Du sentiment même de soi.

Questions et débats touchant à la conception spinozienne des premiers principes de l'existence. De l'être en tant qu'être à la philosophie de la nature.
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Louisa
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Messagepar Louisa » 17 oct. 2008, 03:00

Durtal a écrit :Quel est le rapport de tout ceci avec la question?

(implicitement il s'agit d'une critique, remercie moi donc chaleureusement etc...)


je te remercie bien sûr, mais peut-être tout de même pas "chaleureusement", puisque bon, une critique implicite souvent ne marque pas trop les esprits.

Essayons donc de l'expliciter. Supposons que tu trouves qu'il n'y a pas de rapport entre mon message et le sujet dont on discute dans ce fil. Supposons que tu trouves que cela constitue un "défaut" (puisque tu dis vouloir critiquer). Cela implique qu'il me faut démontrer le lien, si lien il y a.

Alors d'abord, pour être honnête, je ne crois pas qu'il y ait un lien directe, au sens où l'idée qui me semble être peu spinoziste, c'est l'idée de se baser sur sa propre absence de doute pour 1) supposer que toute interprétation divergeante montre l'"Orgueil" de celui qui la défend, et 2) supposer qu'il n'est pas nécessaire de donner des "raisonnements bien développés", permettant d'exposer le lien logique entre la citation et la conclusion interprétative, avant de pouvoir exiger l'adhésion des autres à cette interprétation et avant d'y adhérer soi-même.

Or cette idée se rapporte à une méthode de lecture qui clairement vaut pour "tout" Spinoza, et non pas pour l'étude de telle ou telle question précise qu'on pose à Spinoza. Dès lors, elle dépasse la portée du sujet en discussion ici.

Bien sûr, on peut toujours créer un lien, si quelqu'un en voulait absolument un. En voici un exemple. La méthode de lecture que j'ai décrite présuppose que celui qui interprète Spinoza différemment (et croit avoir de bonnes raisons pour ce faire) à un "sentiment de soi" peu adéquate (puisque l'Orgueil provient d'une méconnaissance absolue de soi-même). Alors voici mon problème avec cette présupposition: on "déduit" ce "jugement" d'autrui d'une seule et même chose: l'absence de doute quant à ses propres idées, c'est-à-dire son propre "sentiment à soi". Celui-ci est présenté aux visiteurs de ce forum comme étant adéquat. Pas à 100%, bien sûr, mais tout de même beaucoup plus adéquat que ceux qui croient avoir de bonnes raisons pour lire Spinoza différemment. Mon problème finalement est donc très simple, je crois: qu'est-ce qui peut autoriser de tels jugements "de soi" et des autres, d'un point de vue spinoziste? Moi, je ne le vois pas. Il me semble que Spinoza défend de manière absolue la liberté de raisonner. Cela implique qu'on ne prétend être vrai QUE ce qu'on est prêt à défendre rationnellement vis-à-vis de ceux qui en contestent la vérité. Tout le reste relève de l'imagination, du domaine personnel donc subjectif, ou pour le dire en des termes plus spinozistes, relève de l'effet que l'on subit des choses extérieures, et non pas des effets de la Raison qui est en chacun de nous.

Dans l'espoir que ceci permet une critique plus explicite/précise ...,
L.

PS: je réponds bientôt à ton dernier message quant au mouvement et la singularité.

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sescho
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Messagepar sescho » 17 oct. 2008, 22:08

Enegoid a écrit :... je ne suis pas sûr que l’on puisse, comme vous le faites, en déduire qu’elles n’ont pas d’existence « en soi ». Sauf à préciser ce que vous voulez dire par « exister en soi ». Pour moi « existence en soi » s’oppose à « existence pour nous (les hommes) », et, en ce sens les choses qui existent existent en soi : cad elles ont une existence réelle, une existence propre.
La pierre existe en tant que pierre, le fleuve existe en tant que fleuve, etc.
Mais il s’agit peut-être d’une querelle de mots ?

Non, mais tout cela est assez subtil, donc pose des problèmes d'expression. Je n'ai pas forcément mis les mots qui convenaient, et les traductions de Spinoza ne se conforment pas forcément à l'usage actuel des termes, comme "en soi" (pris sans relation avec autre chose) et "par soi" (sans relation avec une cause.) Dans cette acception, une chose singulière pourrait être dite "en soi", simplement parce qu'on la considère telle (bien que de fait elle soit liée dans l'interdépendance à l'ensemble de la Nature naturée.) L'essence, ou plutôt le conatus pour une chose particulière existant en acte, serait cet "en soi" chez Spinoza. Ce que j'accorde sous cette acception. Mais j'ai employé "en soi" comme opposé à "en autre chose" (rien à voir avec l'homme), et alors aucune chose singulière ne peut être dite "en soi" ; de mémoire c'est l'acception ("en soi" opposé à "en autre chose") qui est retenue dans certaines traductions au moins de Spinoza. Quant au "par soi", dans certaines traduction il est associé - de mémoire toujours - au concept : la chose ne se conçoit pas par soi. Dans ce cas elle est apposée à la précédente : la chose n'est pas en soi (mais en Dieu) et ne peut se conçoit pas par soi (mais par Dieu.) Dans l'acception que j'ai dite moderne, aucun mode ne peut être dit l'être (sans cause.) Pas simple...

Maintenant quand Spinoza dit qu'un mode n'est pas en soi et ne se conçoit pas par soi, on peut - on doit - le prendre au mot : ce n'est pas, comme l'a dit Durtal, une simple concession de forme, un égard rhétorique à Dieu. Le mode N'EST PAS en soi (mais en autre chose) et NE PEUT PAS SE CONCEVOIR par soi (mais par autre chose : Dieu.) Dit comme cela, c'est parfaitement clair : NE PEUT PAS. La seule chose en soi (absolument : en rien d’autre) et aussi seule chose par soi (cause de soi) et seule chose conçue par soi c’est la Substance. Spinoza ne répète pas cela par poésie : quand on n’a pas compris cela, on n’a presque rien compris. NE PEUT PAS.

Sur le fond, la question me semble assez évidente : comment quelque chose qui est indissociablement en autre chose et qui ni n'est ni ne se conçoit par soi peut-elle être dite avoir un être propre ? De mémoire, Henrique nous a expliqué cela il y a longtemps.

Première métaphore : le doigt et la main. A proprement parler un doigt n’est un doigt que dans une main. Il n’est pas en soi, il est dans une main. Comment expliquer ce qu’est un doigt en lui-même dans ces conditions ?

Deuxième métaphore (meilleure) : la vague est un mode de manifestation de l’océan (quoique l’océan se conçoive parfaitement calme, sans vague.) Qu’est-ce qu’une vague sans l’océan ? Où est son en-soi ?

Dans les deux cas isoler mentalement la manifestation de sa substance c’est IMAGINER, se bercer de fantasmes.

Par ailleurs, de fait, il est impossible de concevoir une chose singulière (finie existant en acte) comme étant parfaitement isolée du reste du Monde. Ce n’est même pas une question de survie à court terme : c’est impossible, le vide n’existant pas, le mouvement ne s’arrêtant pas. De même, elle est conséquemment impermanente.

Mais Spinoza semble bien distinguer une essence « propre » (ce que la chose singulière est abstraction faite des autres choses), qui se traduit par cette tendance à persévérer dans son être, cette résistance à la déformation. Mais cette tendance n’est bien qu’une tendance puisque l’interdépendance est inéluctable. La chose n’est pas, en tant qu’existante, et pas concevable sans les autres choses (ni sans Dieu.) E4P2 et suiv. De là naît le désir commun : impliqué par l’interdépendance il est intégralement de l’ordre de la passion (le désir qui naît de la raison est franchement distinct de ce point de vue, la raison relevant de notre puissance propre et d’aucune puissance extérieure ; mais la raison, c’est la raison, telle que développée tout au long de l’Ethique et sublimée dans le troisième genre, pas autre chose.)

Les essences (ce que les choses sont) sont en Dieu, puisqu’elles sont l’essence, la nature même, de Dieu en tant que modifié. Mais l’entendement de l’homme n’est pas l’entendement de Dieu : il perçoit tout en premier lieu par la sensation, et celle-ci ne lui donne d’idée adéquate ni des choses singulières ni de lui-même (E2P23 et suiv.)

En outre, l’interdépendance implique un changement d’essence continuel. Les choses singulières n’existent pas parce qu’elles ont une essence ; elles ont certes une essence à chaque instant et existent d’autre part mais les deux ne sont pas liés. C’est pourquoi peuvent exister à la fois plusieurs hommes, alors qu’ils n’ont qu’une seule essence pour l’essentiel.

Et je le demande : s'il n'y avait pas de changement d'essence comment pourrait-il y avoir naissance (et mort) ?

