Sinusix a écrit :De manière générale et pour ce qui me concerne, l'Ethique n'est pas la Bible et surtout recèle suffisamment de points obscurs ou de contradictions apparentes (relevées par combien de grands spécialistes) pour que, de mon point de vue, nous sachions dépasser les points où, faute des connaissances d'aujourd'hui, Spinoza n'a pu s'exprimer que dans les termes de son temps (voir, par exemple, sa vision dépassée du statut du nombre), et retenir ce qui structure sa pensée, pour ne pas dire sa vision.
Bonjour Sinusix,
juste une réponse déjà à ceci, une réponse plus détaillée à ce qui précède arrive sous peu. Je vais essayer d'entamer ici ce que je voulais déjà dire à propos d'un de vos messages précédents, celui dont j'avais dit qu'à mon sens il touchait à des choses fondamentales et fort intéressantes mais auxquel je n'avais pas encore répondu.
Dire que l'
Ethique n'est pas la Bible peut vouloir dire deux choses:
1. qu'on ne doive pas forcément croire que tout cela est vrai simplement parce que Spinoza l'a dit
2. que la philosophie essaie de nous donner accès au vrai, mais peut parfois se tromper ou être réfutée par des découvertes scientifiques ultérieures.
Si je suis tout à fait d'accord avec le premier point, je ne peux l'être en ce qui concerne le deuxième. Je ne vois pas comment un philosophe, qui ne fait que lire, regarder le plafond, puis écrire, pourrait ainsi nous donner accès à une quelconque vérité "scientifique" sur le monde ou sur la nature. Pour obtenir des vérités sur le monde, il faut (comme le dit d'ailleurs Spinoza lui-même (la référence exacte m'échappe pour le moment)) faire des expériences, créer un laboratoire et des dispositifs expérimentaux, interagir avec la nature pour voir comment elle réagit etc. Tout cela n'a rien à voir avec le travail du philosophe, qui lui n'interagit nullement avec "la nature" mais est un expert dans un tout autre domaine de la connaissance humaine: la spéculation.
Or qu'est-ce que la spéculation? On pourrait prendre ce mot au sens ordinaire du terme, et se dire que spéculer c'est formuler des hypothèses concernant ce dont on n'a pas encore de certitude. Comprise ainsi, la philosophie est bien sûr mise dans le rôle de "servante" de la science: elle essaie de pressentir intuitivement ce que peut-être un jour la science va pouvoir démontrer. On est proche de la "divination", la seule chose qui fait que la spéculation s'en distingue ce sont les moyens employés: en philosophie on essayerait de s'en tenir au "rationnel" tandis que les autres formes de divination utiliseraient des moyens "irrationnels".
Mais je crois que la puissance propre à la philosophie n'a que très peu à voir avec la spéculation conçue de cette manière. Il s'agit bien plutôt de transformer réellement des choses dans le monde, mais seulement ces choses que l'on peut effectivement transformer en lisant - regardant le plafond - écrivant: nos idées.
Nous avons tous reçus, de notre culture (mais aussi de nos lectures) des idées, des opinions plus ou moins communes. Puisque notre entourage en règle générale trouve qu'elles sont évidentes, souvent on ne doute pas de leur vérité. Or il se fait qu'il s'agit d'idées dont la vérité est tout sauf démontrée scientifiquement, et qui dans la plupart des cas ne sont ni démontrables, ni falsifiables. Pourtant, c'est sur elles que nous nous appuyons pour nous orienter dans la vie, pour faire des choix, choix parfois existentiels, ayant des conséquences considérables pour notre vie ou celle des autres. Comment peut-on éviter que ce que nous faisons parfois a des conséquences indésirables mais qui nous semblent être "nécessaires" tandis qu'en réalité les idées sur lesquelles on se base pour faire cela sont tout sauf nécessaires? A mon sens, Platon a voulu répondre à cette question précise en instituant une nouvelle discipline, appelée "philosophie".
