Désir = labeur ?

Questions et débats touchant à la conception spinozienne des premiers principes de l'existence. De l'être en tant qu'être à la philosophie de la nature.
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elvire
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Désir = labeur ?

Messagepar elvire » 25 févr. 2010, 13:29

Bonjour,

je souhaiterais avoir un point de vue éclairé au sujet d'une phrase mythique de Spinoza qui me pose problème.
Dans "l'éthique", Spinoza dit au sujet du désir;
" nous jugeons qu'une chose est bonne parce que npus faisons un effort vers elle, que nous la voulons et tendons vers elle par appétit ou désir".
est ce à dire que le Désir et le Labeur= même combat?
est ce à dire aussi qu'il est exclu de désirer sans effort, sans moyen de juger du caractère ' bon' de la chose?
Imaginons une personne dont les sens seraient fermés à toute capacité de juger ( yeux bandés, ouie et odorat bouchés, son sens tactile hors d'atteinte) qui se soumettrait à la réception d'un baiser; si l'on suit l'idée de Spinoza, cette personne ne pourrait pas ressentir du désir?

merci pour votre contribution,

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Louisa
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Messagepar Louisa » 01 mars 2010, 04:09

Bonjour elvire,

je pense que Spinoza essaie plutôt de dire l'inverse.

C'est que dans ton exemple, on suppose que rien ne permet à la personne d'être réellement affectée par le baiser (puisque tous les sens sont 'bloqués'). Tu en conclus que dans ce cas, cette personne ne pourrait pas sentir un désir pour celui qui lui donne ce baiser (voire pour ce baiser tout court).

Cela signifie que ce qui ferait qu'on désire quelque chose, ce serait la chose elle-même, puisque dans ton exemple, le désir s'arrête lorsqu'on ne sait plus être affecté par elle. La cause du désir est ici clairement la chose désirée/désirable elle-même. Cette chose est supposée avoir une qualité, qui appartient à son essence, et la rend désirable. Elle est désirable 'absolument' parlant.

Or, si dans le spinozisme le bon et le mauvais sont 'relatifs', et non pas 'absolus', c'est parce qu'aucune chose n'y est bonne ou désirable 'en soi', dans l'absolu. Par conséquent, il n'est pas nécessaire non plus d'être réellement affecté par une chose pour pouvoir la trouver bonne ou désirable.

Il suffit par exemple de penser à d'autres baisers (qu'on a reçus avant de perdre tous les sens), pour pouvoir désirer d'en recevoir encore. Il suffit d'avoir le souvenir d'un baiser, ou de s'imaginer qu'un baiser donne des sensations agréables, pour le désirer (sachant que chez Spinoza l'imagination n'est pas 'libre', c'est-à-dire on ne peut pas s'imaginer tout et n'importe quoi, de manière arbitraire, l'imagination elle-même fonctionne selon certaines règles (avant tout la règle de la 'similitude')).

Si l'on reprend ton exemple, il faut donc dire que dans ce cas ce ne sera jamais le baiser réel qui est désirable, et cela non seulement d'un point de vue spinoziste mais déjà en tant que tel, simplement parce que sans les sens, on ne pourra jamais être affecté par ce baiser-là, donc il est impossible que ce baiser-là soit lui-même la cause de notre désir (il n'a pas une qualité intrinsèque, essentielle, qui le fait désirable pour nous). Or, répond Spinoza, cela (= le fait d'avoir tous les sens bloqués, et donc de ne pas pouvoir être affecté par ce baisir-la lorsque quelqu'un nous le donnerait) ne pourra jamais non plus nous empêcher de désirer de recevoir un baiser ou ce baisir-là ... .

Ce que Spinoza essaie de dire ici (en disant que le bon ou le désirable est relatif), c'est que par exemple le même baiser donné par une personne x peut être jugé très agréable par quelqu'un comme toi, et en même temps être très désagréable pour moi (ou inversément). Il se peut même que tu trouves que ce baiser soit très agréable/désirable à un moment x, mais plus du tout quelques années plus tard ... . Tout cela permet de penser que ce n'est pas le baiser en tant que tel qui est désirable, mais que c'est parce qu'on le désire qu'il devient agréable, du moins au moment même où l'on le désire, si tu vois la différence ... ?