Spinoza a écrit :E1P8S2 : … quatre remarques à faire : 1° La vraie définition d’une chose quelconque n’enveloppe ni n’exprime rien de plus que la nature de la chose définie. 2° Il suit de là qu’aucune définition n’enveloppe ni n’exprime un nombre déterminé d’individus, puisqu’elle n’exprime rien de plus que la nature de la chose définie. Par exemple, la définition du triangle n’exprime rien de plus que la simple nature du triangle ; elle n’exprime pas un certain nombre déterminé de triangles. 3° L’existence d’un objet quelconque étant donnée, il y a toujours une certaine cause déterminée par laquelle cet objet existe. 4° Ou bien cette cause, par laquelle un certain objet existe, doit être contenue dans la nature même et la définition de l’objet existant (parce qu’alors l’existence appartient à sa nature) ; ou bien elle doit être donnée hors de cet objet. Cela posé, il s’ensuit que, s’il existe dans la nature des choses un certain nombre d’individus, il faut que l’on puisse assigner une cause de l’existence de ces individus en tel nombre, ni plus ni moins. Par exemple, s’il existe vingt hommes dans la nature des choses (nous supposerons, pour plus de clarté, qu’ils existent simultanément et non les uns avant les autres), il ne suffira pas, pour rendre raison de l’existence de ces vingt hommes, de montrer en général la cause de la nature humaine ; mais il faudra montrer en outre la cause en vertu de laquelle il existe vingt hommes, ni plus ni moins, puisqu’il n’y a rien (par la remarque 2) qui n’ait une cause de son existence. Or, cette cause (par les remarques 2 et 3) ne peut être contenue dans la nature humaine elle-même, la vraie définition de l’homme n’enveloppant nullement le nombre vingt. Et en conséquence (par la remarque 4), la cause qui fait exister ces vingt hommes, et partant chacun d’entre eux, doit pour chacun être extérieure. D’où il faut conclure absolument que tout ce dont la nature comporte un certain nombre d’individus suppose nécessairement une cause extérieure, pour que ces individus puissent exister. Or, puisque l’existence appartient à la nature de la substance (comme on l’a montré précédemment dans ce Scholie), la définition de la substance doit envelopper l’existence nécessaire, et par conséquent son existence doit être inférée de sa seule définition. ...

E1P17S : … Pour dire ici un mot de l’intelligence et de la volonté que nous attribuons communément à Dieu, je soutiens que, si l’intelligence et la volonté appartiennent à l’essence éternelle de Dieu, il faut alors entendre par chacun de ces attributs tout autre chose que ce que les hommes entendent d’ordinaire, car l’intelligence et la volonté qui, dans cette hypothèse, constitueraient l’essence de Dieu, devraient différer de tout point de notre intelligence et de notre volonté, et ne pourraient leur ressembler que d’une façon toute nominale, absolument comme se ressemblent entre eux le chien, signe céleste, et le chien, animal aboyant. C’est ce que je démontre ainsi qu’il suit. S’il y a en Dieu une intelligence, elle ne peut avoir le même rapport que la nôtre avec les objets qu’elle embrasse. Notre intelligence, en effet, est par sa nature d’un ordre postérieur à ses objets (c’est le sentiment commun), ou du moins d’un ordre égal, tandis qu’au contraire Dieu est antérieur à toutes choses par sa causalité (voir le Coroll. 1 de la Propos. 16), et la vérité, l’essence formelle des choses, n’est ce qu’elle est que parce qu’elle existe objectivement dans l’intelligence de Dieu. Par conséquent, l’intelligence de Dieu, en tant qu’elle est conçue comme constituant l’essence de Dieu, est véritablement la cause des choses, tant de leur essence que de leur existence ; et c’est ce que semblent avoir aperçu ceux qui ont soutenu que l’intelligence, la volonté et la puissance de Dieu ne sont qu’une seule et même chose. Ainsi donc, puisque l’intelligence de Dieu est la cause unique des choses (comme nous l’avons montré), tant de leur essence que de leur existence, elle doit nécessairement différer de ces choses, sous le rapport de l’essence aussi bien que sous le rapport de l’existence. La chose causée, en effet, diffère de sa cause précisément en ce qu’elle en reçoit ; par exemple, un homme est cause de l’existence d’un autre homme, non de son essence. Cette essence, en effet, est une vérité éternelle, et c’est pourquoi ces deux hommes peuvent se ressembler sous le rapport de l’essence ; mais ils doivent différer sous le rapport de l’existence, et de là vient que, si l’existence de l’un d’eux est détruite, celle de l’autre ne cessera pas nécessairement. Mais si l’essence de l’un d’eux pouvait être détruite et devenir fausse, l’essence de l’autre périrait en même temps. En conséquence, une chose qui est la cause d’un certain effet, et tout à la fois de son existence et de son essence, doit différer de cet effet tant sous le rapport de l’essence que sous le rapport de l’existence. Or l’intelligence de Dieu est la cause de l’existence et de l’essence de la nôtre. Donc, l’intelligence de Dieu, en tant qu’elle est conçue comme constituant l’essence divine, diffère de notre intelligence tant sous le rapport de l’essence que sous le rapport de l’existence, et ne lui ressemble que d’une façon toute nominale, comme il s’agissait de le démontrer. Or chacun voit aisément qu’on ferait la même démonstration pour la volonté de Dieu.

Quand nous parlons d’un « Moi », nous parlons d’un Moi qui dure (sinon il ne serait pas saisissable), mais justement : rien n’est dit devoir durer dans l’interdépendance. Ou alors on passe pour chaque homme à ce qui fait qu’il est dit homme, savoir l’ « essence de genre » Homme. Cette essence peut donc être dite durer toute une vie d’homme (ceci étant lié avec cela.) Mais alors on n’est plus en train de parler d’essence singulière en tant que singulière : on est en train de parler d’un « Moi » d’homme en général, valable donc pour tous les hommes… Comme la Raison, précisément... Et qui n'empêche nullement que les hommes naissent et meurent...

Enegoid a écrit :
« Elle n’a pas de constance absolue dans l’essence »

Je suppose que vous voulez dire que son essence varie ?
Il me semble que deux essences différentes sont relatives à deux choses différentes (de par la définition de l’essence). Donc dire que l’essence varie revient à dire qu’une chose est composée de plusieurs choses différentes dans le temps. C’est sans doute ce que vous appelez « problème d’identité » ? Qu’est-ce qui relie ces essences variables ?

Ce que vous semblez ne pas voir c’est que vous posez d’abord la chose comme étant concevable en soi et permanente et qu’il n’est pas étonnant alors que vous ne compreniez plus « essences différentes. » Cela a le mérite de bien faire ressortir la controverse, cependant. Je dis : ce n’est pas la même « chose » : il s’agit d’un phénomène qui change dans le temps, et qui donc change d’essence, mais qu’on substantifie très souvent par l’imagination dans l’existence. Parce qu’on n’a pas suivi l’ordre des choses qui est aussi l’ordre sain des idées : (Substance-Mouvement-Mode fini-Mode fini existant) vu en une seule idée.

Spinoza a écrit :E2P40S2 : … outre ces deux genres de connaissances, on verra par ce qui suit qu’il en existe un troisième, que j’appellerai science intuitive. Celui-ci va de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses.

E2P47S : Nous voyons par là que l’essence infinie de Dieu et son éternité sont choses connues de tous les hommes. Or, comme toutes choses sont en Dieu et se conçoivent par Dieu, il s’ensuit que nous pouvons de cette connaissance en déduire beaucoup d’autres qui sont adéquates de leur nature, et former ainsi ce troisième genre de connaissance dont nous avons parlé (dans le Schol. 2 de la Propos. 40, partie 2), et dont vous aurons à montrer dans la partie cinquième la supériorité et l’utilité. …

E5P19S : … ce troisième genre de connaissance (voyez le Schol. de la Propos. 47, part. 2) dont le fondement est la connaissance même de Dieu.

E5P25Dm : … La connaissance du troisième genre va de l’idée adéquate d’un certain nombre d’attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses (voyez la Déf. renfermée dans le Schol. 2 de la Propos. 40, part. 2) ; et plus nous comprenons les choses de cette façon, plus nous comprenons Dieu (par la Propos. précéd.)

E5P36S : … combien la connaissance des choses particulières, que j’ai appelée intuitive ou du troisième genre (voyez le Schol. 2 de la Propos. 40, part. 2), est préférable et supérieure à la connaissance des choses universelles que j’ai appeler du second genre ; car, bien que j’aie montré dans la première partie d’une manière générale que toutes choses (et par conséquent aussi l’âme humaine) dépendent de Dieu dans leur essence et dans leur existence, cette démonstration, si solide et si parfaitement certaine qu’elle soit, frappe cependant notre âme beaucoup moins qu’une preuve tirée de l’essence de chaque chose particulière et aboutissant pour chacune en particulier à la même conclusion.


Enegoid a écrit :Malgré les rayures et le bouton qui coince, votre voiture conservera quelque chose de constant (en soi) jusqu’à sa « mort ». Délicieuses discussions, pour ceux qui aiment, de savoir à partir de quel moment une voiture n’est plus une voiture etc.

