Réponse à Henrique

Questions et débats touchant à la conception spinozienne des premiers principes de l'existence. De l'être en tant qu'être à la philosophie de la nature.
Règles du forum
Cette partie du forum traite d''ontologie c'est-à-dire des questions fondamentales sur la nature de l'être ou tout ce qui existe. Si votre question ou remarque porte sur un autre sujet merci de poster dans le bon forum. Merci aussi de traiter une question à la fois et d'éviter les digressions.
Avatar du membre
YvesMichaud
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 257
Enregistré le : 03 avr. 2003, 00:00
Localisation : Québec
Contact :

Messagepar YvesMichaud » 07 oct. 2003, 03:15

Comme l'autre sujet est déjà consacré à une autre question (les essences), comme il est déjà gros, je transporte ici la discussion sur la substance.
««« Est accidentel selon les thomistes ce que Spinoza appelle modal, très bien, ce ne sont que des mots, mais sommes nous d’accord sur les idées.»»»
Oui, on pourrait aussi appeler l'accident «mode substantiel» pour bien montrer qu'il est une manière d'être d'une substance.
««« Aristote qui comme je le disais définit l’accidentel non seulement comme ce qui est modal mais également comme ce qui est non nécessaire, contingent au sens d’un être qui pourrait ne pas être.»»»
««« Mais alors je ne vois toujours pas de raison d'opposer l’accidentel au contingent»»»
La contingence des accidents... difficile d'en traiter tout à fait, vu qu'il me faudrait aller dans le domaine de la logique, alors qu'il vaudrait mieux demeurer dans le domaine de l'ontologie.
J'ai évoqué la doctrine des cinq prédicables.
Supposons un être individuel que nous voudrions décrire («ousia protê»). Dans une proposition, il sera un sujet que nous définirons et décrirons au moyen de prédicats. Or, ces prédicats peuvent être affirmés du sujet à cinq titres. Soit le prédicat exprime l'essence spécifique du sujet (il sera dit espèce), soit il exprime l'élément déterminable et général de son essence (le genre), soit il exprime l'élément déterminant et spécificateur de son essence (la différence spécifique).
L'espèce, le genre et la différence spécifique sont essentiels au sujet, et ils lui sont nécessairement liés. Mais il se peut qu'un prédicat, sans être essentiel au sujet, c'est-à-dire sans être ni espèce ni genre ni différence, soit néanmoins nécessairement lié au sujet. On dira alors de lui qu'il est «accident propre» ou «propriété» du sujet. On dira alors que c'est un «accident nécessaire».
Il peut arriver aussi qu'un prédicat ne soit d'aucune façon nécessairement lié au sujet, et qu'il ne fasse que le décrire tel qu'il est à un certain moment. On dira alors de ce prédicat qu'il est «accident contingent». Par exemple: dire d'un individu qu'il est sain ou malade, ignorant ou savant. Contrairement aux théories de Leibniz, la santé ou la science n'est pas liée nécessairement à la notion d'un individu et ne s'en déduit pas a priori.
Si on appelle la quatrième sorte de prédicat «accident *nécessaire*», on ne prétend aucunement qu'il existe nécessairement. Le terme «nécessaire» ne fait qu'indiquer quel est le rapport du prédicat à son sujet.
Et si on appelle la cinquième sorte de prédicat «accident *contingent*», le terme «contingent» indique seulement un autre rapport du prédicat au sujet.
Il est donc question en logique d'accidents (nécessaires et contingents), mais ceux-ci sont seulement des sortes de prédicats, considérés dans leur rapport à un sujet.
En ontologie, il est aussi question d'accidents, mais on se place d'un autre point de vue. L'accident est la façon d'être d'un sujet. Il n'existe que dans un sujet, dont il est la détermination.
L'existence même de l'accident dépend alors de l'existence de son sujet, la substance. Il en dépend comme de sa condition. Si la substance est contingente, sa façon d'être ne peut être que contingente.
Et de fait, la substance créée est toujours contingente. Et la substance incréée, Dieu, n'est pas affectée d'accidents.
Donc, l'accident est de fait toujours contingent, bien que cette contingence ne soit pas affirmée explicitement dans sa définition.
««« leur nécessité interne, c’est la liberté, autrement dit le désir bien compris.»»»