Enfin, je ne pense pas qu'il faut identifier 'effort' et 'labeur', chez Spinoza. L'effort n'est que la traduction du conatus, en latin, ce qui signifie plutôt 'tentative': si je m'efforce à recevoir un baiser de x, j'essaie d'obtenir ce baiser. Il n'y a pas l'idée d'un travail 'pénible' dans la notion de conatus. Il ne faut pas un effort 'conscient' non plus: souvent on désire une chose sans avoir décidé de la désirer ... ce type de désir nous arrive, sans qu'on doive 'faire un effort' pour le désirer.

On pourrait penser que pour désirer avoir davantage d'idées vraies ou adéquates (= ce qui nous rend réellement plus heureux, dans le spinozisme), il faut quand même un 'effort' au sens ordinaire du terme, c'est-à-dire un travail qui peut être pénible (comme le disent certains maîtres d'école: "encore un effort!"). Mais là aussi Spinoza innove, puisqu'il dit qu'on ne désire le vrai qu'en fonction de ce qu'on a déjà compris, en fonction des idées adéquates qu'on a déjà. Plus on a des idées vraies, plus on désire en avoir. Ce lien est 'immédiat', il ne faut pas un 'labeur' pour désirer la vérité, chacun désire toujours déjà autant la vérité qu'il la possède. Et dès qu'il aura une nouvelle idée vraie, il désirera la vérité davantage encore, et cela de façon tout à fait 'spontanée' ou 'automatique'.

C'est ce qui fait que l'éthique spinoziste est à l'opposé de tout 'moralisme': d'un point de vue spinoziste, cela ne sert à rien de dire à quelqu'un ou de se dire qu'on 'devrait' ou 'aurait dû' faire ceci ou cela: chacun fait toujours tout ce qu'il peut et autant qu'il le peut, 'autant qu'il est en lui', dit Spinoza, rien de plus ni de moins. On fera plus dès qu'on sait faire ou désirer plus.

C'est très étonnant, car cela déplace tout à fait la question (ou le problème, si l'on veut) en matière d'éthique: il ne faut plus se demander quelles 'normes' il faut (se) prescire, il ne faut plus se dire qu'il faut faire encore un peu d'effort avant de pouvoir ressentir une 'récompense'. Il ne faut plus espérer qu'en rappelant à quelqu'un quelle est la 'norme' de la 'conduite bonne', il va du coup mieux respecter cette norme. Dans une éthique qui n'est pas 'moralisante' la question devient: comment faire pour que je désire davantage? Et comment faire pour que quelqu'un d'autre désire ou sache faire davantage? On voit que lorsqu'on pense le bon et le mauvais ainsi, c'est l'éthique ou la morale elle-même qui a changé, qui acquiert un nouveau sens. A chacun de voir si ce nouveau sens est plus intéressant/pertinent dans sa propre vie quotidienne ou non ... .

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AUgustindercrois
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Et je puis rajouter...

Messagepar AUgustindercrois » 03 mars 2010, 10:34

Comment faire pour être utile à autrui, ie à moi?

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Henrique
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Messagepar Henrique » 03 mars 2010, 19:10

En effet, le terme d'effort en français est le plus souvent associé à l'idée d'une peine dûe à la résistance des êtres face à toute tentative de transformation. Dans cette perspective, nous aspirons à un bien qui n'est pas présent, il nous faut donc transformer le réel pour le rendre présent, mais la réalité tend à conserver sa forme initiale, ce qui rend difficile la réalisation de cette aspiration, c'est là qu'intervient l'effort au sens courant. Dans ce cas, il y aurait d'abord le désir (l'aspiration à ce qui est jugé comme bon), puis l'effort. La pensée commune ici se révèle intellectualiste : d'abord un jugement sur ce qui est bien, puis la conscience de manquer de ce bien et enfin l'action plus ou difficile pour combler ce manque. Platon reste ici la référence.

En disant que le désir est effort, Spinoza n'entend pas le mot conatus au sens d'effort dans l'acception courante (quoiqu'en effet on traduit le plus souvent conatus par effort) puisque personne n'a le sentiment d'une peine dans le simple fait de désirer. C'est dans la réalisation de ce désir qu'est la peine, ou dans la conscience du manque de l'objet de ce désir, à la limite. C'est pour cela que je propose d'entendre ici le mot "effort" comme exercice d'une force, qui s'applique à l'effort pénible comme au jeu ou encore à n'importe quelle activité externe ou interne. S'efforcer de persévérer dans l'être, ce n'est pas à comprendre d'abord comme la lutte pour la survie, c'est affirmer spontanément et immédiatement sa présence à partir de sa réalité donnée. Désirer vivre, ce n'est pas d'abord juger que vivre est bon, c'est affirmer la vie que je possède déjà comme bonne, désirable. Pour cela, pas besoin de peine, il suffit de continuer de se laisser porter par le courant de la vie, en participant soit même à ce courant ; comme la vague participe à la marée (tout en la constituant : elle est à la fois portée par la marée et ce qui la porte).