Tout grand philosophe peut être reconnu (notamment) par l'
écart entre les idées communes et celles qu'il propose. Et c'est en même temps en cela que consiste tout l'intérêt de la philosophie: lire un philosophe tel qu'il le demande, c'est accepter d'apprendre à voir le monde
autrement qu'à travers les idées qui nous semblent être évidentes. Par exemple, on a tous l'habitude d'appeler "liberté" le fait de ressentir que régulièrement dans la vie nous avons des choix à faire, choix qui parfois sont déterminant pour le reste de notre vie, et que seuls nous-mêmes on peut faire. Est-ce cela la "vraie" liberté? Si l'on veut à ce sujet obtenir une vérité, il faudra faire un expérience scientifique. Mais quelle expérience pourrait nous dire ce que le mot "liberté"
devrait désigner ... ? Aucune (vous penserez peut-être à Libet, et on peut en discuter si vous croyez que là on aurait tout de même une expérience scientifique capable de nous donner une vérité prouvée à ce sujet). Doit-on appeler "libre" celui qui peut choisir (donc hésiter; la liberté comme "condition humaine", comme "propriété essentielle" de chaque homme) ? Ou doit-on appeler "libre" celui qui à un moment x est cause adéquate d'un acte et uniquement à ce moment même? Ou doit-on appeler "libre" celui qui à un moment x parvient à poser un acte qui "exprime toute l'amplitude de son âme" et "intègre toutes les petites perceptions et inclinations" en une seule "inclinaison"? Comment "prouver" quelque chose à ce sujet? Cela est impossible, car il s'agit de choix par rapport au sens que l'on
décide de donner aux mots.
L'intérêt d'essayer de comprendre ces différentes conceptions philosophiques de la liberté ne consiste donc pas en la possibilité de pouvoir déterminer quel philosophe serait le plus dans le "vrai", ou quel philosophe aurait le mieux deviné ce que la science dit aujourd'hui. Il consiste bien plutôt dans la compréhension de telle et telle philosophie elles-mêmes. Comprendre en profondeur ce que tel ou tel philosophe a décidé d'appeler "liberté" (ou dans le cas qui nous occupe ici, "essence"), c'est la méthode tout à fait idéale pour pouvoir découvrir quelles idées en nous sont des idées dont on ne doute pas et pourtant dont on n'a aucune preuve, qui pourraient donc très bien être fausse, ou remplacées par d'autres (par exemple par celles proposées par le philosophe qu'on est en train de lire).
L'opposition sensible-intelligible est une excellente illustration de cela: ce couple conceptuel a été proposé par Platon, mais dans le courant de 2500 années de philosophie il a reçu des sens fort différents (et toute une série de philosophes ne l'a tout simplement pas repris, ne voyant pas l'intérêt ou la nécessité de concevoir les choses ainsi). Cela n'empêche qu'aujourd'hui l'opinion commune pense de préférence à partir d'un sens plus ou moins précis de ces deux termes. Du coup, comme le fait toujours l'opinion (au sens platonicien du mot), on s'imagine que ces idées doivent être "vraies". On ne peut même pas s'imaginer que quelqu'un propose réellement ("sincèrement") de penser différemment (si c'est le cas, on va se sentir obligé d'invoquer des "vices" chez la personne qui pense différemment pour essayer d'expliquer son comportement, car seule une malveillance pourrait expliquer une divergence conceptuelle lorsque nos évidences de tous les jours sont en jeu). Or ce faisant on remplace l'idée de vérité comme vérité scientifiquement prouvée par une toute autre idée ou "figure" de la vérité: doit être vrai cette idée qui est la plus "populaire". Si j'ai l'impression que la majorité démocratique pense ainsi, alors cela doit être vrai. Quelqu'un qui vient avec une autre idée, du fait même qu'il est le seul à la proposer, doit forcément être dans le faux.
Le problème avec cette conception de la vérité n'est pas seulement qu'à mes yeux elle rend toute pratique véritablement philosophique impossible, le problème est avant tout qu'ainsi on oublie que nos vérités les plus solides, celles qui ont été scientifiquement démontrées, sont très souvent précisément des idées qui lorsqu'on les a découvertes allaient tout à fait à l'encontre de l'opinion commune. Cela prouve que ce n'est pas parce qu'une majorité pense que X est vrai, que X est réellement vrai. D'ailleurs aussi longtemps qu'on confondait vérité et croyance, les scientifiques risquaient leur vie juste en faisant leur boulot, car peu de gens étaient (et sont) spontanément prêts à accepter que l'opinion commune se trompe.
