De l'infini au fini

Questions et débats touchant à la conception spinozienne des premiers principes de l'existence. De l'être en tant qu'être à la philosophie de la nature.
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hokousai
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Messagepar hokousai » 21 nov. 2013, 10:43

à Phidias

autrement dit, les modifications existentielles seraient-elles déjà comprises dans l’essence des modifications essentielles de Dieu (justifiant ainsi que tout est déjà produit nécessairement et que pourtant les choses nous apparaissent comme se succédant)? Comment donc résoudre ce problème ?


Ce n'est pas le même problème que
Est-ce à dire que Spinoza distingue deux types de modifications de Dieu :
qui est le véritable problème. Du point de vue de la substance il ne distingue pas. Sinon c'est qu' on conçoit abstraitement et (parce que ) qu'on peut alors diviser.
Donc qu'est -ce que ne pas concevoir "abstraitement" ?

lettre 12
Modifié en dernier par hokousai le 21 nov. 2013, 12:19, modifié 2 fois.

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Messagepar Vanleers » 21 nov. 2013, 11:19

A Phidias

1) Pascal Sévérac éclaire la question du passage de l’infini au fini dans « Spinoza Union et Désunion » pp. 68-80 (Vrin 2011).
L’explication commence par ces mots :

« La question des rapports entre le fini et l’infini est traitée en un texte remarquable, quoique lui aussi, à bien des égards, énigmatique. Il s’agit du scolie de la proposition 28 d’Ethique I. »

2) A propos de « la différence absolue qu'il y a entre le chien aboyant et le chien céleste... » (E I 17 sc.), Pierre Macherey écrit :

« Tout le raisonnement développé par Spinoza dans la dernière partie du scolie à partir de cette analogie [chien aboyant et…] doit donc être entendu a contrario. […] et il est non moins illégitime, […] de poser qu’en Dieu intellect et volonté « devraient différer de toute la largeur du ciel » de ce qu’ils sont en nous. » (Introduction … I… - pp. 155-156)

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Messagepar Vanleers » 21 nov. 2013, 15:34

A Phidias

J’essaie de résumer ce que je crois avoir compris des explications de Sévérac.

Première citation (p. 72) :
« Il faut peut-être, pour saisir ce rapport entre modes éternels et infinis et modes temporels et finis, être attentif à ce que sont les choses singulières comprises dans les modes infinis : à savoir des modes éternels qui ne sont pas infinis. »

Deuxième citation (p. 76) :
« Nous avons donc :
1) les modes éternels et infinis, produits par la nature absolue de Dieu (ce sont les modes infinis immédiats et médiats). […]
2) les modes éternels qui sont des parties constitutives de ces modes infinis […]
3) les modes singuliers, qui sont temporels et finis […] »

Troisième citation (p. 76) :
« Car, ce qui explique la positivité, la nature du fini, c’est Dieu, par l’intermédiaire des parties qui composent les modes éternels et infinis, qui sont des modes éternels. En somme, la véritable médiation entre l’infini et le fini, c’est la propriété commune entre Dieu et certains modes, à savoir l’éternité. »

Après avoir analysé un passage du TRE (§ 99-101) et raisonnant sur l’exemple de l’amour, Sévérac écrit :

Quatrième citation (p. 79) :
« Mon amour singulier, changeant, est donc une modalité (finie et temporelle) de l’essence même de l’amour, entendue comme « chose fixe et éternelle » (TRE), ou comme « mode éternel » (Ethique). »

En résumé, s’il est vrai que « le fini renvoie nécessairement à du fini » (E I 28), la troisième citation indique comment s’établit la médiation entre l’infini et le fini, à savoir l’éternité, et ce par l’intermédiaire des essences, éternelles et non infinies, des modes singuliers, temporels et finis, essences qui sont comprises dans les modes éternels et infinis.

Voilà, en tout cas, ce que j’ai compris.

