Louisa a écrit :… en effet, l'en soi spinoziste n'est pas l'en soi kantien…
Je réponds cette fois-ci, mais si tu ne m’épargnes pas par la suite ce ton de donneur de leçons que je trouve à l’opposé (dans l’apparence, car dans le fond c’est pour moi la même chose) de la pertinence de ta compréhension de Spinoza, ce sera probablement définitivement la dernière…
Je ne reviens pas sur tous les points élémentaires que tu mentionnes, comme si nous découvrions Spinoza depuis hier, et que j’ai déjà traités d’une manière bien plus complète que ce à quoi tu les rabaisses (il faudrait voir aussi, je pense, si tu n’as pas un problème d’écoute, généré par un appétit irrépressible de parler.)
S’agissant des choses singulières, c’est-à-dire des choses particulières
existant en acte :
- Il faut nécessairement les considérer sous l’aspect de l’espace et de la durée (mais pas seulement) ; sinon on confond tout et donc on ne sait plus de quoi on parle.
- S’agissant des essences (qu’il y ait existence en acte – essence actuelle – ou non) elles sont éternelles puisqu’elles sont l’essence de Dieu en tant que modifié. Dire que tout se produit selon les lois de la Nature est équivalent. Dieu transverse le monde des choses singulières (en acte, donc) : c’est là qu’est l’éternité. Nous devons donc conserver les deux approches, en distinguant bien ce qui relève de l’une et de l’autre, l’approche éternaliste étant la supérieure (mais ne se voyant pas n’importe comment.) L’erreur décrite par Spinoza consiste à plaquer de l’éternité sur les choses particulières
en acte, et donc dans la durée « tel-que. » C’est cela la confusion de ceux qui n’ont pas suivi l’ordre du philosopher : mettre la charrue devant les bœufs, soit les choses en acte devant Dieu dans le « raisonnement », en essayant de le raccrocher
a posteriori, confondre le tout et la partie, etc.
- Oui il convient d’examiner leur cas en les prenant à part pour pouvoir comprendre. Je fais moi-même la même chose tous les jours en Physique. Mais leur puissance propre s’exprime dans un contexte où elles sont en interdépendance (conditions aux limites), et elles-mêmes changent de nature au cours du temps, le tout suivant les lois de la Nature.
La seule chose qui soit manifestement éternelle dans l’affaire, c’est l’étendue, le mouvement et ses lois. C’est précisément parce que c’est un point de vue partiel dans le monde réel que Spinoza fait des précisions à ce sujet. Spinoza dit aussi dans le même texte du TTP que bien que les évènements soient tous nécessaires, il est indispensable pour l’usage de la vie, du fait de nos limitations, de les considérer comme contingents.
- Bien qu’il soit assez difficile de prendre en soi une chose finie en acte qui est de façon incontournable en interdépendance avec tout le reste dans le monde réel (et donc en impermanence, sinon c’est incompréhensible et le Mouvement n’est plus le Mouvement), on peut admettre – avec Spinoza me semble-t-il – qu’elle a une essence propre ; mais il est donc exclu qu’elle la conserve au cours du temps si l’on considère comme on le veut l’essence strictement particulière.
- Oui, dans un certain sens on doit donc considérer qu’elles ont une puissance propre, et qu’elles sont causes de ce qu’elles produisent, puisque cela relève des lois de leur nature, autrement dit de la nature de « leurs » lois (celles qui les caractérisent.) Ce qu’elles produisent n’exclut pas mais au contraire implique l’interdépendance, sauf pour les idées adéquates, lesquelles ne sont pas des idées d’essences singulières (et sont communes à tous les hommes).
- Si l’on considère comme Spinoza les « essence de genre » (on voit bien de quoi je parle : l’essence de l’Homme, par exemple) – encore une fois : et pour cause,
la raison (la seule voie selon Spinoza) n’ayant aucune prise sur le singulier en tant que singulier – on peut certes trouver une certaine stabilité dans le monde réel. Par exemple, certaines transformations ne font pas que ce qui fait qu’un homme est dit homme soit changé. C’est même une manière approximative d’appréhender l’éternité des essences d’ailleurs. Mais qui dit « essence de genre » dit déjà que la « singularité, » la soi-disant essence ne se comprenant que comme singulière, en a pris un coup, non ? Par ailleurs, un homme réel meurt un jour : cela montre que
dans le principe, et donc dans l’être, il est exclu qu’il ne change pas d’essence (il n’y a pas dans l’éternité ce qui est vrai à un moment du temps et ne l’est plus celui d’après.) De fait, dans le détail de sa vie, il change d’essence en permanence, quoique pas au point de ne plus être dit homme (voir les extraits plus haut.) C’est simplement l’idée que l’essence ACTUELLE générale (commune de fait à tous les hommes en acte) de l’Homme ne change pas à la moindre incartade dans le monde actuel que Spinoza défend ; sinon aucun raisonnement sur la nature humaine n’aurait de sens, ni rien d’ailleurs venant des hommes. Elle est valable pour les hommes ayant existé et n’existant plus et pour ceux qui n’existent pas encore et qui existeront.
