Bonsoir C 162,
merci de ces questions. En ce qui concerne les solutions: je crains que je ne sois pas vraiment déjà capable d'en apporter, je ne peux que faire part de mes hypothèses actuelles, sans plus. C'est pourquoi tout contre-argument m'intéresse beaucoup. Si en plus vous dites qu'il existe beaucoup de commentaires à ce sujet, je suppose que le mieux soit que j'essaie de trouver du temps pour les lire, ce qui rendrait peut-être déjà les choses un peu plus claires pour moi-même.
En attendant, j'utilise un instant vos remarques pour essayer d'expliciter mes tâtonnements actuels.
C 162 a écrit :Louisa a écrit:
Or ici, justement, Appuhn propose d'ajouter le mot 'existence': 'la durée de l'Âme sans relation avec l'existence du Corps'. Si Appuhn croît avoir de bonnes raisons pour cet ajout, je ne les ai pas comprises... .
Appuhn ajoute pourtant en note à cet endroit : "La substitution de corporis existentiam à corpus rend l'expression plus exacte et s'accorde [...] avec le texte du scolie de la proposition 40". Sa justification est donc claire; le procédé est discutable.
Pautrat donne : "sans relation au corps" (E 5P20 S) et "sans relation à l'existence du corps" (E 5P40S), en respectant le texte des OP, et celui des NS (Gebhardt montre que la version néerlandaise contient les deux expressions).
j'ai effectivement lu la note, mais je la trouve un peu étrange, ou en effet 'discutable'. Il me semble qu'il se base sur une interprétation assez particulière de ce passage pour carrément changer le texte, ce qui va tout de même assez loin. En tout cas, j'aimerais bien d'abord voir quelques arguments qui montreraient que le contexte de l'E5P20 est le même que celui de l'E5P40, sinon transférer des expressions d'un endroit à un autre parce que l'on trouve que cela rend le tout plus cohérent ne me semble pas vraiment relever du boulot d'un traducteur ... .
En tout cas, cela m'étonne. Il faut déjà partir de l'idée que pour Spinoza il existe une durée a-temporelle pour modifier ainsi le texte original. Je n'exclus nullement la pertinence éventuelle de cette idée, mais je ne vois pas trop sur quoi se baser pour vraiment pouvoir la justifier. Ne faudrait-il pas au moins trouver UN endroit où Spinoza dit effectivement qu'il veut travailler avec une durée a-temporelle pour prendre la décision de changer l'original? Or pour l'instant je ne vois que des indications qui vont dans l'autre sens. Car à deux reprises, la notion de durée figure dans une définition. D'abord dans l'explication de la 8e définition de l'E1, où Spinoza distingue explicitement l'éternité et la durée infinie (ou sans fin ni commencement). L'éternité ne 's'explique pas' par la durée, c'est-à-dire (si l'on reprend l'usage spinoziste de l'expression 's'expliquer par') la durée n'exprime pas l'éternité ou l'éternité ne constitue pas la durée (car quand Dieu s'explique par l'essence de mon Esprit, il s'exprime par cette essence et la constitue). Une durée a-temporelle, si elle existe chez Spinoza, ne peut donc pas être de l'ordre de l'éternel. Pourtant, si on veut lier le troisième genre de connaissance à une 'durée de l'Esprit sans relation à l'existence du Corps', il s'agit bien de l'Esprit en tant qu'éternel. Si la durée n'est pas de l'ordre de l'éternel, le troisième genre permet seulement de constater l'éternité de l'Esprit, mais pas sa durée.
Ensuite on a la définition 5 de l'E2, qui lie la notion de durée à l'ignorance dans laquelle nous sommes de savoir quand et quelle cause va supprimer l'existence d'une chose. Normalement, le registre de l'ignorance est le registre de l'inadéquat. Ceci aussi me donne donc l'impression que la durée est plutôt d'ordre imaginaire. En tout cas, je vois mal en quoi cette définition pourrait être un argument pro l'existence d'une durée a-temporelle chez Spinoza. Est-ce que selon vous on pourrait déduire de cette définition de la durée qu'il s'agit d'une durée a-temporelle?
C 162 a écrit :
Louisa a écrit:
C'est pourquoi il me semble que finalement, l'ajout d'Appuhn ne change pas grand-chose, voir rend les choses inutilement plus compliquées.
