Bonsoir ShBJ et Durtal,
comme vous êtes d'accord en ce qui concerne le dernier message de Durtal, je reprends d'abord celui-ci, avant d'aborder le message de ShBJ où il complète une réponse antérieure de Durtal.
Durtal a écrit :Louisa...la substance est précisément ce que toutes les choses ont en commun, elle constitue donc pour cela une propriété commune à toutes les choses, et de ce qui est commun à toutes les choses nous ne pouvons pas ne pas avoir d'idée adéquate: donc elle doit faire l'objet d'une notion commune (puisque c'est cela la définition d'une notion commune).
vous (Durtal + ShBJ) feriez donc de la substance une simple propriété des choses singulières ... ? Cela ne vous semble pas être assez étonnant voire grotesque? Vous prétendez donc que la substance n'est qu'une simple propriété de ses modes ... ? Ne faudrait-il pas dire que cela, c'est plutôt le monde à l'envers?
A mon avis vous confondez la Substance avec l'idée de l'essence de Dieu, idée qui quant à elle est bel et bien commune à toutes les choses singulières. La substance elle-même, en revanche, est tout sauf une idée. La substance n'est pas un mode de l'attribut de la Pensée (comme l'est toute idée). C'est plutôt l'inverse: cet attribut n'est qu'un des attributs qui constituent l'essence de la substance. Le mode de l'attribut de la Pensée qui est l'idée de l'essence de Dieu, ce mode est bel et bien commun à toutes les choses singulières, car il est enveloppé dans n'importe quel idée. Mais il reste un simple mode, et en tant que tel ne contient pas du tout l'être de la substance. Et le fait que ce mode est enveloppé dans tout autre mode de l'attribut de la Pensée ne fait pas du tout de la Substance, ensemble de tous les attributs, une simple propriété de n'importe quel mode de l'attribut de la Pensée. Ce serait transformer le spinozisme en un idéalisme absolu que de croire que la substance n'est qu'une idée, ou propriété des choses singulières. Spinoza dit bel et bien qu'il n'y a rien hors l'intellect à part les modes ET les substances. Si la substance était une propriété des modes, Spinoza pourrait se contenter d'affirmer l'existence des modes. Mais ce serait absurde, car aucun mode n'existe sans une substance qui en tant que telle n'est pas une idée, mais bien plutôt un
ens realissimum.
Sinon ShBJ vient de retirer son dernier point, et je crois qu'effectivement l'interprétation que j'essayais de développer était plus nuancée que ce qu'il m'y attribue. N'empêche que je pense qu'au fond, la question qu'il y pose est tout à fait pertinente: les notions communes sont-elles des idées que TOUS possèdent, ou s'agit-il plutôt d'axiomes reconnus comme vrais uniquement par ceux qui s'occupent de telle ou telle discipline à laquelle ils appartiennent? Si les notions communes sont des axiomes, on prend le terme "notion commune" dans son acception "mathématique" (déjà Euclide travaille avec des axiomes qu'il appelle "notions communes"). Et en effet, Spinoza parfois traite les axiomes et notions communes comme synonymes (notamment en E2P40 sc). Mais dans le corollaire de l'E2P38, il dit bel et bien que certaines idées/notions sont communes à tous les hommes.
Bref, je crois que cela vaut la peine que nous nous apesantissons un instant sur la question de ce qui est appelé "notion commune" dans le spinozisme. Il me semble, par exemple, que dans le scolie I de l'E2P40, Spinoza dit d'abord qu'il s'agit d'idées communes à tous (j'étais donc bel et bien "sérieux", quand j'y faisais référence dans un de mes messages précédents), puisqu'il dit qu'il vient d'expliquer la cause des notions communes, et que c'est précisément cette communauté "physique" dont il parle dans les propositions précédentes qui en constitue une cause.
Or dans le même scolie, il dit qu'il y a des axiomes ou notions communes qui ont également d'autres causes. Lesquelles? Il y a des axiomes (donc notions communes), dit-il, qui se fondent sur des "notions secondes". De quoi s'agit-il? Spinoza malheureusement ne s'y attarde pas. Il réfère plutôt au TIE. Mais pour l'instant je ne vois pas très bien à quoi il réfère plus précisément.
Enfin, chose curieuse, Spinoza y ajoute qu'il y a également des fondements de notre raisonnement qui ou bien sont communes, ou bien sont claires et distinctes seulement pour ceux qui ne souffrent pas de préjugés, ou bien sont mal fondés. Il me semble qu'ici, justement, Spinoza DISTINGUE les notions communes de celles qui sont claires et distinctes seulement pour ceux qui ne souffrent pas de préjugés, non?
Durtal a écrit :Par exemple Dieu en tant qu'il est substance étendue est la propriété qu'ont en commun tous les corps (c'est à dire l'étendue) et Dieu en tant qu'il est substance pensante est la propriété qu'ont en commun toute les pensées (c'est à dire la pensée).
pourriez-vous trouver l'une ou l'autre citation explicite de Spinoza qui prouve que l'attribut de l'étendue peut être considéré comme une propriété de ses propres modes ... ?