Bien à vous

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Messagepar Vanleers » 22 nov. 2013, 10:47

A Phidias

Pascal Sévérac, à qui je me réfère encore, ne parle pas de « deux points de vue différents sur une même substance qui est Dieu » mais de deux points de vue différents sur une même chose singulière.
Je le cite :

« Comprendre l’union éternelle des modes avec Dieu ne signifie donc pas accéder à un monde idéel dont le monde sensible ne serait qu’un reflet dégradé : ce que nous parvenons ainsi à comprendre, ce sont encore les choses singulières elles-mêmes, que nous vivons et qui nous font vivre. Mais nous ne les percevons plus alors de façon spatio-temporelle, en les imaginant à partir de l’effet qu’elles font sur nous ; nous les concevons dans leur réalité éternelle, en les comprenant dans leur enchaînement nécessaire. Concevoir l’essence d’une chose dans son union étroite avec l’essence divine – concevoir cette chose, comme l’expliquera la cinquième partie de l’Ethique, par la science intuitive – c’est la percevoir comme éternelle, fixe, indestructible. » (p. 80)

Il est vrai que le premier point de vue est celui de l’existence spatio-temporelle (et il relève de l’imagination) et que le second est celui de l’essence (et il relève de l’entendement).

Vous axez votre réflexion sur le couple fini-infini mais il est intéressant de lire, avec Sévérac :

« Aussi le caractère périssable et fini des choses singulières ne peut-il être perçu directement à partir de leur union avec Dieu : car est perçue à travers elle leur essence intime, qui jamais ne les supprime, et toujours les affirme (voir E II déf. 2 et E III 4 dém.). Par conséquent, aucune chose considérée en elle-même, ne peut véritablement être dite finie : de l’essence de chaque chose, qu’il s’agisse de « moi » ou de cet affect d’amour en moi, procède une continuation indéfinie de l’existence – une durée en elle-même pleinement positive : car tout comme nous-même, l’amour en nous, s’il n’est pas détruit, persévère dans son être même si son objet depuis longtemps nous a quitté ! » (p. 80)

« Aucune chose considérée en elle-même, ne peut véritablement être dite finie », c’est pourquoi Sévérac parle de modes éternels non infinis ou de « ces modes éternels qu’on dit finis ».
Il relève également que :
« Ce syntagme « mode éternel fini » n’existe d’ailleurs nulle part sous la plume de Spinoza. » (p. 75)

Peut-être pourrait-on parler de modes éternels finis mais non bornés au sens, par exemple, où l’on parle d’espaces géométriques finis et non bornés (Riemann).

Prenant l’exemple des entendements humains qui, tous ensemble, constituent l’intellect éternel et infini de Dieu (mode infini immédiat de l’attribut Pensée – E V 40 sc.), Sévérac écrit :

« L’entendement humain devient alors une partie unie à d’autres parties éternelles qui, bien loin de le limiter, lui conviennent pour composer un tout plus grand, plus puissant : aucun entendement, c’est-à-dire aucun esprit en tant qu’il fait acte de comprendre, ne saurait en limiter ou en nier un autre. Mais étant déterminé par lui à comprendre, n’importe quel entendement forme avec lui un tout plus puissant, qui peut toujours s’accroître, à l’infini. » (pp. 74-75)

Bien à vous

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Messagepar Vanleers » 22 nov. 2013, 20:35

A Phidias

Je prolonge la réflexion sur votre question du passage de l’infini au fini.

Dans le post précédent, je citais Sévérac, écrivant que :
« Aucune chose considérée en elle-même, ne peut véritablement être dite finie »
Ceci s’applique aux essences des choses finies et temporelles mais pas à ces choses elles-mêmes.

Prenant le cas des hommes existant dans la durée, ils ne peuvent, en effet, être considérés en eux-mêmes, c’est-à-dire conçus seuls, sans les autres, en dehors de leurs relations avec l’extériorité, ce que démontre Spinoza par E IV 4.

Spinoza se réfère à cette proposition dans le scolie d’E IV 68 dans lequel il démontre que son hypothèse (Si les hommes naissaient libres) est fausse :

« Que l’hypothèse de cette proposition est fausse et ne peut pas se concevoir, sinon en tant que nous prêtons attention à la seule nature de l’homme, ou plutôt à Dieu non en tant qu’infini, mais en tant qu’il est cause qui fait que l’homme existe, cela est évident à partir de la 4° proposition de cette partie. »

Sévérac, qui commente le scolie, écrit :

« Mais cette hypothèse devient vraie dès lors qu’ils [les hommes] sont considérés à travers un autre genre de connaissance, supérieur [la connaissance du troisième genre], les appréhendant non plus selon leurs unions et désunions spatio-temporelles, mais selon leur union éternelle avec Dieu […] » (p. 182)

Les hommes sont alors appréhendés selon leur essence car la connaissance du troisième genre « procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu vers la connaissance adéquate de l’essence des choses ».

