Alexandre VI a écrit :Je n'ai pas dit que je n'acceptais pas le procédé que tu décris (au sens où je ne reconnaîtrais pas son existence effective). Je dis seulement que je le déplore. Il rend la tâche plus difficile aux historiens.
Bonjour Alexandre,
peut-être que les philosophes ne s'adressent pas avant tout aux historiens de la philosophie, mais aux philosophes tout court? Si oui, et si philosopher est, comme le définissait Platon, mettre sa pensée en mouvement (et non pas développer les certitudes qu'on croit toujours déjà posséder), alors j'avoue ne pas vraiment voir où se trouve le problème.
Alexandre VI a écrit :Au moins le philosophe doit se faire un devoir de définir ses termes chaque voit qu'il veut en étendre le sens.
c'est à mon sens ce que souvent ils font (c'est notamment ce que fait Spinoza pour le concept qui nous concernait, celui de Dieu; dix propositions plus loin on a également une énumération demontrata more geometrico de ses propriétés; enfin un cinquième de l'Ethique est consacré à l'explicitation de ce que Spinoza signifie par le concept de "Dieu").
On pourrait se dire qu'ils devraient tout le même le faire un peu plus encore. Mais cela aurait-il vraiment été possible? Ou certains concepts ont-ils plutôt comme caractéristique essentielle d'être constitués par des composantes qui appartiennent à de différentes "zones conceptuelles" et qui par conséquent ne se laissent pas vraiment définir? Si oui, c'est au lecteur-philosophe (et pourquoi pas, à l'historien de la philosophie) de reconstituer ces différentes composantes, plutôt que de tenter "faire le tour" du concept en le définissant.
Alexandre VI a écrit :
Dire que l'infini est égal à une partie de lui-même, c'est un paradoxe de ce genre qui me fait rejeter la possibilité d'un infini quantitatif.
En quoi serait-ce un paradoxe?
Alexandre VI a écrit :Ainsi que l'impossibilité pour un infini quantitatif d'être individualisé, ce qui suppose d'être quelque chose de dé-fini.
pourtant l'infini quantitatif est parfaitement individualisé. Il est tout sauf indéfini. La durée de ma vie, au contraire, est finie, mais en même temps indéfinie (d'un point de vue spinoziste, bien sûr).
Alexandre VI a écrit :Les séries de nombres que l'on dit infinies, telles que l'ensemble des nombres naturels, pour moi cela reste une abstraction mathématique, qui ne peut être transposée telle quelle dans le monde réel.
en disant cela tu demandes aux ensembles infinis d'être autre chose encore que ce qu'ils sont, de référer à autre chose encore. Dans le spinozisme cela n'est pas le cas. L'attribut de la Pensée, par exemple, est infini, mais ne réfère à rien. Il est réel en tant que tel, en lui-même. Il possède même une réalité infini (infini en son genre, bien entendu). Idem en ce qui concerne les autres attributs.
Alexandre VI a écrit :Je ne sais pas ce que cela signifie concrètement de n'être pas borné, quand on parle d'un être.
dans le spinozisme cela signifie: ne pas être "limité" par autre chose en son genre. Ou, si tu veux, être le seul dans son genre. C'est pourquoi il peut y exister des "modes infinis": l'entendement de Dieu, par exemple, qui est à la fois une idée (= mode, produit par l'attribut de la Pensée) et infini puisqu'il n'y a pas un autre entendement qui le délimite, qui en désigne les bornes (là où mon corps par exemple est "délimité" ou borné par d'autres corps). L'attribut de l'Etendue n'est pas borné, au sens où si nous prenons l'ensemble de tout ce qui est étendu, nous ne pouvons pas par la suite découvrir autre chose qui est de l'ordre de l'étendu et qui ferait que cet attribut n'est pas en lui seul toute l'étendue.
On pourrait penser à la fameuse question des "frontières" de l'univers: l'univers est-il fini ou borné? Si quelque chose le délimité, c'est qu'il y a autre chose encore, au-delà des frontières de l'univers. Or par "univers", justement, nous désignons tout ce qui existe. Ainsi faut-il supposer nécessairement que l'univers n'est pas borné par autre chose, mais est tout ce qui est.