Durtal a écrit :Ce tu dis ensuite de l'essence n'a rien à voir avec la question. Il est vrai que les notions communes ne nous font pas connaître les essences singulières des choses, et donc non plus par elles l'essence de la substance. Mais cela revient simplement à dire que si nous connaissons la substance par notion commune nous ne connaissons pas son essence singulière...et non qu'elle n'est pas une notion commune.
ce serait quoi, "connaître la substance par notion commune" .. ?
Est-ce que je me trompe si je pensais que jusqu'à présent, vous défendiez l'idée que la substance elle-même est une notion commune? Si oui, connaître la substance par notions communes me semble être une thèse différente, non?
Durtal a écrit :Enfin il y a la question qui est bien différente consistant a comprendre pourquoi les hommes ne reconnaissent pas facilement ce qui est dit dans le livre I. C'est (dit Spinoza) parce que leur imagination fait habituellement obstacle à cette compréhension, de la même manière que leurs passions les empêche habituellement de vivre sous la conduite de la raison.
Les notions communes supposent toujours pour opérer dans l'esprit que l'on se déprenne un minimum de l'imagination, du "concret immédiat"...
Où Spinoza dirait-il cela? Il me semble que quand il définit les notions communes, il dit bien plutôt que celles-ci sont toujours adéquates, ET communes à tous les hommes. Nous avons par exemple toujours une idée adéquate de l'essence de Dieu. Que la majorité de nos idées soient des idées inadéquates appartenant à l'imagination n'y change rien. Tandis qu'il me semble qu'il n'y a rien de plus "concret immédiat" que les idées du troisième genre de connaissance ... .
Durtal a écrit :En ce sens il est bien évident que le "concept de substance" est bien éloigné de notre "paysage mental" journalier, orienté vers la vie quotidienne et l'action immédiate. Les "modèles de compréhension" que nous mobilisons spontanément s'avèrent dans ce cas insuffisant.
je ne crois pas que la béatitude spinoziste s'éloigne de la vie quotidienne. L'intuition intellectuelle porte chez lui sur les choses singulières, et est ce qui nous le plus utile dans la vie de tous les jours. Puis rappelons que TOUTES les idées enveloppent l'idée de l'essence de Dieu. Cette idée est donc tout sauf "éloignée" de nous. Seulement, pour la "voir" telle quelle, il faut bel et bien prendre connaissance des démonstrations logiques de l'E1, démonstrations qui permettent d'approfondir le concept classique de la substance, d'une telle manière que nous nous rendons compte du fait que contrairement à ce que prétend la tradition, 'il n'y a qu'une seule substance, et que nous sommes nous-mêmes des modes. C'est donc du paysage philosophique de l'époque que le concept proprement spinoziste de la substance est éloigné, et non pas de la pensée quotidienne des non philosophes. Le spinozisme s'évertue précisément à montrer que ce concept ou cette idée de l'essence de Dieu est déjà enveloppée dans toutes nos idées quotidiennes.
Durtal a écrit :D'une façon similaire bien que les concepts élémentaires de la géométrie soit donnés pour tous les hommes, et qu'ils soient tous en droit capable de raisonner correctement sur les figures les angles et les rapports de longueur, tous n'ont pas la même aptitude à la concentration ou que sais-je d'autre encore, et par conséquent tous ne sont pas également de bons géomètres...(moi par exemple).
là-dessus nous sommes d'accord. Mais la question est de savoir si cela suffit pour donner à la substance le simple statut d'une idée, d'une notion commune.
ShBJ a écrit :1) En effet, comme tu l'écris en reprenant la lettre de Spinoza, l'existence nécessaire de la substance (c'est-à-dire déjà la substance bien entendue, si bien que ta distinction entre la substance et son existence nécessaire n'est qu'une distinction de raison) devrait être une notion commune et ne l'est pas. C'est du conditionnel : la substance serait une notion commune, si les hommes ne confondaient pas tout... ce conditionnel n'appelle pas à rêver de quelque monde où les hommes seraient dénués de préjugés (un peu de sérieux, s'il te plaît) mais à déterminer la condition qui, une fois remplie, assurerait (conditionnel) ceci, que le concept de substance est une notion commune. Je n'ai pas affirmé autre chose, et je prétends que cette condition est que le lecteur connaisse déjà ce concept, c'est-à-dire, négativement, qu'il se connaisse lui-même comme non substantiel.
en effet, en E1P20 Spinoza nous dit que l'existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose. Or que Dieu existe par essence, c'est déjà ce que prétend Descartes (Méditation 5) et même déjà Thomas d'Aquin (c'est précisément le fameux "argument ontologique"). Mais Spinoza, lui, ne peut le conclure qu'à la suite d'une identification de Dieu à une seule substance unique, et après avoir étudié toutes les propriétés qui découlent de cette identification. Dès lors, comprendre l'existence nécessaire de la substance et la substance elle-même ne sont plus du tout des choses qui vont de soi. Il faut bel et bien une redéfinition de ces concepts (en réduisant le nombre de substances à une seule, en donnant à la substance une infinité d'attributs et non pas un seul, et ainsi de suite) avant que Spinoza puisse reprendre cette conclusion de ses prédecesseurs. Or comment veux-tu que cette redéfinition soit déjà connue par le lecteur AVANT que Spinoza l'opère ... ?
