Je dis "je" ici par convention sociale bien sûr . Serge m'a bien compris sur ce point et Spinoza dans la foulée, à mes yeux. Mais je partage entièrement le sentiment fondamental de Bardamu selon lequel l'intérêt essentiel d'une philosophie et celle de Spinoza en particulier, est de pouvoir être vécue.
Lorsqu'un individu humain dit "un chauffard m'est rentré dedans", il s'identifie à sa propre voiture, on comprend qu'il parle de sa voiture mais cette identification de l'individu et de la voiture, même répétée tous les jours aux oreilles de l'assureur, n'en est pas moins inadéquate, c'est-à-dire confuse. De même, nous disons "je me suis coupé", identifiant cette fois Moi et le corps qui a été effectivement coupé. Mais qu'est-ce qui peut dire "moi" ici ? Qu'est-ce qui est affecté au fond ? Je dis que c'est la substance et tous ses attributs. En disant "je me suis coupé", je n'exprime qu'assez inadéquatement que la substance étendue s'autoaffecte, d'une façon qui contribue à sa puissance tout en étant dangereuse et à combattre avec fermeté pour l'individu coupé, et que cette même substance est au fond ce qui connaît qu'il y a une telle interaction entre les corps qui expriment sa puissance.
Le sage, c'est un individu dont le mental a intégré l'idée que ni le corps, ni le mental le formant en tant qu'individu ne sont lui-même en tant que fond à partir duquel les pensées et mouvements qui le caractérisent singulièrement se déploiraient. Le sage, c'est un individu qui ne confond pas son individualité avec son identité fondamentale, qui ne confond pas le cep et les sarments, un individu qui comprend qu'il n'est pas ce à quoi le réduisent la connaissance du premier genre et les conventions sociales qui en résultent.
Le non-sage est un individu se considérant comme substance : tout en voyant bien qu'il existe à partir d'autres objets, il pense se soutenir par lui-même, être ce qu'il est, exister comme il existe, parce que lui, en tant qu'individu, le veut, par lui-même. C'est ainsi un individu dont le mental contient des idées inadéquates, notamment celle selon laquelle le corps se meut de lui-même ou dont le mental pense par lui-même. Et il ne faut pas croire qu'une fois qu'on a admis rationnellement que ni le corps ni le mental ne sont substances, on se met aussitôt à vivre et à penser en accord avec cette évidence. Les préjugés de l'enfance, surtout quand ils ne sont que rarement remis en cause socialement, ont la vie dure, comme l'avait bien vu Descartes.
Le sage est celui qui connaît que son individualité, malgré son dynamisme naturel et sa singularité, n'est pas le fond à partir duquel il se déploie mais seulement la surface, le déploiement en tant que tel. Sa sagesse consiste alors dans la saisie de l'unité de ce qui se déploie, qui est infini, et du déploiement, qui est fini.
D'ailleurs, quand nous cherchons à décrire ce qui se passe dans notre pensée, nous pouvons indiquer un certain nombre d'idées et d'affects relatifs à notre corps, qui nous singularisent. C'est ce qu'on peut appeler avec Kant le "moi empirique". Mais ce moi n'est qu'objet de pensée. La question est ici qu'est-ce qui pense ? De quelle nature est ce "moi" auquel nous attribuons des pensées concernant les différents et changeants états de notre individualité ? La question est alors celle non ce qui est pensé, l'objet, mais de ce qui pense, qu'on appelle en français le sujet.
Cela peut-il être le corps ? Certainement pas car un corps ne peut produire que des objets corporels, comme de la transpiration ou des impulsions électriques. Le corps ne peut donc être ce qui produit des pensées.
Est-ce le mental ou idée de ce corps ? Cette idée produit certes un certain nombre d'idées, à partir de la complexité qui la caractérise à la base. Mais qu'est-ce qui produit autrement dit pense cette idée de mon corps ?
Si je cherche empiriquement en "moi", je vois bien un pouvoir de penser un grand nombre de choses qui peuvent se rapporter à l'idée de mon corps mais ce qui pense cette idée, et qui m'accompagne depuis la conception, je ne saurais lui donner de forme ou de limitation quelconque. Je perçois une pure puissance de penser qui ne me singularise en rien. Chez Kant, c'est un sujet "transcendantal", c'est-à-dire condition de connaissance mais non connaissable. Quant à la réponse de Spinoza, qui permet d'organiser rationnellement l'intuition que nous passons notre vie à étouffer sous les confusions, c'est que ce qui pense, est très clairement identifiable, en raison de la capacité de la pensée de s'étendre elle-même : la substance de toute pensée, c'est Dieu.