Est-ce E 5P40S ("Telles sont les choses que je m'étais proposé de montrer à propos de l'Esprit en tant qu'on le considère sans relation à l'existence du Corps") qui rend les choses inutilement plus compliquées? Ou alors, ça ne change presque rien?
je voulais dire que déjà ajouter en 5.20 'existence du Corps' ne change rien sur le fond, une fois que l'on part du principe que ce que Spinoza voulait montrer, c'est qu'il n'y a aucune durée de l'Esprit sans relation au Corps, car "notre Esprit ne peut donc être dit durer, et son existence ne peut se définir par un temps précis, qu'en tant qu'il enveloppe l'existence actuelle du Corps" (5.23). A partir de ce moment-là, il n'y a pas de durée de l'Esprit SANS relation au Corps. 'Sans relation à l'existence du Corps' précise les choses, mais si on ne voit pas sur quoi se baser pour accepter une durée a-temporelle chez Spinoza, une durée sans relation à l'existence du Corps ou une durée sans relation au Corps revient au même, dans le sens où l'essentiel, c'est que l'Esprit n'est dit durer qu'en relation au Corps, et (si l'on tient à préciser) au Corps en tant qu'il est dit durer ou peut se définir par un temps précis.
E5P40 résume alors ce que l'on a déjà pu conclure à partir de E5P23: pas du durée de l'Esprit sans relation au Corps en tant que celui-ci dure, c'est-à-dire se définit par un temps précis. En ce sens, E5P40 n'apporte plus rien de nouveau, mais fait simplement le point.
Dans l'hypothèse que j'explore actuellement, ce qui change tout, par rapport au scolie de E5P20, c'est E5P23. E5P40 confirme, mais déjà à partir de la P.23 on sait qu'en fait cette durée de l'Esprit sans relation au Corps, la traditionnelle immortalité, n'existe pas, pour Spinoza. Ou bien on considère l'Esprit dans sa durée, mais alors il faut prendre la durée du Corps avec, et donc le temps. Ou bien on considère l'Esprit dans son éternité, et alors 'le temps ne fait rien à l'affaire'.
C 162 a écrit :Louisa a écrit:
Ce que propose Appuhn est donc impliqué dans la phrase telle qu'elle est en latin.
Je n'ai pas très bien compris ce que vous avez voulu dire dans ce passage (d'où les questions ci-dessus)
peut-être était-ce déjà clair sur base de ce que je viens d'écrire maintenant, mais sinon: SI (car ce n'est qu'une hypothèse) on se base sur la 8e définition de l'E1 et la 5e définition de l'E2 pour supposer que dans l'Ethique, il n'y ait aucun endroit qui définit la durée comme étant a-temporelle sans être éternelle, et SI on tient compte du scolie de l'E5P23, ALORS il faut conclure qu'il n'y a pas de durée a-temporelle, que durée et temps dans l'Ethique sont probablement liés, et sont imaginés par notre Esprit. Dans ce cas, il n'y a pas de durée de l'Esprit SANS relation au Corps. Une fois que l'on part d'une durée qui par définition se détermine par le temps, il va de soi que la durée de l'Esprit n'a de sens qu'en relation avec l'existence dans le temps ou la durée du Corps. Mais ajouter déjà 'existence' en E5P20 ne change alors rien sur le fond. Cela explicite seulement ce qui va venir après, en E5P23. Mais comme Spinoza a préféré démontrer cela en P23, je ne vois pas ce qui justifierait l'ajout déjà en P20. En P20, il annonce seulement le sujet: la durée de l'Esprit sans relation au Corps. Ce n'est qu'après qu'il précise son opinion là-dessus. Alors à quoi bon déjà modifier le texte pour anticiper la suite, sans que ceci semble avoir été l'intention de Spinoza?
C 162 a écrit :
d'autant plus que vous ajoutez immédiatement après:
Louisa a écrit:
Par contre, le désavantage de l'ajout d'Appuhn, c'est qu'il peut suggérer qu'il y a une durée de l'Esprit sans relation à l'existence temporelle du Corps, durée qui serait alors celle de l'éternité.
Sachant que l'ajout d'Appuhn se trouve plus loin (P40S) dans le texte, que faut-il en conclure?
le problème d'ajouter en P20 qu'il s'agit de l'existence du Corps, c'est qu' à mon sens cela peut semer la confusion. Car entre P20 et P23 il est du coup question de l'essence du Corps, en opposition avec l'existence présente actuelle du Corps, mais l'opposition ne s'explicite qu'au fur et à mesure. En ajoutant déjà en P20 'l'existence du Corps', on pourra plus facilement croire, en lisant ce scolie, que pour Spinoza il y a réellement une durée de l'Esprit sans relation avec la durée du Corps. La distinction coïnciderait alors avec celle d'entre l'essence et l'existence dans le temps du Corps: il y aurait une durée de l'Esprit sans relation à l'existence du Corps, mais en relation avec l'essence du Corps, ET en relation avec l'éternité de l'Esprit.
Ce n'est qu'en P23 qu'on voit que cela est impossible, il me semble, car l'Esprit ne dure qu'en tant que le Corps dure, c'est-à-dire existe dans le temps. Mais si pendant ces 2 propositions on est parti de l'idée qu'il existe réellement une durée de l'Esprit indépendamment de celle du Corps, on risque davantage de ne pas voir qu'en P23 c'est précisément ce qu'il nie.