- Bon, mais admettons qu’on ne considère en chaque homme (en acte, toujours) que sa part d’essence de genre. Etant l’essentiel, nous pouvons nous satisfaire de cela. Il la conserve alors durant sa vie d’homme. Mais alors 1) Il faut prendre avec les conséquences :
il ne s’agit en aucune façon de l’expérience de chacun en particulier quel qu’il soit, donc en particulier de ce qu’il a en mémoire avec lequel il se fabrique un « Moi », etc. (en passant, parler en même temps de l’éternel en tout et de ce qui disparaît de l’âme avec la mort demande pour le moins du discernement…) 2) Nous ne pouvons parler avec raison que de ce qui est conçu clairement et distinctement. Donc nous ne connaîtrons de notre essence que ce qui est accessible ainsi (et qui est commun à tous les hommes, comme la raison.) L’éternité n’implique pas seulement l’absence de temps et d’espace, mais
aussi de la multiplicité, dans notre esprit tout au moins.
Louisa a écrit : … chez Spinoza il convient de distinguer le "exister en soi" du "considérer en soi". Ce sont deux choses fort différentes.
Non. Voilà l’erreur. L’ordre de l’entendement reflétant l’ordre des choses, il est EXCLU de faire ce
distinguo, et
a fortiori avec « fort » en plus.
Spinoza a écrit : E1D5 ; J’entends par mode les affections de la substance, ou ce qui est dans autre chose et est conçu par cette même chose.
E1A1 : I. Tout ce qui est, est en soi ou en autre chose.
E1P8S2 : … Si les hommes étaient attentifs à la nature de la substance, ils ne douteraient en aucune façon de la vérité de la Propos. 7 ; bien plus, elle serait pour tous un axiome, et on la compterait parmi les notions communes de la raison. Par substance, en effet, on entendrait ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont l’idée n’a besoin de l’idée d’aucune autre chose ; par modification, au contraire, ce qui est dans une autre chose, et dont le concept se forme par le concept de cette chose …
E1P15 : Tout ce qui est, est en Dieu, et rien ne peut être, ni être conçu sans Dieu.
Démonstration : Hors de Dieu (par la Propos. 14), il n’existe et on ne peut concevoir aucune substance, c’est-à-dire (par la Déf. 3) aucune chose qui existe en soi et se conçoive par soi. Or les modes (par la Déf. 5) ne peuvent être, ni être conçus sans la substance, et par conséquent ils ne peuvent être, ni être conçus que dans la seule nature divine. Mais si vous ôtez les substances et les modes, il n’y a plus rien (par l’Axiome 1). Donc rien ne peut être, ni être conçu sans Dieu. C. Q. F. D.
Je m’arrête aux tout premiers…
Louisa a écrit :Le problème c'est que souvent vous en concluez que "considérer une chose en soi" est tout à fait "vaine", et qu'on ne peut jamais ainsi obtenir une idée adéquate d'une chose particulière.
Ce n’est pas une conclusion de ma part : Spinoza DIT qu’on ne peut pas avoir d’idée adéquate de l’essence d’une chose particulière (il reste une série d’extraits à commenter sur le sujet dans un autre fil…)
Louisa a écrit :Ce que je viens de citer du TTP contredit cette idée.
Non. Il ne s’agit pas de voir clairement quelque chose de singulier dans sa singularité, ni de nier l’interdépendance et l’impermanence en principe dans le monde des choses en acte. Et l’usage de l’essence de genre est une approximation pratique qui nous permet d’accéder à la connaissance… d’un genre, c’est-à-dire de la plus grande part qu’est l’essence commune à toutes les choses singulières du même genre.
Louisa a écrit :non, dans les deux cas, isoler mentalement le doigt de la main ou la vague de l'océan, c'est considérer le doigt ou la vague en tant qu'il/elle est SEULE cause d'un effet qu'il/elle produit (si la vague X lors de tel tsunami a détruit ma maison à moi, c'est bien elle qui a causé cet effet, et pas du tout la vague qui venait juste après, et qui a été nécessaire pour détruire la maison de mon voisin qui vivait un peu plus à l'intérieur du pays).