ShBJ a écrit :2) Tu dis qu'on ne peut se laisser convaincre par "l'invention" de Spinoza sans avoir lu ses démonstrations
si c'est ainsi que tu m'as compris, je me suis mal exprimée. Je voulais dire qu'on peut se laisser convaincre des DEMONSTRATIONS de Spinoza à tel point qu'on trouve que tout est déjà dit une fois qu'il donne ses définitions et axiomes, que tout le reste en découle logiquement, et donc "n'ajoute" plus rien.
ShBJ a écrit : - je dis que pour celui qui n'a pas déjà pensé la substance, ou qui n'a pas déjà le même partage du sensible (pour reprendre une autre expression de Rancière) que Spinoza, les propositions 1 à 11 d'Ethique, I, et leur démonstration, sont purement et simplement dénuées de sens.
j'adore Rancière, mais je ne vois pas vraiment ce qui te fait dire cela. Le but, l'essence même d'une méthode
more geometrico, c'est de prouver les choses d'une telle façon que même celui qui part d'idées tout à fait opposées aux conclusions du spinozisme est CONTRAINT d'admettre la vérité de ces propositions. A mon sens ces démonstrations ne s'adressent donc QUE à ces lecteurs qui n'avaient pas déjà une idée spinoziste de la substance. Or je répète ma question: QUI, avant Spinoza, a avancé une telle idée de la substance?
Je suis d'accord pour dire qu'il faut bel et bien trouver que les axiomes de l'E1 sont de véritables notions communes, évidentes par soi, sans nécessiter une preuve géométrique, pour pouvoir accepter l'idée de la substance que Spinoza va développer par la suite. Mais je ne vois pourquoi tout d'un coup ces démonstrations deviendraient dénuées de sens lorsqu'on ne partage pas ces évidences.
ShBJ a écrit :Le lecteur libre de préjugés me paraît être précisément celui qui partage le partage du sensible de Spinoza
cela ne revient-il pas à dire bien plutôt que le personnage conceptuel du lecteur libre de préjugés en fait serait un lecteur qui partage déjà les préjugés de Spinoza, au lieu d'être quelqu'un qui ne se laisse PAS séduire par ce que lui propose spontanément son expérience sensible pour être ouvert à des arguments purement rationnel?
ShBJ a écrit :, celui pour qui il n'y a pas de mésentente à propos du langage même de l'Ethique - ça ne signifie nullement qu'il comprend tout d'emblée, ni qu'il puisse se passer de lire l'Ethique, pour ce que a) il n'a vraisemblablement pas pensé aussi clairement et distinctement que Spinoza, qui lui permet ainsi de clarifier sa pensée, et b) il lui revient de vérifier dans le détail que le discours de Spinoza est opératoire et permet effectivement d'augmenter sa puissance d'agir et de penser.
ta thèse est intéressante, et mérité d'être réfléchie, mais de prime abord je dirais que c'est se méprendre sur le
more geometrico qui figure dans le titre de l'Ethique que de lui donner un tel statut. Car Spinoza prétend avoir trouvé un Bien qui se communique, et pour lui la manière des géomètres est la façon la plus adéquate de communiquer ses idées et leur vérité. Cela implique que n'importe qui qui l'étudie sérieusement peut être convaincu de sa vérité, et pas du tout uniquement ceux qui au fond avaient déjà la même idée que lui. Enfin, je crois également qu'il faut sous-estimer le caractère créatif du spinozisme pour croire que d'autres que Spinoza auraient déjà pensé "au fond" la même chose, sans l'avoir développé.
ShBJ a écrit :3) Avoir le concept de substance, et déterminer en quoi les choses singulières sont des modes de la substance, c'est une seule et même chose et la même notion commune.
mon problème reste le même: comment réduire la substance à une notion commune?
ShBJ a écrit :4) Je ne prétends nullement que les premières propositions de l'Ethique sont inutiles - simplement, elles ne disent rien : elles exhibent seulement le caractère non contradictoire d'un concept qu'elles ne sauraient construire, ou dont elles ne sauraient exposer la réalité.
j'avoue ne pas comprendre ce que tu veux dire par là. Bien sûr, les propriétés d'une chose se déduisent logiquement de l'essence de la chose, et donc sont, en un certain sens, déjà contenues en elle. Mais si tu veux qu'expliciter ces propriétés, c'est "ne rien dire", alors il faut que la majorité des propositions mathématiques ne "disent rien", puisqu'elle ne font que développer en toute logique ce qui est déjà contenu dans l'essence des êtres mathématiques. Or à quoi bon réduire tout ce développement à "rien" ... ?
Cordialement,
L.