G. Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression, p. 174, éd. de Minuit a écrit :Qu'est-ce que Spinoza appelle une essence de mode, essence particulière ou singulière ?
Sa thèse se résume ainsi :
les essences de modes ne sont ni des possibilités logiques, ni des structures mathématiques, ni des entités métaphysiques, mais des réalités physiques, des res physicae. Spinoza veut dire que l'essence, en tant qu'essence, a une existence.
Une essence de mode a une existence qui ne se confond pas avec l'existence du mode correspondant.
Une essence de mode existe, elle est réelle et actuelle, même si n'existe pas actuellement le mode dont elle est l'essence. D'où la conception que Spinoza se fait du mode non-existant : celui-ci n'est jamais quelque chose de possible, mais un objet dont l'idée est nécessairement comprise dans l'idée de Dieu, comme son essence est nécessairement contenue dans un attribut.
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De l'essence elle-même on ne dira pas qu'elle est un possible ; on ne dira pas davantage que le mode non-existant tende, en vertu de son essence, à passer à l'existence. Sur ces deux points l'opposition est radicale entre Spinoza et Leibniz
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L'essence n'est pas une possibilité, mais possède une existence réelle qui lui revient en propre ; le mode non-existant ne manque de rien et n'exige rien, mais est conçu dans l'entendement de Dieu comme le corrélat de l'essence réelle. Ni réalité métaphysique, ni possibilité logique, l'essence de mode est pure réalité physique.
C'est pourquoi les essences de mode n'ont pas moins une cause efficiente que les modes existants. "Dieu n'est pas seulement cause efficiente de l'existence des choses, mais encore de leur essence." Lorsque Spinoza montre que l'essence d'un mode n'enveloppe pas l'existence, certes il veut dire d'abord que l'essence n'est pas cause du mode. Mais il veut dire aussi que l'essence n'est pas cause de sa propre existence.
Non pas qu'il y ait une distinction réelle entre l'essence et sa propre existence ; la distinction de l'essence et de l'existence est suffisamment fondée dès qu'on accorde que l'essence a une cause elle-même distincte. Alors, en effet, l'essence existe nécessairement, mais elle existe en vertu de sa cause (et non par soi).
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En un mot, l'essence a toujours l'existence qu'elle mérite en vertu de sa cause. C'est pourquoi chez Spinoza, s'unissent les deux propositions suivantes : Les essences ont une existence ou réalité physique ; Dieu est cause efficiente des essences. L'existence de l'essence ne fait qu'un avec l'être-causé de l'essence.
Donc on ne confondra pas la théorie spinoziste avec une théorie cartésienne en apparence analogue : lorsque Descartes dit que Dieu produit même les essences, il veut dire que Dieu n'est assujetti à aucune loi, qu'il crée tout, même le possible. Spinoza veut dire au contraire que les essences ne sont pas des possibles, mais qu'elles ont une existence pleinement acutelle qui leur revient en vertu de leur cause.
Les essences de modes ne peuvent être assimilées à des possibles que dans la mesure où nous les considérons abstraitement, c'est-à-dire où nous les séparons de la cause qui les pose comme des choses réelles ou existantes.
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En quoi consiste la réalité physique des essences en tant que telles ? On sait que ce problème, à la fois de l'individualité et de la réalité, soulève beaucoup de difficultés dans le spinozisme.
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La différence des êtres (essences de modes) est à la fois intrinsèque et purement quantitative ; car la quantité dont il s'agit ici, c'est la quantité intensive. Seule une distinction quantitative des êtres se concilie avec l'identité qualitative de l'absolu. Mais cette distinction quantitative n'est pas une apparence, c'est une différence interne, une différence d'intensité. Si bien que chaque être fini doit être dit exprimer l'absolu, suivant la quantité intensive qui en constitue l'essence, c'est-à-dire suivant son degré de puissance.
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Références utilisées par Deleuze :
Surtout E II, 8 (avec corollaire et scolie) qui pose le problème :
Les idées des choses singulières, ou modes, n'existant pas, doivent être comprises dans l'idée infinie de Dieu de la même façon que les essences formelles des choses singulières, ou modes, sont contenues dans les attributs de Dieu
Sinon :
E I, 24
E I, 26
E II, 15 prop et dém.
Lettre XII, à Meyer
CT, I, ch. 2, 19, note 6
CT, App. II, 1
CT, II, ch. 20, 4, note 3
Si je comprends bien le problème, il s'agirait donc de savoir comment les essences formelles sont contenues dans les attributs hors considération de l'existence du mode correspondant.
Deleuze considère qu'elles le sont comme degrés de puissance réels. Je comprends ça comme signifiant que les essences de choses sont la chose en tant que degré de puissance intrinsèque, en tant qu'affirmation pure, plutôt qu'en tant qu'existence extensive, c'est-à-dire en tant que prise dans les relations de chose à chose.
L'existence se dirait de 2 manières : soit dans des relations, en extension, soit intrinsèquement comme intensité d'être. La première manière correspondrait à ce qu'on appelle courament "existence d'une chose", naissance, vie, mort, l'autre à l'existence essentielle, l'existence-éternité (E1d8).
Comment les autres commentateurs présentent-ils E2,8 ?
Comment les essences formelles des choses singulières sont-elles contenues dans les attributs de Dieu ?