C'est la raison pour laquelle je disais ci-dessous que je suis tout à fait d'accord pour dire que l'
Ethique n'est pas une Bible. En philosophie, il ne s'agit pas de croire, il s'agit de penser, et surtout de mettre en question non propres évidences. Or la philosophie n'est pas une science non plus. Elle ne sait prouver aucune vérité concernant la nature. On ne peut donc attendre d'un philosophe qu'il nous prouve scientifiquement la vérité de ses idées avant de vouloir les prendre au sérieux. Ni religion ou croyance, ni science, sa puissance à elle réside entièrement dans le fait de nous pouvoir faire prendre conscience de la non nécessité de certaines de nos idées, et ainsi nous donner la liberté d'organiser notre vie sur base d'autres idées que celle de l'opinion commune, si l'on peut raisonnablement s'attendre à plus de bonheur en vivant ainsi.
Encore faut-il comprendre en quoi consistent ces nouvelles idées. Si l'on lit un philosophe en y cherchant "du vrai", et si l'on prend ses propres opinions comme "étalon", le risque est grand de ne pas vraiment pouvoir pénétrer telle ou telle philosophie jusqu'au niveau où une profonde remise en question de ses propres idées devient possible, si bien qu'être prêt à suspendre ses idées est une condition tout à fait nécessaire pour pouvoir comprendre en profondeur ce qu'un philosophe écrit.
Et là la vérité revient comme par ricochet. Car si vérité il y a, en philosophie, elle se situe au niveau de l'interprétation ou du commentaire d'un texte. Est-ce que chez Spinoza il y a une ou plusieurs substances? Là il s'agit d'une question par rapport à laquelle une preuve est possible. Cette preuve ne concerne bien sûr que des "idéalités", des idées, tout comme c'est le cas en mathématiques. Il n'en demeure pas moins que la vérité de la thèse "dans le spinozisme il n'y a qu'une seule substance" est parfaitement démontrable. Il suffit de d'abord citer le texte, puis de donner une argumentation déductive se basant sur d'autres "faits" par rapport au texte, et de soumettre cette argumentation à la critique d'autres pour qu'en fin de compte, une argumentation solide et vraie peut être produite, et par là même une interprétation vraie.
Or on sait qu'un philosophie écrit non pas en un langage scientifique, mais se sert principalement d'une langue technique basée sur le lanage ordinaire. Du coup, il ne peut pas être aussi clair que l'est un mathématicien. Qui plus est, chaque lecteur se frayera un chemin dans l'ouvrage en s'appuyant sur ses propres idées et d'autres lectures, et donc aura une interprétation qui de prime abord n'est pas à 100% compréhensible pour d'autres lecteurs. Une grande partie d'un dialogue "rationnel" visant à obtenir de vérités concernant l'interprétation d'un texte philosophique consiste donc inévitablement en la demande de clarification de ce que l'interlocuteur dit ou écrit et en la tentative de clarification de ce qu'on dit soi-même (sur base des questions des autres).
C'est la raison pour laquelle à mon sens il est tout à fait normal que vous constatez que dans mes réponses à vos messages, je donne des objections par rapport à des idées que vous ne pensez pas. Il ne s'agit point de "déformations" de votre pensée, comme si j'avais déjà dès le début accès à votre pensée à vous, simplement en lisant vos mots, et qu'ensuite je déforme (d'ailleurs pour quelle raison est-ce que je m'amuserais à faire cela ... ?). Que je comprenne autre chose quand je vous lis que ce que vous pensiez vous-même quand vous aviez écrit votre message est tout à fait normal, surtout en philosophie. Essayer de comprendre ce que pense l'autre demande déjà tout un travail. Et ce travail a besoin d'être précis. Il faudrait par exemple d'abord citer votre phrase, puis citer mon commentaire de cette phrase, et ensuite montrer en quoi je me trompe et reformuler autrement (maintenant que vous voyez comment j'avais lu cette phrase) ce que vous aviez voulu dire réellement. Si vous dites simplement que j'ai "déformé" votre pensée pour vous en tenir là, alors en effet, le dialogue n'est plus très enrichissant. Car dans ce cas je n'ai aucun moyen de mieux comprendre ce que vous pensez. Je ne sais pas ce qui a pu causer le malentendu ni comment le résoudre.