Alexandre VI a écrit : Bien sûr le fini ne peut comprendre l'infini
d'un point de vue spinoziste si. Il n'y a rien de difficile à s'imaginer quelque chose de non borné en son genre. D'ailleurs, nous avons tous une idée adéquate de l'essence de Dieu, qui comporte l'infinité. Une fois que l'on fonctionne avec un Dieu immanent, les modes ou choses singulières ont en eux-mêmes de l'infini, de l'éternel.
Alexandre VI a écrit :mais il me semble en plus que l'infini n'est rien s'il ne peut être individualisé.
le spinozisme partage, pour autant que je sache, cette idée.
Alexandre VI a écrit : Plutôt que de parler d'infini quand je parle de Dieu, je parle de «parfait», qui pour moi signifie que Dieu réalise certaines qualités à leur maximum, tandis que chez les êtres matériels, elles sont toujours imparfaitement réalisées.
et pourquoi la matière ne serait-elle pas, elle aussi, parfaite?
Alexandre VI a écrit :Un être peut exister, en théorie, sans produire d'effet. On appelle ça un épiphénomène. L'esprit est un épiphénomène pour certains philosophes.
en effet. Il n'y a pas d'épiphénomènes chez Spinoza. L'esprit est à 100% réel, et produit sans cesse des effets (effets "spirituels", bien sûr).
Alexandre VI a écrit :La conception spinoziste de la res singularis me rappelle un peu les tourbillons de Descartes.
en quel sens?
Alexandre VI a écrit :Il me semble plus fécond de décrire l'individu en distinguant substance et mode (accident) plutôt que comme un rapport constant, à moins que ce rapport soit pour toi précisément l'équivalent de la substance.
je ne suis pas tout à fait certaine de te comprendre. Comment décrirais-tu l'individu en distinguant substance et mode? Et en vue de quelle fin cette distinction serait-elle féconde?
Pour Spinoza, chaque corps composé est un Individu. Cela signifie qu'il se caractérise par un rapport de mouvement et de repos précis. Les entités qui le composent (étant à leur tour elles-mêmes des Individus) "expriment" ce rapport pendant un certain temps. Puis ces Individus/corps peuvent quitter le Corps de l'Individu; aussi longtemps qu'ils sont remplacés par d'autres corps qui effectuent ou expriment entre eux le même rapport, ils expriment le même Individu.
Alexandre VI a écrit :Quand je disais «fonctionnellement équivalent», je voulais dire «équivalent dans la pratique». Notre vie dépend grandement de la réponse que l'on donne à la question «Dieu existe-t-il? (au sens commun du mot)» et à la question «Qu'arrive-t-il après la mort»? Sur ces points, Spinoza est d'accord avec les matérialistes.
pour les matérialistes, la vie de l'homme se termine quand le Corps meurt, pour Spinoza non, puisque toute essence est éternelle. Quelque chose de l'Esprit (sa partie éternelle) subsiste après la mort.
Cela est crucial, car c'est ce qui permet à l'homme de considérer les choses sub specie aeternitatis, du point de vue de l'éternel, et sans ce point de vue, aucun Salut ni Béatitude n'est possible.
Alexandre VI a écrit :Oh et j'ajouterais la question «suis-je libre?». Encore là, Spinoza est d'accord avec de nombreux matérialistes, qui conçoivent l'homme comme un système matériel entièrement soumis à des lois ou au hasard, mais pas à une volonté transcendante.
on peut être matérialiste ou idéaliste, dès que l'on est déterministe, on est obligé de définir la liberté autrement que par l'indétermination. Mais pas tous les idéalistes (et pas non plus tous les matérialistes) ont postulé un déterminisme. On peut également être idéaliste et postuler le libre arbitre. Par conséquent, je ne vois pas très bien en quoi le fait d'être déterministe impliquerait déjà un matérialisme. En tout cas, dès que l'on admet un autre ordre de causalité parallèle à celui de la matière ou plus précisément, dans le cas du spinozisme, de l'Etendue, et qu'on admet la réalité de l'Esprit, la voie est ouverte à un changement du réel par le biais de l'Esprit en tant qu'il n'a rien de matériel. Il me semble que dans la pratique cela implique tout autre chose qu'un matérialisme. Si dans un matérialisme l'Esprit peut-être considéré comme un éphiphénomène, par exemple, dans le spinozisme cela est absurde.