Mais si l'on parle de désir chez Spinoza, je précise cela pour Louisa, il ne saurait y avoir d'inconscience de l'acte d'affirmation de l'être ou de la vie qu'est le désir. On peut être inconscient des tenants et aboutissants de cette affirmation, mais l'affirmation elle-même reste consciente, en vertu de la définition même du désir.

Quant à la question d'Augustin, je ne vois pas le rapport...

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Sur l'idée de courant de vie

Messagepar AUgustindercrois » 03 mars 2010, 19:17

Je trouve ta métaphore très vraie, sur la notion d'effort, cher Henrique.

Ma question rebondissait sur la fin du post de Louisa, et plus précisément son dernier paragraphe, sur la redéfinition de la morale, qui est une reprogrammation mentale rationnelle.

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Messagepar Henrique » 03 mars 2010, 19:29

Ah oui, j'avais un peu zappé la fin du post de Louisa, avec lequel je suis d'accord à part l'histoire de désir inconscient.

Sur la morale du désir, qui suppose le bon déjà désiré ou affirmé (la vie, les relations joyeuses avec autrui...), au moins en partie, sans donc avoir besoin de le prescrire, mais seulement de mieux le comprendre, je suis d'accord.

Pour être utile à autrui, il suffit dans cette optique de comprendre comment être vraiment utile à soi (n'étant pas des substances séparées, ce qui est utile à l'un est utile aux autres).

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Messagepar hokousai » 05 mars 2010, 01:04

Henrique écrit
Mais si l'on parle de désir chez Spinoza, je précise cela pour Louisa, il ne saurait y avoir d'inconscience de l'acte d'affirmation de l'être ou de la vie qu'est le désir. On peut être inconscient des tenants et aboutissants de cette affirmation, mais l'affirmation elle-même reste consciente, en vertu de la définition même du désir.


Il me semble que Henrique a tout à fait raison puisque Spinoza précise , pour bien cerner le désir ( par rapport à la joie et la tristesse )qu ' il a rajouté ( à sa définition des affects )
et dont la présence détermine l 'Esprit à penser ceci plutôt que cela

(voir" définition des affects" en fin de partie 3)

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Messagepar Louisa » 06 mars 2010, 01:20

Henrique a écrit :Mais si l'on parle de désir chez Spinoza, je précise cela pour Louisa, il ne saurait y avoir d'inconscience de l'acte d'affirmation de l'être ou de la vie qu'est le désir. On peut être inconscient des tenants et aboutissants de cette affirmation, mais l'affirmation elle-même reste consciente, en vertu de la définition même du désir.


Spinoza distingue deux types de désir: le Désir qui s'identifie avec l'essence singulière éternelle de tel ou tel homme, et qui est affirmation de ce qu'il est (E3 Déf. des Affects 1), et les désirs "passifs" (tel que la Colère, E3 Déf. des Affects 36). Les désirs passifs sont des idées inadéquates, ce qui par définition signifie qu'on n'est pas entièrement conscient de ce qui en est la cause ou de ce qui les constitue.

N'oublions pas que "ne pas être conscient de" chez Spinoza n'a rien à avoir avec ce qu'on comprend aujourd'hui par "l'inconscient" ... .

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Messagepar Henrique » 06 mars 2010, 11:08

Nous sommes donc d'accord ! Il n'y a pas de désir inconscient chez Spinoza au sens freudien de désirs qui auraient été refoulés en deça de la conscience en une zone de pensée qui ne se pense pas... Il y a en revanche les désirs dont nous ignorons les causes, l'essence véritable et/ou les effets et par lesquels surtout, nous ne savons pas ce que nous voulons, désirons, appétons. Distinguons l'inconscient freudien de l'inconscience, c'est-à-dire de l'ignorance portant sur tout ce qui n'est pas immédiatement visible ou pensable.

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Messagepar Louisa » 08 mars 2010, 06:15

En effet, je pense aussi que nous sommes d'accord.

Il y a des désirs inconscients chez Spinoza, mais non pas au sens de l'inconscient freudien (plutôt au sens de l'inconscient spinoziste, il faudrait donc dire).


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