Mes amis, je pense que vous confondez individu et sujet.
L'individu est l'union de plusieurs corps interagissant de façon réciproque (cf. E2, déf. après le lemme 3), si bien que si vous enlevez ou ajoutez une partie à cet individu qu'est entre autres le corps humain, ce n'est plus le même, il change d'essence. Le mental (
mens) dont parle E3P3 n'est rien d'autre que l'idée de cette individualité. De même que notre corps est composé d'autres corps, l'idée de notre corps est elle-même composée d'autres idées (
E2P15).
Le sujet, c'est le support absolu des pensées : ce qui, en dernière analyse, connaît, autrement dit affirme l'existence de corps extérieurs et de la façon dont ils affectent le corps propre. Descartes identifiait l'
ego cogito et l'
ego cartesius, autrement dit le sujet et l'individu. Descartes, lui, était dualiste, contrairement à Spinoza (Louisa, ta complaisance en face du contresens de Nepart à ce sujet dans le précédent topic me fait encore bondir
tu ne peux ignorer E2P7 scol. ou E3P2, scol.). Dans ce dualisme cartésien, il peut y avoir une autonomie absolue de l'individu Descartes, en tant qu'âme pensante individuelle, dotée notamment d'une volonté infinie, alors que le corps de Descartes est à l'évidence soumis à une existence hétéronome, affectée en permanence par les objets extérieurs.
Quand Nepart se demande "y a-t-il un moi continu malgré les changements lents le plus souvent mais évidents du corps ? Autrement dit celui qui prépare le diner est-il le même que celui qui va le manger ?" cela implique le moi, non comme état particulier du corps ou pensée particulière, plus ou moins adéquate de cet état, mais comme
principe permanent des pensées, conscience qu'il y a préparation, dîner, changement d'état de l'individu. Ce principe doit rester identique dans le temps pour que la diversité et l'écoulement même d'une durée puissent être saisis. Mais comme Nepart confond en même temps subjectivité et individualité, à la suite il est vrai de Descartes, son problème lui paraît insoluble.
Dans l'optique non-dualiste de Spinoza, corps et mental sont une seule et même chose considérée sous deux angles différents. En ce sens, si un corps peut changer assez radicalement dans l'équilibre de ses parties, comme lorsqu'on passe de l'enfance à l'adolescence, il change d'essence ; de même pour un mental qui passe d'un état dominé par l'imagination à un état dominé par la raison. Il n'y a pas d'identité individuelle absolue, que l'on se place sous l'angle de l'étendue ou sous l'angle de la pensée. En revanche, malgré tous les changements corporels, il y a identité de ce qui constitue le corps de la naissance à la mort, à savoir l'étendue comme affirmation d'une existence en plusieurs dimensions (impliquant l'effort de persévérer autant que possible dans son être : E3P6). Et il y a identité (fait de rester le même) du pouvoir de penser, que l'on imagine, que l'on raisonne ou que l'on intuitionne, puisque dans tous les genre de connaissance, il y a affirmation de l'existence de ce qui s'étend comme de ce qui pense.
Ce pouvoir de s'étendre ou de penser ne s'expliquant par rien d'autre que par soi-même (seul un corps explique un autre corps et ainsi c'est toujours l'étendue qui fait être l'étendue, de même avec une idée, cf. E2 prop. 1 et 2), il ne peuvent être affectés par rien d'extérieur. D'où ce que je disais : si par moi, on entend ce qui dans mon corps ou mon mental demeure identique à soi et fonde tout le reste, alors je suis la Nature et le corps et le mental auxquels la connaissance du premier genre m'identifient habituellement (par utilité sociale essentiellement) n'en sont que les affections ou modifications. En ce sens, je suis la vigne. Et les sarments, tout en en étant inséparables (il n'y a pas de sarments sans vigne), n'en sont que des expressions singulières et passagères, des états, non un étant au sens substantiel.
Descartes avait bien vu que si le pouvoir d'imaginer, de mémoriser est plus ou moins grand selon les individus, le simple pouvoir de penser que l'on connaît immédiatement en y faisant attention, dont la mémoire ou l'imagination ne sont que des dérivés, est le même pour tout homme (chose du monde la mieux partagée...). Mais il n'en a pas tiré la conséquence pourtant évidente : si ce pouvoir est le même pour tout homme - et de fait n'importe qui, en tentant de douter de tout ce qui existe, arrive au même résultat, qu'il s'en aperçoive ou pas : au moment où on doute de l'existence de tout, nul ne peut penser "je ne pense pas, je n'existe pas" - si donc ce pouvoir de la pensée de se poser elle-même est le même pour tous, il ne constitue l'essence d'aucun individu, d'aucune chose singulière, c'est-à-dire qu'individualité et subjectivité sont deux choses à distinguer (mais pas pour autant à opposer).
Donc si le corps qui prépare le dîner n'est pas tout à fait le même que celui qui le mangera et à plus forte raison que celui qui dans dix ans repréparera un dîner, la simple puissance universelle de penser ces différents événements et de penser ces pensées (c'est-à-dire d'en avoir conscience) restera la même, d'où la possibilité de s'apercevoir des changements même les plus radicaux du corps ou de son idée complexe. Pour ce qui est de faire des projets d'avenir, cela les relativise certes beaucoup : l'individu qui en profitera ne sera pas tout à fait le même que celui qui y travaille, mais quand cela arrivera, il y aura reconnaissance du fruit de ce travail parce que le pouvoir de penser ne change pas. Et de toutes façons, comme la Nature est affirmation absolue de soi, chacun de ses modes s'affirme autant qu'il peut dans l'existence : l'être affirmé (l'individu) aura beau changer, augmentant ou diminuant sa puissance d'exister, ce qui affirme cet être et fait qu'il s'affirme, à savoir Dieu ou la Nature (cf. dém. de E3P6), demeure identique à soi. D'ailleurs, dans la dém. d'
E2P15 à laquelle E3P3 fait référence, Dieu est bien le fond à partir duquel l'idée composite du corps ou mental peut se constituer.
Mais, aurais tu pu me dire, Nepart, si je suis la Nature, comme se fait-il que je ne sens pas tout ce qui se passe dans les corps différents de celui auquel je m'identifie habituellement ? Là encore la question revient à confondre individualité et subjectivité, mais je n'en dirai pas plus pour aujourd'hui vu que tu ne la poses pas et qu'en réfléchissant avec attention à ce que je viens d'écrire, et même dans mon précédent post, tu as déjà les éléments pour comprendre.
D'une façon générale, je trouve que tes réactions face aux efforts d'explication qu'on peut fournir sont un peu légères. Certes, tu soulèves souvent des difficultés qui dans leur apparente simplicité n'en sont pas moins redoutables de difficulté et donc intéressantes. Mais tu donnes l'impression de survoler vite fait les réponses proposées, notamment celles de Bardamu et de moi-même sur ce fil, pour dire tout aussi vite fait "j'avoue ne pas bien comprendre". En gros, il faudrait qu'on trouve tout de suite les formules choc qui te procureraient une illumination sans que tu aies plus d'effort que cela à fournir de ton côté. Au cas où ce serait ton optique, je te le dis tout de suite : ce n'est pas comme ça que ça marche, c'est ton propre travail qui te conduira à l'éclaircissement progressif des difficultés que tu rencontres et si certains travaillent à te fournir des pistes à cet effet, ne les balaye pas d'un revers de main si tu ne comprends pas tout immédiatement. On ne comprend jamais ni absolument rien quand un autre homme parle, ni absolument tout immédiatement. Seulement on peut passer du moins au plus en prenant le temps d'essayer de comprendre.