Déjà, dans une certaine mesure (houle tout spécialement), le mouvement réel de l’eau dans une vague est en fait non en translation horizontale mais verticale (c’est un « effet de trampoline » qui, lui, se propage de proche en proche en translation.) Difficile dans ces conditions de parler de CETTE vague précise (encore une fois ce n’est pas tant la réalité que la clarté de la distinction en soi d’une chose particulière qui pose problème) ; ensuite « cette » vague change, se renforce ou s’atténue ; il suffit d’aller voir en mer. Enfin, et surtout, ce n’est pas parce que je suis des yeux le phénomène (qui est bien réel, nous sommes d’accord) qu’il a une existence propre. Voir les choses comme elles sont ce n’est pas leur donner, par l’imagination, un être propre qu’elles n’ont pas. C’est de l’eau en mouvement qui détruit telle maison ou telle autre. C’est toi qui est dans l’imagination d’une multiplicité qui n’existe pas dans l’éternité (l’utilité des essences de genre auxquelles tu te réfères – sans le savoir apparemment – te le montre déjà.) Et qu’est-ce que cela change que ta maison soit détruite par une vague, ou par une autre ?
La vague ne pouvant être conçue sans l'océan, on ne peut pas dire dans un sens absolu qu'elle a fait quelque chose par elle-même (et pour l'homme le libre arbitre n'existe pas.) On peut l'isoler comme un dynamisme particulier de l'eau commun à toutes les vagues, cependant, à des fins didactiques et même la simuler, alors même qu'elle n'existe pas en réalité. Quant à la goutte d'eau qui fait proéminence à son sommet, on s'en fout... (pas elle qui a fait tomber la maison, hein ?)
Note : cela dit, l’exemple de l’océan est un doigt (une métaphore) qui montre l’essentiel, et ce doigt ne comprend que des vagues, pas des maisons, puisqu’il se situe dans la seule substance « eau » ; il faudrait donc parler d’une vague en détruisant par interférences une autre.
Louisa a écrit :autre confusion: l'entendement humain c'est l'ensemble des idées adéquates, donc PAS les perceptions des "sensations" ou des images!!
Non. Sauf éventuellement dans un certain contexte particulier (acception restreinte qui est telle que tu le dis), pour Spinoza, l’entendement est une notion générale qui réunit toutes les idées sans exception. Sinon, comme tu le dis si souvent, n’hésite pas à produire des extraits complets (pas seulement ceux qui t’arrangent.)
Louisa a écrit :C'est pour ça que ce qui naît de notre raison est à la fois causé par notre essence singulière seule ET n'existe qu'en Dieu. Ce qui naît de notre raison, ce sont les idées adéquates. Ces idées adéquates CONSTITUENT l'entendement divin (= le mode composé de toutes les idées adéquates produites par l'attribut de la Pensée). Autrement dit, en tant que modes de la Pensée, nos idées adéquates sont bien sûr entièrement en Dieu. Il n'en demeure par moins que ces idées sont produites par notre essence singulière considérée en soi, c'est-à-dire seule, sans les autres essences singulières!
D’abord j’ose penser que tu ne dis pas que l’entendement divin n’est constitué seulement que des idées adéquates des hommes, ce qui serait très faux vis-à-vis de son texte. En fait, Dieu n’a pas à proprement parler d’idées adéquates, puisqu’il ne forme pas de notion d’adéquation : il a l’idée vraie de tout, point. Etant communes (en principe) à tous les hommes ces idées ne peuvent être attachées en vérité à une occurrence particulière en acte, même si, dans le monde vu comme celui des choses finies en acte, elles se révèlent bien dans telle ou telle occurrence (c’est en particulier cela voir l’éternité dans la multiplicité, pas de plaquer de l’éternité sur le multiple changeant.)
Louisa a écrit :pour autant que je sache, Spinoza parle à cet égard la plupart du temps de "nature" de l'homme, et non pas d'essence.
C’est la même chose. Il y a des extraits sur l’essence
ici. J’en reproduis quelques-uns :
Spinoza a écrit :E2L4 : Si d’un corps ou individu composé de plusieurs corps vous retranchez un certain nombre de parties, mais que ces parties soient remplacées simultanément par un nombre égal de parties de même nature, cet individu conservera sa nature primitive, sans que sa forme ou essence en éprouve aucun changement.
