Sescho a écrit :les modes n'ont pas d'être propre
et pourtant, Spinoza dit bel et bien que l'être de la substance ne constitue PAS l'essence d'un mode, l'essence de l'homme par exemple (E2P10). Tandis que ce qui existe, ce ne sont pas seulement les attributs, ce sont les attributs ET leurs affections ou modes (E1P4 démo). Que les modes n'existent que DANS l'attribut qu'ils expriment, et partant qu'ils reçoivent leur existence d'autre chose que de leur propre essence, n'est pas la même chose que de dire que les modes n'auraient pas d'être propre. Au contraire, l'être d'un mode est d'un autre type d'être que l'être de l'attribut. Autrement dit, l'essence de l'homme n'est PAS l'essence de Dieu.
Enlever tout être propre aux modes à mon sens constitue donc un genre de retour à l'essence scolastique, où effectivement l'essence est ce sans quoi la chose ne peut être. Spinoza, en revanche, explique précisément dans l'E2P10 la raison pour laquelle il a décidé d'abandonner cette conception traditionnelle de l'essence, pour y ajouter une deuxième condition: l'essence d'une chose est non seulement ce sans quoi la chose ne peut être, mais aussi ce qui sans la chose ne peut être.
Si l'on laisse tomber la deuxième condition (c'est-à-dire l'ajout proprement spinoziste à toute philosophie d'essence), on obtient ce qui du point de vue de Spinoza est dit être absurde: si l'être de Dieu appartenait à l'essence d'une chose singulière, cette chose existerait nécessairement, tandis que justement, la DIFFERENCE entre l'être de Dieu et l'être propre à un mode, c'est que seul l'être de Dieu comporte l'existence nécessaire, et non pas l'être du mode.
Or c'est précisément de là que part toute l'"éthique" proprement spinoziste: c'est parce que l'être du mode est différent de l'être de la substance, qu'on peut désigner l'essence d'un mode par le terme conatus, qu'il faut dire que l'essence de l'homme, l'être de l'homme, c'est le désir. Pour l'homme, être c'est désirer. C'est désirer se préserver le plus longtemps possible dans l'existence, "jouir" le plus possible de l'existence, avoir le plus souvent possible accès à la "Joie Suprême" (summa Laetitia). Et plus on obtient réellement cette Joie, plus on la désire obtenir davantage (E5P26). Tout ceci, ce ne sont "que" des affaires proprement "humaines", proprement "modales". Elles ne caractérisent que l'être propre au mode, tandis que le type d'être propre à Dieu (= avoir une essence qui enveloppe nécessairement l'existence) fait que désirer persévérer dans l'être, désirer la Joie, s'activer pour ressentir maximalement la "plus haute Joie" (= la plus haute augmentation de puissance) etc. n'a strictement aucun sens (puisque Dieu, contrairement à tout mode, dispose déjà d'une puissance infinie).
Conclusion: la substance ne peut avoir un être caractérisé par le désir d'exister (elle a plutôt un être caractérisé par le FAIT d'exister nécessairement), ni un être caractérisé par le désir d'augmenter sa puissance (elle a plutôt un être caractérisé par le fait de la puissance infinie). C'est en cela que le mode nécessairement et par définition a un être propre, différent de l'être de la substance.
Enfin, si je suis tout à fait d'accord pour dire que l'éthique spinoziste vise notamment à "détruire" les passions, d'une part je ne dirais par que Spinoza donne une méthode pour détruire les "illusions" (puisque sa description de l'effet du soleil sur l'oeil humain montre bien que l'illusion optique demeure parfaitement intacte, même quand nous savons qu'il s'agit d'une illusion), d'autre part il me semble que jamais Spinoza ne dit que cette méthode consiste à essayer de détruire les passions chez les autres gens. Toute la méthode vise à nous donner un moyen pour "supprimer" nos PROPRES passions (E5P2).
Quant à notre rapport aux autres, ses conseils semblent être fort différents: il s'agit d'abord d'apprendre à "toujours prêter attention à ce qu'il y a de bon dans chaque chose (E2P10) (ce qui s'oppose à une manière de vivre où l'on cherche systématiquement les "défauts" ou "passions" chez les autres), puis non pas à "limiter" nos rapports à ceux que l'on peut avoir avec ces personnes avec qui on "convient" toujours déjà, mais plutôt à s'adresser à n'importe quel être humain par ce en quoi on convient toujours déjà (notamment le fait de disposer de la raison), pour essayer de construire activement une plus grande convenance. C'est cette construction active de toujours davantage de convenance entre les gens qui me semble être au coeur du projet "socio-politique" de Spinoza. Or si l'on sait que pour lui, l'homme est un "animal social", par là même ce projet ne peut pas être dissocié de sa "doctrine" éthique.
C'est d'ailleurs sa théorie des affects elle-même qui permet de comprendre en quoi baser ses rapports avec les autres sur une volonté de détruire les passions des autres (qu'on opère cette destruction avec colère ou tout à fait "calmement") ne peut que créer de la disconvenance au lieu de produire de la convenance: lorsqu'on veut détruire une passion chez quelqu'un d'autre, on essaie de détruire un affect dont l'idée enveloppe notamment la nature même de l'autre. Par là, on s'attaque à l'essence même de son interlocuteur, qui quant à lui est nécessairement déterminé à s'opposer à toute tentative de ce genre, et qui répondra nécessairement (sauf lorsqu'il s'agit d'un sage) par une contre-attaque (par de la "Haine", dans les termes de Spinoza). Dans ce cas, on n'a que deux situations possibles: guerre froide (on s'évite) ou guerre tout court.
Spinoza montre où se trouve l'erreur responsable de ce choix "restreint" à tantôt une impasse, tantôt une augmentation nette de la Tristesse "sociale": c'est qu'on a tendance à croire que la passion de l'autre, c'est ce qui caractérise "clairement et distinctement" la nature de l'autre, son essence à lui. C'est bien la raison pour laquelle on a tendance à combattre chez l'autre ce qu'on croit être ses passions (activité dont les "prêtres" que Spinoza dénonce ont fait leur métier). Tandis que justement, une passion se définit par le fait que celui qui la subit n'est PAS seul à agir, mais est déterminé par une deuxième nature hors de lui à agir ainsi.
C'est pourquoi détruire une passion consiste à séparer les deux natures, ce que probablement chacun ne peut bien faire que chez soi-même, et non pas chez l'autre. Ce qu'on peut faire par rapport à quelqu'un d'autre, c'est l'affecter de Joie afin d'augmenter sa puissance, augmentation qui est nécessaire pour qu'il acquière la force de séparer ce qui en lui est confus. Dans ce cas, au lieu d'attaquer l'autre dans sa nature à lui (ce qu'on fait nécessairement lorsqu'on essaie de détruire chez lui une passion), il faudrait donc réussir à renforcer sa puissance en s'adressant uniquement à sa nature à lui.
C'est pourquoi il ne faut prêter attention qu'à ce qui est "bon" dans toute chose: non pas par "sainteté", mais parce que c'est le seul mécanisme qui "marche", une fois qu'on accepte la théorie des passions proprement spinoziste. C'est la seule chose qui peut construire davantage de convenance entre soi-même et un autre homme. Et en dehors de cette construction, il n'y a que la guerre, dans toutes ses formes possibles.
L.
PS à Durtal: une réponse à ton message, aussi intéressant que long, arrive sous peu.