Oui, il y a du mouvement et du repos ; cela ne constitue en aucune façon un « en-soi. »

Enegoid a écrit :Plus sérieusement, je fais là appel à Spinoza et aux bien connus lemmes 5,6,7 de E2. pour défendre la réalité (pour Spinoza) de l’essence/nature des individus. Chaque fleuve (je vous suis dans votre exemple) a une essence propre.

Chaque chose a une essence. La notion d’ « individu » n’implique pas la permanence dans le principe (ce qui est une contre-vérité patente, la mort en étant le fait le plus marquant.) Elle dit simplement que lorsque je me retourne, quand je respire en expulsant un gaz contre un autre, quand je suis le siège de divers phénomènes d’absorption, d’assimilation et d’excrétion, quand je cours, etc., etc. je ne change pas d’essence pour l’essentiel (car Spinoza utilise beaucoup les essences de genre, et pour cause : il n’y a que cela que la raison peut appréhender.) Cela n’indique pas une permanence, qui de toute façon n’existe pas de la façon la plus manifeste.

Spinoza a écrit :E3P57S : … Il suit de là que les passions des animaux que nous appelons privés de raison (car nous ne pouvons, connaissant l’origine de l’âme, refuser aux bêtes le sentiment) doivent différer des passions des hommes autant que leur nature diffère de la nature humaine. Le cheval et l’homme obéissent tous deux à l’appétit de la génération, mais chez celui-là, l’appétit est tout animal ; chez celui-ci, il a le caractère d’un penchant humain. De même, il doit y avoir de la différence entre les penchants et les appétits des insectes, et ceux des poissons, des oiseaux. Ainsi donc, quoique chaque individu vive content de sa nature et y trouve son bonheur, cette vie, ce bonheur ne sont autre chose que l’idée ou l’âme de ce même individu, et c’est pourquoi il y a entre le bonheur de l’un et celui de l’autre autant de diversité qu’entre leurs essences. …

E4Pré : … Il est important de remarquer ici que quand je dis qu’une chose passe d’une moindre perfection à une perfection plus grande, ou réciproquement, je n’entends pas qu’elle passe d’une certaine essence, d’une certaine forme, à une autre (supposez, en effet, qu’un cheval devienne un homme ou un insecte : dans les deux cas, il est également détruit) ; j’entends par là que nous concevons la puissance d’agir de cette chose, en tant qu’elle est comprise dans sa nature, comme augmentée ou diminuée. …


Enegoid a écrit :Personnellement, ma position n’est pas très confortable : Je crois que chaque chose singulière a une essence propre mais qu’on ne peut rien en dire !

Je suis d’accord avec cela. Maintenant, je suppose que vous supposez en outre qu’elle se maintient absolument dans le temps, auquel cas je ne suis pas du tout d’accord (et cela me semble évident.)

Enegoid a écrit :
A-t-elle pour autant une identité propre ? Elle est (un nom donné à) quelque chose à chaque instant, c’est tout ; nous sommes donc d’accord.


Pas sûr.

Si identité propre = essence, nous ne sommes pas d’accord.
Si identité propre signifie autre chose, merci de préciser.

Si je dis : "il n’appartient pas à une chose singulière (finie en acte) de conserver (dans la durée) la même essence absolument" (pour les essence de genre, voir plus haut, mais la mort y met un terme quand-même) est-ce que cela va ?

Note : autrement dit, c’est un phénomène et non une chose en soi. C’est une chose en autre chose qui est le Mouvement (son nom indique déjà beaucoup) qui est en autre chose qui est la Substance. Comme une onde n’est pas une chose singulière compréhensible en soi, mais compréhensible en l’eau, dont l’existence n’est pas nécessaire, qui s’atténue et fait des interférences avec d’autres ondes, etc. au même titre qu’un front de chaleur dans un solide, etc.

Mais c’est vrai que tout ceci ce sont des consolidations qui – quoique très probantes – ne peuvent pas remplacer l’ordre de l’Entendement, le vrai : mettre la Substance d’abord, puis le Mouvement, etc. Cet ordre royal suffit directement à tout.

Spinoza a écrit :E2P10S : … ils n’ont pas gardé l’ordre philosophique des idées. La nature divine, qu’ils devaient avant tout contempler, parce qu’elle est la première, aussi bien dans l’ordre des connaissances que dans l’ordre des choses, ils l’ont mise la dernière ; et ces choses qu’on appelle objet des sens, ils les ont jugées antérieures à tout le reste. Or voici ce qui est arrivé : pendant qu’ils considéraient les choses naturelles, il n’est rien à quoi ils songeassent moins qu’à la nature divine ; puis, quand ils ont élevé leur esprit à la contemplation de la nature divine, ils ont complètement oublié ces premières imaginations dont ils avaient construit leur science des choses naturelles ; et il est vrai de dire qu’elles ne pouvaient les aider en rien à la connaissance de la nature divine …


Enegoid a écrit :En gros, d’accord sur votre « cycle » notions communes-dieu-choses . En détail, c’est à voir.

Pas de problème pour un autre fil à l’occasion…

Serge
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Messagepar Louisa » 18 oct. 2008, 04:12

Durtal a écrit :
Louisa a écrit :ce que je ne comprends pas dans ta façon de voir les choses, c'est EN QUOI CONSISTERAIT la "confusion corporelle".


Mais c'est la confusion entre les valeurs de mouvement et de repos!


mouais ... j'ai l'impression que tu touches peut-être à quelque chose de fort intéressant, mais qu'appellerais-tu des "valeurs" de mouvement et de repos, plus précisément?

Durtal a écrit : Deux corps s'affectent mutuellement, chacun communique quelque chose de sa quantité de mouvement à l'autre, donc chacun est affecté d'une valeur de mouvement adventice.


il y a certainement une communication de mouvement. Mais je ne vois pas pourquoi CHACUN communiquerait du mouvement à l'autre. A mon sens, chez Spinoza comme dans la physique de l'époque, c'est le corps affectant qui communique une quantité de mouvement au corps affecté.

Durtal a écrit : Donc l'affection est une composition locale de puissance, un produit (au sens mathématique) entre le rapport de mouvement et de repos du Corps affectant et entre le rapport de mouvement et de repos du corps affecté.


ce qu'il faut à mon sens distinguer, ce sont les notions de "rapport de mouvement et de repos" ou "degré de puissance" d'une part, et "quantité de mouvement" d'autre part. Ce qui caractérise un Individu, c'est précisément le fait que lorsqu'une partie de lui-même reçoit une quantité de mouvement d'un corps extérieur (quantité que celui-ci nécessairement perd, en la communiquant au corps affecté), ce mouvement est communiqué aux autres parties qui le constituent d'une telle façon que l'ensemble des corps qui effectuent son rapport à lui, continuent à persévérer dans ce rapport de mouvement et de repos. Autrement dit, l'Individu se définit par le fait qu'une affection par une quantité de mouvement ne change PAS essentiellement le rapport de mouvement et de repos entre corps qui le caractérise lui. Tout comme le fait de donner une quantité de mouvement à un autre corps ne change pas l'essence même du corps affectant, ne change pas son rapport de mouvement et de repos à lui. Car ce rapport, il exprime une essence éternelle, autrement dit une essence qui jamais ne cesse d'exister. C'est la raison pour laquelle une communication de mouvement n'induit PAS de "confusion corporelle". Sescho d'ailleurs vient de dire bien des choses intéressantes là-dessus, mais à mon sens néanmoins erronées ... j'espère qu'un jour sa "modestie" aura atteint le niveau qui lui permettra de donner un peu de mouvement à mes objections par rapport à ses interprétations ... .

Durtal a écrit :Dans le cas de la cicatrice par exemple, la trace doit être comprise comme une continuation indéfinie (tant que la cicatrice dure), au sein même du corps humain d'un gradient de mouvement et de repos qui s'est confondu avec celui du corps humain. La cicatrice retient l'information (parce que c'est son essence) de la conjonction initiale de la rencontre des puissances qui l'ont produites. Elle est comme un "echo" de l'évènement (donc un forme de présence de l'évènement passé).


je dirais: la cicatrice se caractérise par un rapport de mouvement et de repos tout à fait propre à elle, rapport causé, effectivement, par la rencontre de deux corps. Mais je ne vois pas en quoi les deux corps cesseraient d'être des Individus lors de cette rencontre. Comme le dit Spinoza: ce qui concourt à produire un seul et même effet, constitue une chose singulière (ici: la cicatrice), mais ne perd nullement son individualité à lui. Le Corps humain est ainsi constitué d'une infinité d'Individus, mais aussi longtemps que ces Individus se comportent l'un par rapport à l'autre d'une telle façon qu'ils effectuent toujours, à l'occasion d'une affection, le rapport de mouvement et de repos propre à tel Corps humain, ce Corps humain reste intacte en tant que Individu vivant dans un temps et un lieu précis. La cicatrice n'est donc qu'un de ces Individus qui effectuent le rapport de mouvement et de repos propre à ce Corps humain-ci et non pas à un autre. Je ne vois pas en quoi cela changerait l'essence même du Corps ... ? N'oublions pas que l'essence du corps est un degré de puissance. Si demain en te rasant tu te blesses et dans dix jours une cicatrice d'un centimètre apparaît sur ta joue gauche, tu crois vraiment que cela aura changé quelque chose à l'essence même de ton Corps? Celui-ci serait-il réellement devenu moins puissant, aurait-il perdu une partie de son aptitude à être affecté et à affecté? Je ne vois pas pourquoi cela serait le cas.