C 162 a écrit :Je pense avoir compris (ça m'arrive) votre hypothèse inverse qui se rapporte à E 5P23 D et S, et ce que vous avez dit au sujet (pour aller vite) des idées adéquates, de la connaissance sub duratione et de la connaissance sub specie aeternitatis. Mais quand vous parlez de l'essence du corps, je n'arrive pas à vous suivre. Je ne vais pas vous demander ce que vous entendez par "l'essence du corps", une "partie de l'essence" et un "temps antérieur à l'existence de l'essence du corps et donc du corps". Mais vous aurez peut-être le temps d'expliquer comment tout cela fonctionne dans E 5P33S "l'Esprit a eu de toute éternité ces mêmes perfections dont nous avons feint qu'elles venaient de s'ajouter à lui".
je ne suis pas certaine d'avoir bien saisi le problème que vous soulevez. J'explique donc seulement comment je comprends provisoirement cette citation, quitte à préciser sur base de vos questions supplémentaires.
Pour l'instant, je conçois l'imagination comme la faculté de l'Esprit entièrement immergée dans le temps, le troisième genre de connaissance comme étant entièrement a-temporel (se situant dans l'élément de l'éternité), et la raison comme faculté intermédiaire. Car la raison compare les différentes idées/imaginations, et constate des propriétés communes, produisant par là des idées nécessairement vraies, soit des idées qui déjà repèrent quelque chose qui ne change pas dans le temps, qui reste immuable, et qui dans ce sens est éternel (par E2P44 cor II). Mais ce faisant, on contemple également les choses dont on conçoit les propriétés communes comme présentes (par la démo de l'E5P7). En contemplant les propriétés communes, on conçoit donc simultanément les choses sous un certain aspect d'éternité ET en tant que présentes, c'est-à-dire dans le temps. La raison se situerait donc aussi bien dans l'élément de l'éternité que dans l'élément du temps, faisant ainsi le 'pont'. L'élément temporel de la raison (ou l'accompagnement nécessaire de la raison d'un élément imaginaire) se montre notamment dans le fait qu'elle doit en passer par la déduction et la démonstration, qui sont des processus qui se déroulent dans le temps. Si donc elle veut pe démontrer, more geometrico, ce qui est éternel et ce qui ne l'est pas, elle est bien obligée de produire cette éternité dans un raisonnement qui se déroule dans le temps. Car elle doit bien démontrer d'où 'naît' l'éternité de notre Esprit. Or qui dit naissance, dit commencement. Ce qui est contradictoire avec le fait que ce qui est éternel par définition (8e déf E1) n'a pas de commencement. Il fallait donc bien que Spinoza nous dise une fois pour toutes ce qu'il veut: une éternité qui a un début dans le temps, ou une éternité a-temporelle. En P33 il tranche: pas d'éternité ayant un début. Ce qui est éternel est hors temps, et n'a ni début ni fin. Ce n'est que si on veut expliquer par la raison, en passant d'étapes déductives à des conclusions (processus temporel), qu'il SEMBLE y avoir une naissance ou un début de ce qui est éternel. En réalité, il n'en est rien. Il faut donc conclure que les propositions qui démontrent d'où 'naît' l'éternité (d'une partie de notre Esprit, du 3e genre de connaissance, de l'amour intellectuel de Dieu) s'en servent obligatoirement de ce vocabulaire temporel (sub duratione), mais cela seulement en vertu du fait que tout raisonnement a besoin d'un déploiement dans l'espace et le temps. En réalité, ce qui est éternel n'a pas de début. Cela aussi, Spinoza le démontre. Et donc quand il parle de 'naissance' de l'éternité, ce n'est qu'une façon de parler, pour pouvoir plus facilement nous faire comprendre, sans plus. Cela ne réfère à rien de réel. L'éternel n'a pas de commencement. Ses perfections ne changent pas. Elles sont là, de toute éternité. Et, j'y ajouterais, hors durée, car hors temps. Mais encore une fois, tout argument qui contredirait ceci et qui démontrerait qu'à part le temps et l'éternité, il y aurait une durée a-temporelle, m'intéresse.
C 162 a écrit :Beaucoup de questions, et aucune thèse soutenue - il existe de nombreux commentaires sur ces questions, mais tout reste obscur pour moi (les commentaires sont souvent rapides sur E 2P8 par exemple).
Pourriez-vous brièvement résumer/expliciter ces commentaires?
Bien cordialement,
Louisa
PS: ayant l'impression que sur ce forum on a l'habitude de se tutoyer, en ce qui me concerne il n'y a pas de problème de se tutoyer.