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Pour répondre plus particulièrement à Louisa... D'abord merci de ton résumé, je fais partie de ceux que cela aide ! Et j'apprécie toujours ton souci de comprendre. Réponses donc à tes remarques.
Si je l'ai bien compris, Henrique propose de comprendre par "Individu" toute union de corps, indépendamment du fait que cette union exprime un rapport de mouvement et de repos singulier ou n'est qu'un simple assemblage de corps. (...)
1. la définition de l'Individu (E2 Lemmes Définition) ne consiste pas à appeler "Individu" tout assemblage de corps, mais uniquement le rapport de mouvement et de repos effectué par un assemblage de corps. (...)
D'abord quand je reformulais la définition spinoziste de l'individu, je n'ai nullement dit comme tu as l'air de le croire que ce n'était qu'une union de corps plus petits. J'avais parlé d'interactions réciproques, ce qui impliquait un rapport de mouvement et de repos entre eux. Je n'avais pas développé cela, au risque d'être mal compris, car que l'individu soit simple union de corps ou rapport de mouvement et de repos, il n'en demeure pas moins changeant dans la durée.
Ensuite, quand je disais que si un individu perd une partie ou en acquière une autre, il change d'essence, je pensais à des pertes ou des acquisitions radicales de parties comme une amputation du bras ou comme lorsque des poils poussent sur le pubis des adolescents. Bien sûr que si ce qui sort d'un côté y revient d'un autre, il n'y a pas de changement radical. Disons que ton objection aura permis de clarifier ce point mais de toutes façons, tu n'iras pas me dire je crois que si un individu conserve la même essence après avoir été aux toilettes, cela prouve qu'il est en soi et par soi le point fixe à partir duquel tout le reste s'ordonne !
Le rapport entre les parties, c'est la forme, l'essence. Si la matière des parties change mais que la forme demeure parce que d'autres corps ont remplacé ceux qui sont partis, l'essence demeure, dure mais cela n'autorise pas pour autant à faire de cette essence là le continuum qui peut connaître que l'individu change radicalement. Car si le moi était l'idée du corps, il ne pourrait y avoir connaissance des changements radicaux de l'individu, même inadéquate, puisque l'idée du corps varie selon un ordre identique à celui du corps. On vivrait tous dans un monde aussi cohérent et organisé qu'un film comme Mulholand Drive !
2. dire que ce qui ne change pas ne serait que spirituel ou mental ou de l'ordre de la pensée, c'est introduire un "déséquilibre" entre l'attribut de la Pensée et l'attribut de l'Etendue, ou entre un mode de la Pensée et un mode de l'Etendue. Comme si après notre mort l'essence de notre Esprit qui est éternelle, ne serait plus l'idée de l'essence de Corps. L'E5 dit à mon sens bien plutôt que les deux essences sont éternelles. Chez Spinoza, on ne peut pas identifier le changement au corporel et la permanence au spirituel (comme l'a toujours fait le christianisme). C'est reconduire le dualisme esprit/corps là où Spinoza introduit le concept de changement ou de "modification" dans l'idée même de Dieu (les modes étant des modifications ou affections de son essence divine).
J'ai du mal à envisager où tu as été trouver cela dans ce que j'avais pu écrire. On va dire que je m'étais mal exprimé. Comme je partais de la définition usuelle du moi comme ce qui sent, perçoit, imagine, comprend autrement dit pense toutes sortes de choses, j'en suis resté à envisager les choses du côté de la pensée. Mais évidemment, si ce qui pense en moi c'est Dieu, que je connais très clairement comme puissance de penser (E2P45 à 47) en tant qu'on le rapporte à son attribut cogitatif, cela n'empêche en aucun cas que ce qui se meut en moi ou demeure en repos c'est Dieu en tant qu'extension.
3. le spinozisme n'est pas une philosophie du sujet (le terme ne s'y trouve quasiment pas), l'Esprit n'est plus une sub-stance, un hypo-keimenon, un sub-strat des pensées ou idées (Descartes), il est lui-même une idée. Le seul "substrat" dans cette histoire, c'est Dieu, au sens où chaque idée est une modification d'un attribut, attribut qui constitue l'essence de Dieu.