Durtal a écrit :Si je prends cet exemple, c'est évidemment parce qu'il illustre ce que Spinoza appelle la mémoire, qui n'est rien d'autre (ainsi que l'imagination en général) que la trace ou l'effet du monde environnant sur le corps humain, lequel assimile et conserve dans son propre rapport de mouvement et de repos, les rapports de mouvements et de repos des choses qui sont différentes de lui.


pour moi ceci confond de nouveau la cause avec l'effet. Certes, l'essence de la cicatrice a été causée par les deux rapports de mouvement et de repos des corps qui l'ont produits (Corps humain plus corps extérieur). Il n'en demeure pas moins que le rapport qui caractérise la cicatrise est un AUTRE rapport que celui du Corps auquel il appartient et que celui du corps extérieur. L'être de la cause ne constitue PAS l'être de l'effet ... .

Durtal a écrit : C'est ce qui fait la supériorité du corps humain sur les autres: il est très plastique, très modulable, il peut accueillir en lui, c'est à dire intégrer, assimiler, beaucoup de rapports de mouvement et de repos, étranger au sien, sans être détruit pour cela.


jamais Spinoza ne donne une telle supériorité au corps humain. N'empêche qu'il me semble être clair que certains corps humains effectivement ont un grand pouvoir d'affecter et d'être affecté. Mais quel est le rapport entre ce pouvoir et les relations que le corps humain établit avec d'autre corps ... ? Cela ne m'est pas encore très clair. Car plus un corps humain est puissant, plus il sait "s'unir" à d'autres corps, plus il est dans la Joie, plus sa puissance augmente. Mais que signifie, corporellement, que la puissance d'un corps augmente ... ? Cela est-il équivalent à un changement d'essence, et si oui, comment concevoir ce changement d'essence ... ?

Durtal a écrit :
Louisa a écrit :Cependant, jamais Spinoza ne fait de la diminution de la puissance du corps affectant une condition de possibilité de la confusion dans la chose affectée. L'un n'a rien à voir avec l'autre.


mais bien sûr que si! Seulement il y a des degrés dans la confusion. (E3 prop X)


E3PX dit seulement qu'une idée qui est contraire à l'existence de notre Corps ne peut se trouver dans notre Esprit. Comment en déduis-tu que lorsqu'un corps extérieur nous affecte, celui-ci verrait sa puissance à lui diminuer ... ?

Durtal a écrit : Quand un corps est détruit, cela veut dire qu'il est identifié à une multitude d'autres, que sa forme est assimilée aux puissances des choses qui l'ont détruites, que Dieu forme à sa place l'idée d'un corps ou d'un complexe de corps qui exclut sa nature à lui.


je crois pas. L'E2P8 dit clairement que les choses, lorsqu'on ne peut pas dire qu'elles durent, existent néanmoins éternellement en Dieu. Dieu ne "remplace" donc pas l'idée d'une chose par une autre, lorsque celle-là vient de mourir. La seule chose qui arrive lorsque quelque chose meurt, c'est que les Individus qui effectuaient pendant un certain temps son rapport à lui, maintenant effectuent de différents autres rapports. Mais le rapport qui caractérise l'Individu qui vient de mourir, ce rapport est éternel, il existera toujours et à toujours existé en Dieu. C'est là aussi que Sescho se trompe à mon avis. Prenons par exemple le scolie de l'E5P23:

"Cette idée qui exprime l'essence du Corps sous l'aspect de l'éternité est, comme nous l'avons dit, une manière de penser précise, qui appartient à l'essence de l'Esprit, et qui nécessairement est éternelle. Et pourtant il ne peut se faire que nous nous souvenions d'avoir existé avant le Corps puisqu'il ne peut y en avoir de traces dans le Corps, et puisque l'éternité ne peut ni se définir par le temps ni avoir aucun rapport au temps."

Spinoza parle bel et bien ici d'un mode fini éternel. Finitude et éternité chez Spinoza ne s'excluent pas mutuellement, et c'est ce qui fait toute son originalité. Car la durée indéfinie (qui devient bien sûr une durée tout à fait déterminée le jour de la mort du Corps) ne concerne QUE l'imagination et la mémoire, donc QUE les traces que font les corps extérieurs sur le Corps humain. Elle ne touche PAS l'essence même de l'Esprit et du Corps, en tant qu'elle existe éternellement en Dieu (sans rien perdre de sa finitude... pour moi Sescho confond vraiment l'infini et l'éternel).

Ce qui se passe quand on meurt, c'est que la FORME ou l'union des corps qui expriment notre rapport de mouvement et de repos à nous, est détruite (et non pas "assimilée" aux choses qui l'ont détruites ... qu'est-ce qu'une telle "identification" pourrait vouloir dire .. ??). Les corps qui constituaient cette union, maintenant font partie d'autres Individus. Mais ce rapport en tant que tel, rapport qu'expriment les différents corps à tel ou tel moment de notre vie dans un temps précis, reste tout à fait intacte, puisqu'il existe éternellement en Dieu! C'est pourquoi l'erreur que contient l'interprétation (encore une fois, interprétation très intéressante) que nous propose Sescho à mes yeux est assez fondamentale (aussi fondamentale que celle que "implicitement" il m'attribue, donc ... :) ) : s'il croit que toute chose finie est "essentiellement" impermanent, vouée à perdre son "identité" etc., il ne se situe QUE sur le plan de l'imagination, des traces que laissent d'autres corps sur notre corps. Il élimine alors - paradoxalement au nom de la "grandeur" de l'éternel et l'infini - l'éternité même qu'exprime CHAQUE corps, humain ou non.
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Messagepar Louisa » 18 oct. 2008, 22:38

PS à Durtal

en fait, si tu crois qu'en affectant un corps, le corps affectant perd une "valeur de mouvement" et par là même son individualité à lui (confusion corporelle), peut-on dire que tu conçois la puissance qui caractérise le corps affectant un peu comme si c'était une "énergie potentielle"? Energie qui se trouve dans le corps affectant aussi longtemps qu'il ne produit pas son effet, mais qui se convertit en énergie cinétique qui passe alors du corps affectant au corps affecté, et par là "vide" le corps affectant d'une partie de sa puissance à lui?
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Messagepar vieordinaire » 19 oct. 2008, 00:10

Ma chere Louisa,


Louisa a écrit :A mon avis, "envelopper" est dans le spinozisme un terme qui n'est propre qu'à l'attribut de la Pensée et à ses modes, et non pas à l'attribut de l'Etendue.


J'etais initialement sympathique a la distinction que vous aviez etablit--car il etait vrai que je ne pouvais me souvenir d'un exemple ou Spinoza utilise l'expression (involvere) dans le cas de l'etendue. Et bien, ce matin je suis tombe sur le passage suivant

Spinoza a écrit :Si humanum corpus affectum est modo, qui naturam corporis alicuius externi involvit
2p17


En passant ... la traduction francaise de involv[.] par envelopper est malheureuse. Impliquer (mais de quelle facon?) serait un peu mieux bien que toujours imparfaite.

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Messagepar hokousai » 19 oct. 2008, 00:27

Expliquez en latin ce que peut signifier involvere , nous essaierons de traduire l'explication en Français .

on aura peut être ainsi fait des progrès .

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Messagepar Louisa » 19 oct. 2008, 00:56

Vieordinaire a écrit :
Louisa a écrit :A mon avis, "envelopper" est dans le spinozisme un terme qui n'est propre qu'à l'attribut de la Pensée et à ses modes, et non pas à l'attribut de l'Etendue.


J'etais initialement sympathique a la distinction que vous aviez etablit--car il etait vrai que je ne pouvais me souvenir d'un exemple ou Spinoza utilise l'expression (involvere) dans le cas de l'etendue. Et bien, ce matin je suis tombe sur le passage suivant

Spinoza a écrit:

Si humanum corpus affectum est modo, qui naturam corporis alicuius externi involvit
2p17

En passant ... la traduction francaise de involv[.] par envelopper est malheureuse. Impliquer (mais de quelle facon?) serait un peu mieux bien que toujours imparfaite.


Cher Vieordinaire,

merci pour la citation!! En effet, apparemment Spinoza ici dit qu'un mode de l'Etendue peut envelopper la nature d'un corps extérieur. Ce qui est aussi intéressant qu'étrange ... . Car comment concevoir ce type d'enveloppement?