La liberté ainsi entendue est tout autre que la liberté du thomisme, laquelle se définit comme «l'exemption de la nécessité». Agir selon sa nécessité interne, cela implique-t-il des choix? Une indétermination? Sinon, on ne fait que dissimuler un déterminisme subtil sous le terme de liberté.
««« 3. Sur le propre et ‘l’accident prédicamental’ Ce que tu appelles le propre, c’est si je ne m’abuse ce que Spinoza appelle propriété (ce qui dérive nécessairement d’une essence et possède dès lors sa propre essence, ex. l’idée d’écrire, propriété d’un esprit capable de lire) et qu’il distingue cependant du propre : ce qui n’est ni l’essence, parce que cela
ne constitue pas la chose, mais modalité de l’essence ; ni la propriété, puisque celle-ci a son essence propre. »»»

Je serais prudent ici. Je serais étonné que Spinoza ait défini le propre et le propriété en fonction de la théorie des prédicables.
««« Sur les affections de Dieu : Dieu selon les thomistes ne se modalise pas, je suppose en raison de sa perfection. On comprend alors difficilement en quoi il n’est pas une chose inerte. La perfection de Dieu chez les spinozistes implique qu’il aie la puissance de s’autoaffecter, la perfection étant ce à quoi il ne manque rien de positif et l’autoaffection étant détermination intrinsèque et donc entièrement positive de l’essence de Dieu par elle-même.»»»
Ce qui arrive, c'est que d'après le thomisme, la substance, qui est affectée d'accidents, doit être en puissance à l'égard de ces accidents. Ceux-ci sont alors dits «actes seconds»; ils sont les déterminations d'une puissance, la substance (la substance est en acte à un autre égard, mais en parler prendrait du temps). Or, Dieu est acte pur. Il n'y a en lui aucune puissance passive.
Dieu, chose inerte? On peut concevoir le changement comme une perfection, un dynamisme qui est préférable à l'inertie. Mais le thomisme voit d'abord dans le changement un signe d'imperfection. Ce qui change, c'est ce qui est inachevé, inaccompli, contingent. Et le thomisme, lorsqu'il dit que Dieu est immuable, ne place pas Dieu au-dessous du changement, c'est-à-dire dans un état d'inertie, mais au-dessus (ce qui est tout de même dur à concevoir). Il est vrai de dire que Dieu est plus actif que toutes les créatures, bien qu'il soit exempt de ce que nous appelons changement.
Je poursuivrai plus tard.
Cordialement,
Yves M

Avatar du membre
Henrique
participe à l'administration du forum.
participe à l'administration du forum.
Messages : 1184
Enregistré le : 06 juin 2002, 00:00
Localisation : France
Contact :

Réponse à Henrique

Messagepar Henrique » 26 oct. 2003, 02:52

Cher Yves,
Nous étions partis de la question d'une opposition entre l'accidentel (que j'appelle le modal) et le contingent (ce qui n'a pas en soi la raison de son existence. Au fond cette question est celle de savoir s'il peut y avoir plusieurs substances.

Si je comprends bien, il y a selon toi et les thomistes plusieurs substances parce qu'une substance peut être contingente et donc se concevoir en elle-même sans être par elle-même. Il y aurait donc autant de substances qu'il y a d'individus.

Mais quand je te dis qu'un accident ou mode ne saurait être en soi parce qu'il n'est pas par soi, étant donné que s'il n'est pas par soi, il s'explique par autre chose avec quoi il a quelque chose de commun - ce quelque chose enveloppant donc le mode ou l'accident -, tu me réponds avec une série de distinctions logiques dont j'avoue avoir bien du mal à comprendre en quoi elles permettent ici de répondre à cette objection.
Tu dis entre autres qu'un prédicat peut être lié de façon contingente à un sujet comme dire de Paul qu'il est malade. Mais je ne dis pas autre chose : la maladie est un mode contingent de l'essence de Paul en ce sens qu'elle ne contient pas en elle-même sa propre nécessité d'exister, du fait même qu'elle existe en Paul.

C'est au niveau de l'individu, ici de Paul, qu'est la question. Comment pourrait-il être une substance, être simplement en soi, sans être par soi ? Comment le concept de substance contingente pourrait-il avoir quelque signification ?

La maladie serait à Paul, ce que Paul est à Dieu ou la nature : un accident, i.e. un mode contingent ? Je suis d'accord.

Mais ce n'est pas cela que tu disais au départ, tu disais si je ne m'abuse que Paul était non un accident mais une substance.

Dire que la maladie se conçoit en Paul ne suffit pas à faire de Paul une substance. Le corps de Paul est un mode de l'étendue et la maladie de Paul n'est qu'un mode de mode.

.::La liberté::.
Il n'y a pas de déterminisme ''dissimulé'' chez Spinoza puisqu'il y est affirmé de part en part. Admettre une 'exemption de nécessité', c'est renoncer à comprendre, c'est croire que quelque chose peut advenir de rien, que le non être peut engendrer l'être, autrement dit rêver les yeux ouverts !

