il que toute chose singulière, nous pouvons la percevoir comme un corps et comme une idée ? Dans ce cas, à quel corps l'idée « 1 + 1 = 2 » correspond-elle ?

D'accord avec la réponse d'Hokousai. Il y a dans le cerveau des images auxquelles on peut grossièrement associer les neurones et des liens entre ces images, qu'on peut appeler synapses. Si on parvenait à décoder ce qu'il y a dans ces neurones et synapses, on trouverait sans doute de l'information comme il y en a en gros dans un ordinateur, mais on ne trouverait pas pour autant des idées, pas plus qu'on en trouve à proprement parler dans le dossier "Mes documents" d'un ordinateur (ce ne sont que des données informatiques, de la matière organisée). Le corps ne pense pas. L'esprit ne bouge pas. Mais le corps humain gère de l'information et l'esprit passe d'une idée à l'autre.

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Messagepar hokousai » 21 avr. 2012, 00:02

http://www.dailymotion.com/video/xpxi2f_josef-schovanec_newsMonsieur Josef Schovanec est chercheur en philosophie et sciences sociales et porteur du syndrôme d'Asperger
je l'ai écouté s'exprimer sur france culture cet après midi . Extrêmement intéressant http://www.franceculture.fr/emission-science-publique-club-science-publique-que-peut-le-corps-comment-l-autisme-favorise-l-appre


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