Les essences des choses finies sont les modes éternels compris dans les modes infinis, c’est-à-dire des parties de ces modes infinis et Sévérac écrit :

« Certes, on ne dira pas de ces parties qu’elles sont infinies, ni par elles-mêmes, ni même par leur nature : l’entendement humain, l’amour qu’il porte à Dieu, ne sont pas infinis comme l’est l’entendement de Dieu ou l’amour qu’il se porte à lui-même. Mais en tant qu’ils sont éternels, ces modes ne sont pas bornés, limités, niés. Ils ne sont ni finis (car ils ne sont pas rapportés à ce qui les borne), ni infinis (car ils ne sont que les parties constituant les modes eux-mêmes infinis). Ce sont seulement des modes éternels, de la pensée, de l’étendue ou de tout autre attribut. » (p. 75)

« Le passage de l’infini au fini » s’opère donc par l’intermédiaire de ces modes éternels, ni finis, ni infinis.

Bien à vous

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Messagepar Vanleers » 25 nov. 2013, 10:01

A Phidias

1) La difficulté est de concevoir un mode éternel qui ne soit ni infini, ni fini.

Votre référence à E II 10 dém. 2 et au « quantum in se est » est juste : un mode éternel non infini est « une affection, autrement dit un mode qui exprime la nature de Dieu de manière précise et déterminée ».

Sévérac ne le nie pas et s’il écrit que ces modes éternels ne sont pas finis, c’est au sens qu’« ils ne sont pas rapportés à ce qui les borne ».
Il écrit :

« Un double point de vue sur une chose est donc nécessaire pour la considérer à la fois comme éternelle et finie : un point de vue qui la saisit pour ce qu’elle est « intrinsèquement », et un point de vue qui l’envisage par rapport à ce qu’elle n’est pas, « extrinsèquement ».
Le point de vue par lequel est perçue la finitude est extrinsèque au sens où il compare le mode éternel, l’entendement humain par exemple, à un autre plus grand ; au sens où il le rapporte à une autre partie de l’esprit, constituée d’idées inadéquates. L’entendement humain peut donc être considéré comme une partie éternelle finie de l’esprit, si on le relativise par une autre partie, non intellectuelle. Le point de vue par lequel est comprise l’éternité est quant à lui intrinsèque au sens où il ne considère pas une détermination externe, limitative, négative entre le mode éternel et quelque chose qui nécessairement ne l’est pas : il est intrinsèque car il pense une détermination interne, affirmative, positive du mode éternel, en le reliant à une altérité elle-même éternelle – une altérité qui brouille même la frontière entre extériorité et intériorité. Le geste par lequel l’entendement humain est compris comme éternel est un geste d’union : union en premier lieu avec cette chose éternelle qu’est Dieu, sa cause immanente ; mais union aussi avec d’autres modes éternels, c’est-à-dire avec les autres entendements, qui le déterminent à penser adéquatement – sans, bien évidemment, le borner en aucune manière (E V 40 sc.). » (p. 74)

Cette citation, déjà très longue, vous éclairera peut-être mais dans le livre (un maître-livre mais que je ne peux pas citer en totalité), Sévérac argumente et explique encore davantage sa position.

2) Je réécrirais la dernière phrase de votre troisième paragraphe comme suit :

« Le fait qu'un mode non infini ne soit que l'expression particulière d'un attribut de la substance divine, c'est précisément cette singularité qui constitue sa non infinitude. »

3) Une dernière remarque sur la fin de votre post : les modes éternels non infinis sont bien des parties des modes éternels infinis.

Bien à vous

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Messagepar Vanleers » 25 nov. 2013, 15:13

PS Joseph Moreau, dans « Nature et individualité chez Spinoza et Leibniz » (accessible sur le Net) rapproche les modes éternels non infinis des « parties totales » de Leibniz.


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