On pourrait "évacuer" la question en suivant votre suggestion de traduire involvere par "impliquer" (au sens où une conséquence suppose nécessairement un antécédent), et alors on obtiendrait une relation purement logique, et non pas "corporelle", ce qui rend la phrase plus facilement compréhensible (toute affection du corps est une "conséquence" d'un corps extérieur et en ce sens l'implique).

Or plusieurs problèmes dans ce cas surgissent. D'abord il y a le fait qu'aussi bien Pautrat que Appuhn traduisent systématiquement par "envelopper". Puis si l'on fait ce que vient de proposer Hokousai et l'on consulte par exemple le dictionnaire Gaffiot (version poche), on trouve:
1. faire rouler en bas, faire tomber en roulant
2. faire rouler sur
3. enrouler, envelopper.
Autrement dit, il n'y a pas de "impliquer".

Si vous disposez de la traduction de Curley (que je n'ai pas ici sous les yeux): comment traduit-il cette phrase de 2p17 (et/ou involvere en général)? Je suppose qu'il traduit par "involves", ce qui aurait l'avantage d'être une traduction littérale tout en suggérant les deux sens (impliquer et envelopper) ... ?
Encore merci pour l'info!
L.

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Messagepar Louisa » 19 oct. 2008, 04:12

Sescho a écrit :]
Non, mais tout cela est assez subtil, donc pose des problèmes d'expression. Je n'ai pas forcément mis les mots qui convenaient, et les traductions de Spinoza ne se conforment pas forcément à l'usage actuel des termes, comme "en soi" (pris sans relation avec autre chose) et "par soi" (sans relation avec une cause.)


en effet, l'en soi spinoziste n'est pas l'en soi kantien. Ce qui "est en soi" effectivement n'est pas en autre chose, et par conséquent est une substance, chez Spinoza, tandis que ce qui est en soi chez Kant, c'est ce qui est inaccessible à la connaissance humaine.

Sescho a écrit :Dans cette acception, une chose singulière pourrait être dite "en soi", simplement parce qu'on la considère telle (bien que de fait elle soit liée dans l'interdépendance à l'ensemble de la Nature naturée.) L'essence, ou plutôt le conatus pour une chose particulière existant en acte, serait cet "en soi" chez Spinoza. Ce que j'accorde sous cette acception.


ok, mais si vous accordez cela, il me semble que vous accordez l'essentiel pour pouvoir comprendre des conséquences néanmoins opposées à celles que vous en tirez vous-mêmes.

Car lorsqu'on considère une chose "en soi", dans ce sens précis du terme, c'est-à-dire, tout simplement, "seul", sans concevoir d'autres choses, sans penser en même temps à d'autres choses singulières, alors on peut voir quels effets cette chose produit. Si elle ne produit aucun effet dès qu'on fait abstraction d'autres choses, elle ne peut pas être une "chose singulière". Mais si l'on voit clairement que tel ou tel effet n'est produit que par elle seule, et donc s'explique par Dieu non pas en tant qu'il est infini, mais en tant qu'il constitue l'essence de CETTE cause-là, alors par définition, dit Spinoza, cette cause est une chose singulière (E2 déf. 7).

Ici, on ne parle donc nullement du fait que toute chose singulière est un mode et donc n'existe qu'en Dieu. On ne regarde que les effets de cette chose singulière, seul critère de son éventuel singularité.

Spinoza donne un excellent exemple de ce genre de procédés dans le TTP 4.1:

Spinoza a écrit :1) L'homme, en tant qu'il est une partie de la nature, constitue une partie de la puissance de la nature (remarquons qu'ici aussi, il est nécessaire de ne pas confondre "constituer" et "causer", car bien sûr l'homme ne cause nullement la puissance de la nature, louisa); donc ce qui suit de la nécessité de la nature humaine, c'est-à-dire de la nature même en tant que nous la concevons comme déterminée par la nature humaine, cela, bien que nécessairement, suit cependant de la puissance humaine; c'est pourquoi l'on peut fort bien dire que la ratification des lois de cette espèce (il s'agit des lois humaines ou règles de droit, louisa) dépend de la décision des hommes: elle dépend en effet principalement de la puissance de l'esprit humain (...).
2) J'ai dit que ces lois dépendent d'une décision des hommes parce que nous devons définir et expliquer les choses par leurs causes prochaines, et que cette considération universelle sur le destin et l'enchaînement des causes ne peut nullement nous servir pour former et mettre en ordre nos pensées touchant les choses particulières.


La raison, qui comme le dit l'E2P44, a la capacité de percevoir les choses vraiment, à savoir comme elles sont EN SOI. Ici aussi, cela ne signifie pas que les choses ne seraient pas en autre chose (Dieu). Cela signifie que l'on est capable de considérer chaque chose seule de façon adéquate (même si la raison ou le deuxième genre de connaissance ne donne pas accès à l'essence singulière de la chose). Car si l'on ne peut pas remonter toute la chaîne causale qui a été nécessaire pour produire cette chose, on peut très bien remonter jusqu'à sa cause prochaine.

Et c'est cette notion de cause prochaine qui est absolument cruciale pour pouvoir comprendre le statut de la chose finie. La cause prochaine d'un mode ou d'une chose singulière ou d'une chose finie, ce n'est JAMAIS l'essence de Dieu. Autrement dit, ce n'est jamais l'essence de Dieu qui est cause prochaine d'un mode fini (l'essence de Dieu n'est cause prochaine que des modes infinis). C'est toujours Dieu en tant qu'il s'explique par tel ou tel mode précis. Mode fini, qui plus est, puisqu'il s'il n'existait pas d'autres modes de son genre (= définition de la finitude), il n'aurait aucun effet causal (car pour produire un effet, la cause doit avoir quelque chose en commun avec l'effet).

C'est de cette façon aussi que Spinoza peut dire que les règles de droit s'expliquent par la puissance de l'esprit humain "en soi": cette puissance en est la seule cause prochaine. Non seulement cela suffit pour expliquer l'existence de l'effet, mais, y ajoute Spinoza, nous avons vitalement BESOIN d'une telle connaissance adéquate pour pouvoir orienter notre vie (pour pouvoir savoir s'il faut réparer une voiture ou s'il vaut mieux en acheter une nouvelle, par exemple).

Sescho a écrit : Mais j'ai employé "en soi" comme opposé à "en autre chose" (rien à voir avec l'homme), et alors aucune chose singulière ne peut être dite "en soi" ; de mémoire c'est l'acception ("en soi" opposé à "en autre chose") qui est retenue dans certaines traductions au moins de Spinoza.


pour autant que je sache, tout le monde traduit in se par "en soi" et per se par "par soi". Ce n'est donc pas la traduction de ces termes seuls qui nous dira dans quel sens Spinoza l'utilise, il faut étudier les différents contextes dans lesquels il s'en sert. Et alors on constate inévitablement ce que vous venez d'accorder ci-dessus: d'une part Spinoza parle d'une existence "en soi" et "par soi" (cela ne vaut que pour la substance), mais ailleurs Spinoza parle très régulièrement de la possibilité de "considérer une chose en soi", et de la considérer ainsi tout à fait adéquatement. Là le "en soi" ne signifie pas que la chose n'existerait pas en autre chose, il signifie qu'il faut prendre en considération la chose seule, sans penser aux autres choses singulières.

Autrement dit, chez Spinoza il convient de distinguer le "exister en soi" du "considérer en soi". Ce sont deux choses fort différentes.

Sescho a écrit :Maintenant quand Spinoza dit qu'un mode n'est pas en soi et ne se conçoit pas par soi, on peut - on doit - le prendre au mot : ce n'est pas, comme l'a dit Durtal, une simple concession de forme, un égard rhétorique à Dieu. Le mode N'EST PAS en soi (mais en autre chose) et NE PEUT PAS SE CONCEVOIR par soi (mais par autre chose : Dieu.) Dit comme cela, c'est parfaitement clair : NE PEUT PAS. La seule chose en soi (absolument : en rien d’autre) et aussi seule chose par soi (cause de soi) et seule chose conçue par soi c’est la Substance. Spinoza ne répète pas cela par poésie : quand on n’a pas compris cela, on n’a presque rien compris. NE PEUT PAS.


il me semble que là-dessus nous sommes tous d'accord, et ce dès le début de cette discussion. Le problème c'est que souvent vous en concluez que "considérer une chose en soi" est tout à fait "vaine", et qu'on ne peut jamais ainsi obtenir une idée adéquate d'une chose particulière. Ce que je viens de citer du TTP contredit cette idée. C'est pourquoi à mon sens la chance est grande que vous ne distinguiez pas adéquatement entre les deux contextes différents: celui où Spinoza parle d'un "exister en soi", et celui où il parle d'un "considérer en soi".

Sescho a écrit :Sur le fond, la question me semble assez évidente : comment quelque chose qui est indissociablement en autre chose et qui ni n'est ni ne se conçoit par soi peut-elle être dite avoir un être propre ? De mémoire, Henrique nous a expliqué cela il y a longtemps.