E2L5 : Si les parties qui composent un individu viennent à augmenter ou à diminuer, mais dans une telle proportion que le mouvement ou le repos de toutes ces parties, considérées les unes à l’égard des autres, s’opèrent suivant les mêmes rapports, l’individu conservera encore sa nature première, et son essence ne sera pas altérée.
E2L6 : Si un certain nombre de corps composant un individu sont forcés de changer la direction de leur mouvement, de telle façon pourtant qu’ils puissent continuer ce mouvement et se le communiquer les uns aux autres suivant les mêmes rapports qu’auparavant, l’individu conservera encore sa nature, sans que sa forme éprouve aucun changement.
E3P47Dm : … le désir est la nature même ou l’essence de chaque individu …
Scholie : Il suit de là que les passions des animaux que nous appelons privés de raison (car nous ne pouvons, connaissant l’origine de l’âme, refuser aux bêtes le sentiment) doivent différer des passions des hommes autant que leur nature diffère de la nature humaine. Le cheval et l’homme obéissent tous deux à l’appétit de la génération, mais chez celui-là, l’appétit est tout animal ; chez celui-ci, il a le caractère d’un penchant humain. De même, il doit y avoir de la différence entre les penchants et les appétits des insectes, et ceux des poissons, des oiseaux. Ainsi donc, quoique chaque individu vive content de sa nature et y trouve son bonheur, cette vie, ce bonheur ne sont autre chose que l’idée ou l’âme de ce même individu, et c’est pourquoi il y a entre le bonheur de l’un et celui de l’autre autant de diversité qu’entre leurs essences. ...
E3AppExpl : … l’idée qui constitue l’essence ou forme de telle ou telle passion doit exprimer la constitution de notre corps ou de quelqu’une de ses parties, en tant que sa puissance d’agir ou d’exister est augmentée ou diminuée, favorisée ou contrariée. Mais il est nécessaire de remarquer que quand je dis une puissance d’exister plus grande ou plus petite que celle qu’il avait auparavant, je n’entends pas dire que l’âme compare la constitution actuelle du corps avec la précédente, mais seulement que l’idée qui constitue l’essence de telle ou telle passion affirme du corps quelque chose qui enveloppe plus ou moins de réalité que le corps n’en avait auparavant. Or, comme l’essence de l’âme consiste (par les Propos. 11 et 13, part. 2) en ce qu’elle affirme l’existence actuelle de son corps, et que par perfection d’une chose nous entendons son essence même, il s’ensuit que l’âme passe à une perfection plus grande ou plus petite quand il lui arrive d’affirmer de son corps quelque chose qui enveloppe une réalité plus grande ou plus petite que celle qu’il avait auparavant. …
E4Pré : … Il est important de remarquer ici que quand je dis qu’une chose passe d’une moindre perfection à une perfection plus grande, ou réciproquement, je n’entends pas qu’elle passe d’une certaine essence, d’une certaine forme, à une autre (supposez, en effet, qu’un cheval devienne un homme ou un insecte : dans les deux cas, il est également détruit) ; j’entends par là que nous concevons la puissance d’agir de cette chose, en tant qu’elle est comprise dans sa nature, comme augmentée ou diminuée. Ainsi donc, en général, j’entendrai par perfection d’une chose sa réalité ; en d’autres termes, son essence en tant que cette chose existe et agit d’une manière déterminée. Car on ne peut pas dire d’une chose qu’elle soit plus parfaite qu’une autre parce qu’elle persévère pendant plus longtemps dans l’existence. La durée des choses, en effet, ne peut se déterminer d’après leur essence ; l’essence des choses n’enveloppe aucune durée fixe et déterminée ; mais chaque chose, qu’elle soit plus parfaite ou qu’elle le soit moins, tend à persévérer dans l’être avec la même force par laquelle elle a commencé d’exister ; de façon que sous ce point de vue toutes choses sont égales. …
E4D8 : … la vertu, c’est l’essence même ou la nature de l’homme, en tant qu’il a la puissance de faire certaines choses qui se peuvent concevoir par les seules lois de sa nature elle-même.
L’imagination consiste à prendre les modes pour des formes substantielles (voir l’extrait plus haut.) Et je répète que nous discutons seulement ici des conséquences, mais que Spinoza met, lui, les choses dans l’ordre d’emblée : Dieu d’abord, puis le Mouvement et l’Entendement infini, puis les modes, le tout devant être présent à l’esprit en permanence.
Serge
Connais-toi toi-même.