Mais si tout ce qui existe et arrive, existe et arrive nécessairement, il y a une distinction fondamentale entre une nécessité interne et une nécessité externe. Dans un cas, il y a autodétermination, dans l'autre il y a contrainte. Y a-t-il encore des choix ? Oui, mais des choix déterminés comme tous choix et comme toute réalité, soit intrinsèquement soit extrinsèquement, soit libres, soit contraints.

Prenons l'âne de Buridan : il est bel et bien en face d'un ''choix'', càd deux options, et s'il ne meurt pas contrairement à la fiction de Buridan en face de la botte de paille d'un côté et de l'eau de l'autre, c'est qu'il 'choisit' ceci plutôt que cela en raison de la détermination qui l'affecte le plus puissamment, la soif ou la faim. Qu'y a-t-il de fondamentalement différent avec l'homme, si ce n'est qu'aux passions spontannées, l'homme peut opposer la nécessité de ses affects issus de l'activité de sa raison ?

Je ne sais pas trop chez les thomistes, mais ce qui permet à Descartes de faire de l'homme une substance, c'est l'idée qu'il possède une volonté infinie : je puis vouloir une infinité de choses - à la différence des autres êtres naturels, il aurait ainsi le pouvoir de se déterminer sans être déterminé. Mais même infinie, la volonté se détermine en raison de sa propre nature. Et d'autre part, si la volonté est infinie, alors la sensibilité l'est tout autant : je ne puis tout vouloir en même temps, mais une chose après l'autre - ce qui est le cas également de la sensibilité. Comme nous savons bien que notre sensibilité n'est pas réellement infinie, nous voyons bien que la volonté ne saurait l'être non plus. Enfin, la volonté n'est que le nom générique donné à l'ensemble des volitions, elle n'a donc jamais produit la moindre volition, pas plus que l'idée d'homme en général n'a produit l'existence de quelqu'homme que ce soit.

Sinon, je rappelle que nous avions déjà parlé de la question du déterminisme :
http://www.spinozaetnous.org/modules.php?name=Forums&file=viewtopic&t=23
..::: Dieu :::..
Dieu est immuable tout en étant modalement mouvement : le mouvement est mode infini immédiat de l'étendue et comme il n'y a rien d'extérieur qui puisse opposer à ce mouvement la moindre contrariété, c'est un mouvement immuable.

Mais ce mouvement étant modal, et donc contingent au sens spécial évoqué plus haut, il fait partie de la nature naturée. Reste que l'étendue elle-même, en tant qu'attribut de Dieu et donc nature naturante, est puissance active de s'affirmer. Pour reprendre une expression aristotélicienne, la nature naturante pourrait être dite 'moteur immobile' : c'est là son dynamisme.

Mais alors il y a relation immédiate et médiate entre nature naturante et nature naturée : d'une part ce qui affirme, ce qui meut, d'autre part ce qui est affirmé, ce qui est mu. L'un ne peut se comprendre sans l'autre, un peu comme deux faces d'une médaille. Ce qui affirme peut abstraitement se concevoir sans ce qui est affirmé, mais abstraitement seulement. Autrement, c'est faire de Dieu un être absolument séparé et transcendant qui ne pourrait absolument rien produire d'autre que sa propre immobilité et qui pour le coup serait limité par ce qui n'est pas lui : le monde créé. Dieu donc se modalise d'une infinité de façons.

Dire d'autre part que ce qui change est 'inachevé, inaccompli' relève bien de ce que Spinoza appelle le préjugé finaliste. Si l'on prête de façon anthropomorphique à Dieu des intentions, quand bien même aurait-il le pouvoir de les parachever immédiatement, on en fait un être fini, limité par ce qu'il n'est pas puisqu'il le désirerait. Qu'il y ait du mouvement en Dieu, à titre de mode infini ou fini, n'implique aucun inachèvement dès lors que ce mouvement est affirmation intrinsèque et effectivement infinie de son étendue et non la poursuite de quelque fin que ce soit.

Dès lors qu'il y a unité entre Dieu et la nature naturée, que tout ce qui existe, existe nécessairement, il n'y a pas d'autre monde possible par rapport auquel celui-ci serait moins achevé. ''Par réel et par perfection, j'entends la même chose''.

Amicalement,
Henrique


Retourner vers « L'ontologie spinoziste »

Qui est en ligne

Utilisateurs parcourant ce forum : Aucun utilisateur enregistré et 38 invités