Première métaphore : le doigt et la main. A proprement parler un doigt n’est un doigt que dans une main. Il n’est pas en soi, il est dans une main. Comment expliquer ce qu’est un doigt en lui-même dans ces conditions ?

Deuxième métaphore (meilleure) : la vague est un mode de manifestation de l’océan (quoique l’océan se conçoive parfaitement calme, sans vague.) Qu’est-ce qu’une vague sans l’océan ? Où est son en-soi ?

Dans les deux cas isoler mentalement la manifestation de sa substance c’est IMAGINER, se bercer de fantasmes.


non, dans les deux cas, isoler mentalement le doigt de la main ou la vague de l'océan, c'est considérer le doigt ou la vague en tant qu'il/elle est SEULE cause d'un effet qu'il/elle produit (si la vague X lors de tel tsunami a détruit ma maison à moi, c'est bien elle qui a causé cet effet, et pas du tout la vague qui venait juste après, et qui a été nécessaire pour détruire la maison de mon voisin qui vivait un peu plus à l'intérieur du pays).

On ne s'en sort pas lorsqu'on veut abolir la singularité réelles des choses particulières, ou lorsqu'on veut reléguer la finitude des affections de la substance dans le royaume de l'imagination. On ne peut plus expliquer pourquoi ma maison et la maison du voisin ont été atteintes, tandis que la maison d'un troisième est toujours debout - on a réellement besoin de la singularité d'une troisième vague qui ne s'est PAS produite pour pouvoir expliquer cet événement, ou cette affection de l'essence divine.

Sescho a écrit :Par ailleurs, de fait, il est impossible de concevoir une chose singulière (finie existant en acte) comme étant parfaitement isolée du reste du Monde. Ce n’est même pas une question de survie à court terme : c’est impossible, le vide n’existant pas, le mouvement ne s’arrêtant pas. De même, elle est conséquemment impermanente.


voir ce que j'ai déjà dit concernant la différence entre un atomisme et l'individualisme proprement spinoziste. Tout Individu, chez Spinoza, est composé, et se définit par sa capacité de se maintenir totalement intacte lors d'une affection par un corps extérieur. Il suffit de regarder l'Individu tel qu'il se maintient pour considérer l'Individu "en soi". Cela n'a rien à voir avec la question concernant son existence en soi ou en autre chose. Ce sont deux questions différentes, qu'il convient vraiment de bien distinguer, sinon la substance perd sa multiplicité, et par là même son caractère d'infini... !

Sescho a écrit :Mais Spinoza semble bien distinguer une essence « propre » (ce que la chose singulière est abstraction faite des autres choses), qui se traduit par cette tendance à persévérer dans son être, cette résistance à la déformation. Mais cette tendance n’est bien qu’une tendance puisque l’interdépendance est inéluctable. La chose n’est pas, en tant qu’existante, et pas concevable sans les autres choses (ni sans Dieu.) E4P2 et suiv. De là naît le désir commun : impliqué par l’interdépendance il est intégralement de l’ordre de la passion (le désir qui naît de la raison est franchement distinct de ce point de vue, la raison relevant de notre puissance propre et d’aucune puissance extérieure ; mais la raison, c’est la raison, telle que développée tout au long de l’Ethique et sublimée dans le troisième genre, pas autre chose.)

Les essences (ce que les choses sont) sont en Dieu, puisqu’elles sont l’essence, la nature même, de Dieu en tant que modifié. Mais l’entendement de l’homme n’est pas l’entendement de Dieu : il perçoit tout en premier lieu par la sensation, et celle-ci ne lui donne d’idée adéquate ni des choses singulières ni de lui-même (E2P23 et suiv.)


autre confusion: l'entendement humain c'est l'ensemble des idées adéquates, donc PAS les perceptions des "sensations" ou des images!!

C'est pour ça que ce qui naît de notre raison est à la fois causé par notre essence singulière seule ET n'existe qu'en Dieu. Ce qui naît de notre raison, ce sont les idées adéquates. Ces idées adéquates CONSTITUENT l'entendement divin (= le mode composé de toutes les idées adéquates produites par l'attribut de la Pensée). Autrement dit, en tant que modes de la Pensée, nos idées adéquates sont bien sûr entièrement en Dieu. Il n'en demeure par moins que ces idées sont produites par notre essence singulière considérée en soi, c'est-à-dire seule, sans les autres essences singulières!

Sescho a écrit :En outre, l’interdépendance implique un changement d’essence continuel.


il n'y a pas de "transformation" (mutatio formae) ou de changement d'essence chez Spinoza. Des corps peuvent effectuer à un moment x tel essence, puis aller rejoindre à un moment y d'autres corps pour effectuer le rapport propre à une autre essence. Les essences elles-mêmes n'en restent pas moins les mêmes. Des corps ou Individues peuvent donc effectuer différentes essences, mais chaque essence considérée en elle-même existe éternellement en Dieu. C'est comprendre cela qui constitue le point de départ du troisième genre de connaissance.

Sescho a écrit :Les choses singulières n’existent pas parce qu’elles ont une essence ; elles ont certes une essence à chaque instant et existent d’autre part mais les deux ne sont pas liés.


les deux sont absolument liés. Etre une chose singulière signifie avoir telle ou telle essence singulière. Si un ensemble de corps à un moment x effectue l'essence A, et à un moment x + 1 l'essence B, ce n'est JAMAIS A qui s'est "transformé" en B, c'est l'ensemble des corps qui d'abord fait exister dans le temps la chose singulière A, et ensuite la chose singulière B, qui a commencé à se comporter différemment.

Sescho a écrit : C’est pourquoi peuvent exister à la fois plusieurs hommes, alors qu’ils n’ont qu’une seule essence pour l’essentiel.


pour autant que je sache, Spinoza parle à cet égard la plupart du temps de "nature" de l'homme, et non pas d'essence.

Sescho a écrit :Et je le demande : s'il n'y avait pas de changement d'essence comment pourrait-il y avoir naissance (et mort) ?


il faut préciser la question pour pouvoir la poser adéquatement, dans le spinozisme: la question est de savoir CE QUI change d'essence lorsqu'une chose singulière meurt. L'essence de la chose? Non, puisque celle-ci existe éternellement en Dieu (E2P8). Ce qui change d'essence, ce sont les innombrables corps individuels qui effectuaient à tel moment l'essence A, et qui maintenant effectuent l'essence B. Si vous croyez que les essences elles-mêmes peuvent se transformer ou changer, sur quels passages du textes vous basez-vous, et surtout comment en déduisez-vous une telle conclusion?

Bref, il me semble que lorsque Spinoza distingue explicitement DEUX sens d'existence actuelle (une en Dieu, une autre dans le temps), vous "tronquez" le spinozisme si vous voulez pouvoir tout expliquer par le niveau temporel seul. La permanence ne se produit que dans l'éternité, or chez Spinoza tout mode fini est d'un certain point de vue (celui du 2e et 3e genre de connaissance) éternel. Seul l'imagination est capable de penser en termes de changement et d'impermanence. En Dieu, donc en réalité, l'infinité de modes finis est produite "d'un seul coup", et de manière irréductible.
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Messagepar Enegoid » 19 oct. 2008, 13:16

1 (A Louisa) vous avez raison selon moi d’insister sur la notion de causalité prochaine. Il y a bien chez Spi les deux notions : causalité immanente (Dieu est cause de tout) et causalité prochaine (enchaînement infini des causes et des effets). Les deux notions sont nécessaires pour comprendre et articuler les deux points apparemment contradictoires que l’on pourrait caricaturer de la façon suivante
1 Il n’y a qu’un grand tout et les modes n’ont aucun intérêt
2 Seule la connaissance des modes permet d’accéder à la connaissance de Dieu.
Apparemment contradictoires, donc, mais les spinozistes savent bien que chaque point de vue recèle une part de vérité. Le tout est de l’atteindre.

2 Considérations sur l’essence :

Selon moi il y a chez Spi 3 façons (au moins) de parler de l’essence :
1. L’essence d’une chose, c’est sa définition
2. L’essence d’une chose, c’est ce sans quoi elle ne peut être ni être conçue, ni sans la chose être ni être conçue
3. L’essence d’une chose est sa persévérance dans l’être.
Les deux premières correspondent aux essences de genre (l’homme, la montagne). La troisième correspond aux choses singulières : l’essence de Paul c’est de continuer à être Paul. L’ennui de cette définition de l’essence est qu’elle est carrément tautologique (l’essence de Paul, c’est Paul) donc, difficile à manier.

Sescho a écrit :« Et je demande : s’il n’y avait pas de changement d’essence, comment pourrait-il y avoir naissance (et mort) »


Je ne comprends pas le problème : à partir du moment où l’on parle de modes on parle de choses dont l’essence « n’enveloppe pas l’existence ». Donc essence et existence sont déconnectées, en quelque sorte. Il y a existence ou pas (naissance et mort) mais l’essence n’en est pas affectée. Et ce qui est compréhensible pour le « tout ou rien » de la naissance et de la mort l’est également pour les variations de l’existence : Paul sans bras est toujours Paul, de même que Paul enfant est toujours Paul, de même que Paul mort est toujours Paul sans l’existence.