Puis cette lecture "littérale" vaut bien sûr aussi pour la lecture non plus de ce qu'écrit l'interlocuteur mais le philosophe lui-même. Il ne suffit pas de dire que pour vous l'essence spinoziste est constituée à 90% de propriétés communes, il faut pouvoir déduire cela du texte, et il faut pouvoir démontrer l'E2P37 d'une telle façon que cette hypothèse devient compatible avec ce passage. Ce que pour l'instant vous ne faites pas, vous répétez plutôt que pour vous il est impossible de concevoir le mot "essence" autrement. A partir de ce moment-là, je ne peux bien sûr pas dire que mon analyse de l'E2D2 est vraie, puisque vous ne donnez ni une réfutation ni une confirmation de cette analyse. Je constate juste que pour vous, la conclusion de cette analyse est inconcevable, sans plus. La seule chose que je peux répondre à cela, c'est qu'à mon sens l'intérêt d'une méthode "philosophique" de lire de la philosophie consiste précisément dans le fait qu'appliquer cette méthode de lecture elle-même permet d'apprendre comment concevoir ce qui de prime abord, lorsqu'on s'en tient à ses propres opinions, est inconcevable. Et alors il faut apprendre ce qu'un philosophe comme Etienne Souriau formule beaucoup mieux que moi:
"
Il faut donc considérer la philosophie comme entièrement écrite en termes techniques, même lorsqu'elle emploie les mots du langage commun. Ils le deviennent par leur intégration au philosophème, et doivent être interprétés comme tels. (...) Toute philosophie nouvelle comporte une dose de Nouveau Parler, même si les mots prises à part ne semblent pas nouveaux."
Apprendre ce "Nouveau Parler", voici ce que demande à mon avis la lecture philosophique d'un philosophe. C'est là que cela devient assez important d'injecter le moins possible de nouvelles notions (comme "isomorphisme", par exemple), car on n'apprend pas une langue en utilisant des mots d'une autre langue.
Enfin, on pourrait se demander à quoi bon apprendre à parler du "spinozien". Ou du "cartésien", etc. Je crois que dès le début de la philosophie, on s'est dit que les mots ne sont pas innocents, mais nous obligent à penser les choses ainsi et pas autrement. Acquérir une plus grande liberté de penser, pouvoir prendre une distance par rapport à ses propres opinions, cela demande un travail minutieux sur les mots, véhicules de ses opinions et idées. Apprendre le "Nouveau Parler" proposé par tel ou tel philosophe, c'est apprendre en même temps de ne plus s'attacher à ses idées comme on s'attache à sa propre vie, c'est apprendre à tenir compte du caractère indémontrable et peut-être même faux de beaucoup de ses propres "évidences", et apprendre à changer d'idées lorsqu'un problème le demande.
Bref, voici donc ce que je voulais déjà dire à propos d'un de vos messages précédents et à quoi votre comparaison de l'
Ethique avec une Bible m'a permis de revenir un instant. Bien sûr, je suppose que vous serez parmi ceux sur ce forum qui ne sont pas d'accord avec ce que je dis ici (Hokousai par exemple reconnaîtra aisément dans tout cela ce que j'ai déjà essayé de lui dire autrement, dans le passé, tandis que ma dernière réponse à Julien_T revenait fondamentalement au même). Pour éviter tout malentendu: la conception de la philosophie que je propose ici n'a
pas été inventée par moi-même, elle est revendiquée par un certain nombre de philosophes (contemporains et plus anciens). Mais elle n'est bien évidemment pas la seule possible. Elle est donc discutable, et c'est pour cette raison même que j'ai voulu essayer de l'expliciter. Toute critique est la bienvenue.
Amicalement,
L.