Tu vois, Bardamu a bien raison, tu ne dis finalement pas autre chose que Henrique (Diaz/Delon), même si tu demeures semble-t-il plus attachée aux mots qu'aux idées qu'ils expriment. Ai-je dit quelque part que l'esprit ou plutôt mental (mens) était sujet/substance ? Je dis que le moi, c'est-à-dire ce qui pense et non ce qui est pensé, c'est Dieu. Je dis que l'individu, dans son aspect corporel ou mental, n'est pas le moi profond, c'est-à-dire substantiel. J'avais bien dit pourtant aussi qu'il y avait lieu de dénoncer la confusion entre l'ego cartesius et l'ego cogito.
Tu me demandais à ce propos le lien entre l'ego cartesius et la notion spinoziste d'individu. Là c'est moi qui ais du mal à saisir ton incompréhension. L'individu est caractérisé par un rapport singulier de mouvement et de repos, c'est donc un corps ou l'idée d'un corps. Descartes, est un individu en ce sens non ? C'est un corps et l'idée de ce corps. Descartes pense qu'il dispose d'une âme substantielle capable de penser, d'où sa confusion entre l'ego cartesius et l'ego cogito. Une fois la confusion dénoncée, l'ego cartesius ne part pas en fumée, seulement il est ramené l'individualité corporelle et mentale qui le singularisent et ne lui permettent en rien de connaître la nature substantielle de ce qui pense en lui.
4. comment comprendre que "moi" j'aurais une certaine permanence dans le temps, si la seule chose qui est permanente n'est pas singulier, mais un "sujet universel"?
Le sujet universel qui n'est pas singulier au sens où il n'a pas le moindre commencement d'un second par rapport auquel il se singulariserait, c'est Dieu. Mais il n'en est pas moins unique par définition, ce n'est pas (seulement) une notion commune.
L'individu corporel ou mental a une certaine permanence dans le temps en raison du lien expliqué en E3P6 entre la substance et ses modes : en tant qu'expression de la puissance divine, chaque chose singulière s'efforce de persévérer dans son être autant qu'elle le peut, c'est-à-dire selon une durée indéfinie.
Conclusion: il me semble que cette interprétation ne tient pas compte de la définition proprement spinoziste de l'Individu, tout en ré-introduisant le dualisme christiano-cartésien du corps changeant et de l'esprit identique à lui-même, tandis que remplacer la puissance de penser propre à chaque chose singulière par un "sujet universel de la pensée" me semble être trop hégélien pour pouvoir convenir au spinozisme.
Je pense que tu peux le voir, tu as trop vite interprété mon interprétation. Ce qui est identique à soi, je l'ai bien dit dès le départ, ce n'est pas le mental mais la pensée en tant qu'attribut de Dieu. Mental qui est tout aussi changeant que l'est effectivement le corps, mais n'empêche donc pas que l'étendue quant à elle soit effectivement identique à elle-même. Tu as pu voir aussi que je ne nie pas une certaine puissance de penser propre à chaque chose singulière, mais à partir de l'idée qui la constitue, les idées n'étant pas des images muettes. Seulement ce qui constitue cette idée, le moi véritablement substantiel qui pense cette idée de mon corps et qui n'admet pas de non-moi, c'est la Nature.
(Et peut-être est-ce utile de le préciser, dire que l'étant absolument infini est sub-jectum, comme Hegel disait que l'absolu est sujet, ce n'est pas faire de Dieu une personne, justement, puisque nous ne confondons pas individu et sujet. Une personne, c'est un individu qui a plus ou moins confusément conscience que l'infini et le fini, l'universel et le particulier, le nécessaire et le contingent se rejoignent en elle. N'étant pas individu, mais substance de tous les individus, Dieu ne saurait donc être une personne).
PS : sur ta "complaisance", que j'avais accompagnée d'un smiley, je faisais référence à ce message. Alors que Nepart confondait attribut et "monde" et disait ainsi que la Pensée serait un monde à part de celui de la matière/étendue permettant de comprendre la continuité du moi comme chez Descartes. Et toi tu lui répondais 'tu peux appeler le spinozisme un dualisme mais on ne dit pas ça d'habitude' comme si le monisme n'était chez Spinoza qu'une convention de commentateur qu'on peut contourner sans tordre le texte. Tu n'ignores pourtant pas E2P7 et E3P2 comme la suite semblait l'indiquer. Dire qu'il n'y a pas chez un auteur que matière en laissant supposer que la pensée serait en fait "une autre réalité" et ainsi une autre substance, quand on sait très bien qu'il n'en est rien, c'est peut-être une façon de le ménager mais ce n'est pas rendre service au lecteur au final, je crois. Le terme de complaisance était volontairement exagéré pour te taquiner.