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Messagepar sescho » 19 oct. 2008, 20:44

Louisa a écrit :… en effet, l'en soi spinoziste n'est pas l'en soi kantien…

Je réponds cette fois-ci, mais si tu ne m’épargnes pas par la suite ce ton de donneur de leçons que je trouve à l’opposé (dans l’apparence, car dans le fond c’est pour moi la même chose) de la pertinence de ta compréhension de Spinoza, ce sera probablement définitivement la dernière…

Je ne reviens pas sur tous les points élémentaires que tu mentionnes, comme si nous découvrions Spinoza depuis hier, et que j’ai déjà traités d’une manière bien plus complète que ce à quoi tu les rabaisses (il faudrait voir aussi, je pense, si tu n’as pas un problème d’écoute, généré par un appétit irrépressible de parler.)

S’agissant des choses singulières, c’est-à-dire des choses particulières existant en acte :

- Il faut nécessairement les considérer sous l’aspect de l’espace et de la durée (mais pas seulement) ; sinon on confond tout et donc on ne sait plus de quoi on parle.

- S’agissant des essences (qu’il y ait existence en acte – essence actuelle – ou non) elles sont éternelles puisqu’elles sont l’essence de Dieu en tant que modifié. Dire que tout se produit selon les lois de la Nature est équivalent. Dieu transverse le monde des choses singulières (en acte, donc) : c’est là qu’est l’éternité. Nous devons donc conserver les deux approches, en distinguant bien ce qui relève de l’une et de l’autre, l’approche éternaliste étant la supérieure (mais ne se voyant pas n’importe comment.) L’erreur décrite par Spinoza consiste à plaquer de l’éternité sur les choses particulières en acte, et donc dans la durée « tel-que. » C’est cela la confusion de ceux qui n’ont pas suivi l’ordre du philosopher : mettre la charrue devant les bœufs, soit les choses en acte devant Dieu dans le « raisonnement », en essayant de le raccrocher a posteriori, confondre le tout et la partie, etc.

- Oui il convient d’examiner leur cas en les prenant à part pour pouvoir comprendre. Je fais moi-même la même chose tous les jours en Physique. Mais leur puissance propre s’exprime dans un contexte où elles sont en interdépendance (conditions aux limites), et elles-mêmes changent de nature au cours du temps, le tout suivant les lois de la Nature. La seule chose qui soit manifestement éternelle dans l’affaire, c’est l’étendue, le mouvement et ses lois. C’est précisément parce que c’est un point de vue partiel dans le monde réel que Spinoza fait des précisions à ce sujet. Spinoza dit aussi dans le même texte du TTP que bien que les évènements soient tous nécessaires, il est indispensable pour l’usage de la vie, du fait de nos limitations, de les considérer comme contingents.

- Bien qu’il soit assez difficile de prendre en soi une chose finie en acte qui est de façon incontournable en interdépendance avec tout le reste dans le monde réel (et donc en impermanence, sinon c’est incompréhensible et le Mouvement n’est plus le Mouvement), on peut admettre – avec Spinoza me semble-t-il – qu’elle a une essence propre ; mais il est donc exclu qu’elle la conserve au cours du temps si l’on considère comme on le veut l’essence strictement particulière.

- Oui, dans un certain sens on doit donc considérer qu’elles ont une puissance propre, et qu’elles sont causes de ce qu’elles produisent, puisque cela relève des lois de leur nature, autrement dit de la nature de « leurs » lois (celles qui les caractérisent.) Ce qu’elles produisent n’exclut pas mais au contraire implique l’interdépendance, sauf pour les idées adéquates, lesquelles ne sont pas des idées d’essences singulières (et sont communes à tous les hommes).

- Si l’on considère comme Spinoza les « essence de genre » (on voit bien de quoi je parle : l’essence de l’Homme, par exemple) – encore une fois : et pour cause, la raison (la seule voie selon Spinoza) n’ayant aucune prise sur le singulier en tant que singulier – on peut certes trouver une certaine stabilité dans le monde réel. Par exemple, certaines transformations ne font pas que ce qui fait qu’un homme est dit homme soit changé. C’est même une manière approximative d’appréhender l’éternité des essences d’ailleurs. Mais qui dit « essence de genre » dit déjà que la « singularité, » la soi-disant essence ne se comprenant que comme singulière, en a pris un coup, non ? Par ailleurs, un homme réel meurt un jour : cela montre que dans le principe, et donc dans l’être, il est exclu qu’il ne change pas d’essence (il n’y a pas dans l’éternité ce qui est vrai à un moment du temps et ne l’est plus celui d’après.) De fait, dans le détail de sa vie, il change d’essence en permanence, quoique pas au point de ne plus être dit homme (voir les extraits plus haut.) C’est simplement l’idée que l’essence ACTUELLE générale (commune de fait à tous les hommes en acte) de l’Homme ne change pas à la moindre incartade dans le monde actuel que Spinoza défend ; sinon aucun raisonnement sur la nature humaine n’aurait de sens, ni rien d’ailleurs venant des hommes. Elle est valable pour les hommes ayant existé et n’existant plus et pour ceux qui n’existent pas encore et qui existeront.

- Bon, mais admettons qu’on ne considère en chaque homme (en acte, toujours) que sa part d’essence de genre. Etant l’essentiel, nous pouvons nous satisfaire de cela. Il la conserve alors durant sa vie d’homme. Mais alors 1) Il faut prendre avec les conséquences : il ne s’agit en aucune façon de l’expérience de chacun en particulier quel qu’il soit, donc en particulier de ce qu’il a en mémoire avec lequel il se fabrique un « Moi », etc. (en passant, parler en même temps de l’éternel en tout et de ce qui disparaît de l’âme avec la mort demande pour le moins du discernement…) 2) Nous ne pouvons parler avec raison que de ce qui est conçu clairement et distinctement. Donc nous ne connaîtrons de notre essence que ce qui est accessible ainsi (et qui est commun à tous les hommes, comme la raison.) L’éternité n’implique pas seulement l’absence de temps et d’espace, mais aussi de la multiplicité, dans notre esprit tout au moins.

Louisa a écrit :chez Spinoza il convient de distinguer le "exister en soi" du "considérer en soi". Ce sont deux choses fort différentes.

Non. Voilà l’erreur. L’ordre de l’entendement reflétant l’ordre des choses, il est EXCLU de faire ce distinguo, et a fortiori avec « fort » en plus.

Spinoza a écrit : E1D5 ; J’entends par mode les affections de la substance, ou ce qui est dans autre chose et est conçu par cette même chose.

E1A1 : I. Tout ce qui est, est en soi ou en autre chose.

E1P8S2 : … Si les hommes étaient attentifs à la nature de la substance, ils ne douteraient en aucune façon de la vérité de la Propos. 7 ; bien plus, elle serait pour tous un axiome, et on la compterait parmi les notions communes de la raison. Par substance, en effet, on entendrait ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont l’idée n’a besoin de l’idée d’aucune autre chose ; par modification, au contraire, ce qui est dans une autre chose, et dont le concept se forme par le concept de cette chose

E1P15 : Tout ce qui est, est en Dieu, et rien ne peut être, ni être conçu sans Dieu.

Démonstration : Hors de Dieu (par la Propos. 14), il n’existe et on ne peut concevoir aucune substance, c’est-à-dire (par la Déf. 3) aucune chose qui existe en soi et se conçoive par soi. Or les modes (par la Déf. 5) ne peuvent être, ni être conçus sans la substance, et par conséquent ils ne peuvent être, ni être conçus que dans la seule nature divine. Mais si vous ôtez les substances et les modes, il n’y a plus rien (par l’Axiome 1). Donc rien ne peut être, ni être conçu sans Dieu. C. Q. F. D.

Je m’arrête aux tout premiers…

Louisa a écrit :Le problème c'est que souvent vous en concluez que "considérer une chose en soi" est tout à fait "vaine", et qu'on ne peut jamais ainsi obtenir une idée adéquate d'une chose particulière.

Ce n’est pas une conclusion de ma part : Spinoza DIT qu’on ne peut pas avoir d’idée adéquate de l’essence d’une chose particulière (il reste une série d’extraits à commenter sur le sujet dans un autre fil…)

Louisa a écrit :Ce que je viens de citer du TTP contredit cette idée.

Non. Il ne s’agit pas de voir clairement quelque chose de singulier dans sa singularité, ni de nier l’interdépendance et l’impermanence en principe dans le monde des choses en acte. Et l’usage de l’essence de genre est une approximation pratique qui nous permet d’accéder à la connaissance… d’un genre, c’est-à-dire de la plus grande part qu’est l’essence commune à toutes les choses singulières du même genre.

Louisa a écrit :non, dans les deux cas, isoler mentalement le doigt de la main ou la vague de l'océan, c'est considérer le doigt ou la vague en tant qu'il/elle est SEULE cause d'un effet qu'il/elle produit (si la vague X lors de tel tsunami a détruit ma maison à moi, c'est bien elle qui a causé cet effet, et pas du tout la vague qui venait juste après, et qui a été nécessaire pour détruire la maison de mon voisin qui vivait un peu plus à l'intérieur du pays).

Déjà, dans une certaine mesure (houle tout spécialement), le mouvement réel de l’eau dans une vague est en fait non en translation horizontale mais verticale (c’est un « effet de trampoline » qui, lui, se propage de proche en proche en translation.) Difficile dans ces conditions de parler de CETTE vague précise (encore une fois ce n’est pas tant la réalité que la clarté de la distinction en soi d’une chose particulière qui pose problème) ; ensuite « cette » vague change, se renforce ou s’atténue ; il suffit d’aller voir en mer. Enfin, et surtout, ce n’est pas parce que je suis des yeux le phénomène (qui est bien réel, nous sommes d’accord) qu’il a une existence propre. Voir les choses comme elles sont ce n’est pas leur donner, par l’imagination, un être propre qu’elles n’ont pas. C’est de l’eau en mouvement qui détruit telle maison ou telle autre. C’est toi qui est dans l’imagination d’une multiplicité qui n’existe pas dans l’éternité (l’utilité des essences de genre auxquelles tu te réfères – sans le savoir apparemment – te le montre déjà.) Et qu’est-ce que cela change que ta maison soit détruite par une vague, ou par une autre ?

La vague ne pouvant être conçue sans l'océan, on ne peut pas dire dans un sens absolu qu'elle a fait quelque chose par elle-même (et pour l'homme le libre arbitre n'existe pas.) On peut l'isoler comme un dynamisme particulier de l'eau commun à toutes les vagues, cependant, à des fins didactiques et même la simuler, alors même qu'elle n'existe pas en réalité. Quant à la goutte d'eau qui fait proéminence à son sommet, on s'en fout... (pas elle qui a fait tomber la maison, hein ?)

Note : cela dit, l’exemple de l’océan est un doigt (une métaphore) qui montre l’essentiel, et ce doigt ne comprend que des vagues, pas des maisons, puisqu’il se situe dans la seule substance « eau » ; il faudrait donc parler d’une vague en détruisant par interférences une autre.

Louisa a écrit :autre confusion: l'entendement humain c'est l'ensemble des idées adéquates, donc PAS les perceptions des "sensations" ou des images!!

Non. Sauf éventuellement dans un certain contexte particulier (acception restreinte qui est telle que tu le dis), pour Spinoza, l’entendement est une notion générale qui réunit toutes les idées sans exception. Sinon, comme tu le dis si souvent, n’hésite pas à produire des extraits complets (pas seulement ceux qui t’arrangent.)

Louisa a écrit :C'est pour ça que ce qui naît de notre raison est à la fois causé par notre essence singulière seule ET n'existe qu'en Dieu. Ce qui naît de notre raison, ce sont les idées adéquates. Ces idées adéquates CONSTITUENT l'entendement divin (= le mode composé de toutes les idées adéquates produites par l'attribut de la Pensée). Autrement dit, en tant que modes de la Pensée, nos idées adéquates sont bien sûr entièrement en Dieu. Il n'en demeure par moins que ces idées sont produites par notre essence singulière considérée en soi, c'est-à-dire seule, sans les autres essences singulières!

D’abord j’ose penser que tu ne dis pas que l’entendement divin n’est constitué seulement que des idées adéquates des hommes, ce qui serait très faux vis-à-vis de son texte. En fait, Dieu n’a pas à proprement parler d’idées adéquates, puisqu’il ne forme pas de notion d’adéquation : il a l’idée vraie de tout, point. Etant communes (en principe) à tous les hommes ces idées ne peuvent être attachées en vérité à une occurrence particulière en acte, même si, dans le monde vu comme celui des choses finies en acte, elles se révèlent bien dans telle ou telle occurrence (c’est en particulier cela voir l’éternité dans la multiplicité, pas de plaquer de l’éternité sur le multiple changeant.)

Louisa a écrit :pour autant que je sache, Spinoza parle à cet égard la plupart du temps de "nature" de l'homme, et non pas d'essence.

C’est la même chose. Il y a des extraits sur l’essence ici. J’en reproduis quelques-uns :

Spinoza a écrit :E2L4 : Si d’un corps ou individu composé de plusieurs corps vous retranchez un certain nombre de parties, mais que ces parties soient remplacées simultanément par un nombre égal de parties de même nature, cet individu conservera sa nature primitive, sans que sa forme ou essence en éprouve aucun changement.

E2L5 : Si les parties qui composent un individu viennent à augmenter ou à diminuer, mais dans une telle proportion que le mouvement ou le repos de toutes ces parties, considérées les unes à l’égard des autres, s’opèrent suivant les mêmes rapports, l’individu conservera encore sa nature première, et son essence ne sera pas altérée.

E2L6 : Si un certain nombre de corps composant un individu sont forcés de changer la direction de leur mouvement, de telle façon pourtant qu’ils puissent continuer ce mouvement et se le communiquer les uns aux autres suivant les mêmes rapports qu’auparavant, l’individu conservera encore sa nature, sans que sa forme éprouve aucun changement.

E3P47Dm : … le désir est la nature même ou l’essence de chaque individu …

Scholie : Il suit de là que les passions des animaux que nous appelons privés de raison (car nous ne pouvons, connaissant l’origine de l’âme, refuser aux bêtes le sentiment) doivent différer des passions des hommes autant que leur nature diffère de la nature humaine. Le cheval et l’homme obéissent tous deux à l’appétit de la génération, mais chez celui-là, l’appétit est tout animal ; chez celui-ci, il a le caractère d’un penchant humain. De même, il doit y avoir de la différence entre les penchants et les appétits des insectes, et ceux des poissons, des oiseaux. Ainsi donc, quoique chaque individu vive content de sa nature et y trouve son bonheur, cette vie, ce bonheur ne sont autre chose que l’idée ou l’âme de ce même individu, et c’est pourquoi il y a entre le bonheur de l’un et celui de l’autre autant de diversité qu’entre leurs essences. ...

E3AppExpl : … l’idée qui constitue l’essence ou forme de telle ou telle passion doit exprimer la constitution de notre corps ou de quelqu’une de ses parties, en tant que sa puissance d’agir ou d’exister est augmentée ou diminuée, favorisée ou contrariée. Mais il est nécessaire de remarquer que quand je dis une puissance d’exister plus grande ou plus petite que celle qu’il avait auparavant, je n’entends pas dire que l’âme compare la constitution actuelle du corps avec la précédente, mais seulement que l’idée qui constitue l’essence de telle ou telle passion affirme du corps quelque chose qui enveloppe plus ou moins de réalité que le corps n’en avait auparavant. Or, comme l’essence de l’âme consiste (par les Propos. 11 et 13, part. 2) en ce qu’elle affirme l’existence actuelle de son corps, et que par perfection d’une chose nous entendons son essence même, il s’ensuit que l’âme passe à une perfection plus grande ou plus petite quand il lui arrive d’affirmer de son corps quelque chose qui enveloppe une réalité plus grande ou plus petite que celle qu’il avait auparavant. …

E4Pré : … Il est important de remarquer ici que quand je dis qu’une chose passe d’une moindre perfection à une perfection plus grande, ou réciproquement, je n’entends pas qu’elle passe d’une certaine essence, d’une certaine forme, à une autre (supposez, en effet, qu’un cheval devienne un homme ou un insecte : dans les deux cas, il est également détruit) ; j’entends par là que nous concevons la puissance d’agir de cette chose, en tant qu’elle est comprise dans sa nature, comme augmentée ou diminuée. Ainsi donc, en général, j’entendrai par perfection d’une chose sa réalité ; en d’autres termes, son essence en tant que cette chose existe et agit d’une manière déterminée. Car on ne peut pas dire d’une chose qu’elle soit plus parfaite qu’une autre parce qu’elle persévère pendant plus longtemps dans l’existence. La durée des choses, en effet, ne peut se déterminer d’après leur essence ; l’essence des choses n’enveloppe aucune durée fixe et déterminée ; mais chaque chose, qu’elle soit plus parfaite ou qu’elle le soit moins, tend à persévérer dans l’être avec la même force par laquelle elle a commencé d’exister ; de façon que sous ce point de vue toutes choses sont égales. …

E4D8 : … la vertu, c’est l’essence même ou la nature de l’homme, en tant qu’il a la puissance de faire certaines choses qui se peuvent concevoir par les seules lois de sa nature elle-même.

L’imagination consiste à prendre les modes pour des formes substantielles (voir l’extrait plus haut.) Et je répète que nous discutons seulement ici des conséquences, mais que Spinoza met, lui, les choses dans l’ordre d’emblée : Dieu d’abord, puis le Mouvement et l’Entendement infini, puis les modes, le tout devant être présent à l’esprit en permanence.


Serge
Connais-toi toi-même.


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