Désir = labeur ?

Questions et débats touchant à la conception spinozienne des premiers principes de l'existence. De l'être en tant qu'être à la philosophie de la nature.
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Henrique
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Messagepar Henrique » 08 mars 2010, 18:49

Le terme d'inconscient renvoie à l'existence positive de quelque chose, en l'occurrence une pensée. Quel est le substrat de cet adjectif substantivé "inconscient" ? La pensée. Mais une pensée inconsciente n'a pas de sens chez Spinoza. Il y a de la pensée obscure, confuse, mutilée mais toujours de l'ordre de la conscience ou idée de l'idée. Une moindre pensée reste une pensée.

Le terme d'inconscience indique au contraire la simple privation de conscience et donc de pensée. On peut bien admettre qu'il y ait de l'inconscience dans une philosophie de l'affirmation, si par là on entend bien une moindre pensée, un mental donné n'étant qu'un nombre limité de pensées, d'autant plus limité qu'il est moins complexe et puissant.

Il n'y a donc pas d'inconscient spinoziste, simplement l'idée universelle, pour ne pas dire banale, que nous sommes limités en savoir et/ou en pensées claires et distinctes. Désirer boire et ne pas savoir pourquoi, cela ne suppose aucun inconscient à titre de cause, seulement une conscience mutilée. Dire "il y a de l'ignorance" ne revient pas à faire de l'ignorance une chose réelle mais simplement constater le caractère limité des connaissances humaines, à un moment et en un lieu déterminés.

La différence entre inconscient et inconscience peut paraître byzantine mais elle est pourtant essentielle comme je viens d'essayer de le montrer. J'ajoute que le fond de l'affaire est ici de savoir si le négatif peut être cause de quoi que ce soit, or chez Spinoza le défaut d'être n'explique jamais rien de positif. Ainsi ce qu'il y a de négatif dans l'illusion de la libre volonté s'explique par l'ignorance des causes mais ce qui fait tout de même que cette illusion existe, c'est la conscience de désirer (mais conscience mutilée).

L'usage de deux termes distincts évite la confusion à laquelle peut nous entraîner l'emploi d'un même terme, même accolé à "spinoziste", pour désigner deux choses aussi opposées.

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Louisa
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Messagepar Louisa » 10 mars 2010, 00:40

Il faudrait peut-être faire une recherche sur l'usage des termes 'conscient' et 'inconscient' (conscius et inconscius) chez Spinoza pour pouvoir savoir en quel sens précis il les utilise.

D'abord, pour autant que je sache, il ne substantivise jamais l'adjectif. Il n'y a pas une conscience ni d'inconscience chez Spinoza (à moins que je me trompe .. ? Si oui, quelqu'un pourrait-il indiquer un endroit où il écrit conscientia ou inconscientia?).

Je dirais en attendant qu'il vaut mieux ne pas parler d'une conscience ou d'une inconscience proprement spinoziste (toujours pour la même raison: apprendre à penser les idées d'un philosophe passe par apprendre à parler son langage à lui).

Par contre il utilise bel et bien les deux adjectifs (même si c'est rare). On peut bien sûr décider de donner à ces mots le sens qu'on y associe nous, et ensuite essayer de trouver un lien entre ce sens et la philosophie spinoziste. Ici aussi je préférerais une méthode où l'on essaie de directement reconstituer le sens proprement spinoziste du terme en étudiant le contexte même dans lequel il l'utilise.

Qu'est-ce qui est dit être conscient ou inconscient, chez Spinoza?

Pas vraiment la pensée, mais l'homme. Un homme peut être conscient ou inconscient. De quoi? "De soi-même, et de Dieu, et des choses", dit Spinoza (dernier scolie de l'Ethique).

Qu'est-ce que cela signifie plus précisément?

Etre inconscient de soi signifie avoir davantage d'idées inadéquates ou davantage d'idées-Passions que d'idées adéquates ou idées-Actions, puisque l'ignorant (celui qui n'a pas trop d'idées claires de qui il est, de Dieu et des choses) n'est presque que Passions, et "dès qu'il cesse de pâtir, aussitôt il cesse aussi d'être".

Or cela signifie qu'avoir des idées inadéquates, c'est quand même être/exister (sinon on ne pourrait pas cesser d'être quand on ne les a plus). Le seul problème avec les idées inadéquates, c'est qu'elles ne sont pas éternelles.

Par conséquent, dire de quelqu'un qu'il est 'inconscient' de quelque chose, c'est dire qu'il est ignorant de ce qu'est cette chose, mais est-ce pour autant dire qu'il n'a pas d'idée de cette chose? Je dirais que si, il en a une idée. Mais c'est une idée inadéquate, une idée confuse (comme Spinoza le dit dans l'E2P37 (si je ne m'abuse, je n'ai pas vérifié): les hommes n'ont pas de Dieu une idée aussi claire que des notions communes, ce qui signifie qu'il reconnaît quand même le fait qu'en général pas mal d'hommes ont une idée de Dieu).

Ce qui nous mène au statut des idées inadéquates dans le spinozisme. Si ce sont des idées, il doit s'agir de modes de l'attribut de la Pensée, et donc de pensées. Mais si elles ne sont pas éternelles, elles ne peuvent pas avoir d'essence propre. Dans ce cas, on aurait tendance à penser qu'elles n'existent pas 'réellement", qu'elles n'existent que dans la durée, dans le temps. Mais qu'est-ce que cela signifie plus précisément ... ?

Nous sommes en tout cas d'accord pour dire que dans le spinozisme le négatif n'est qu'une absence et ne peut jamais causer quoi que ce soit. Mais les idées inadéquates ne sont pas purement négatives, l'imagination par exemple est elle-même cause d'autres idées (inadéquates aussi), selon la fameuse "loi de l'imitation des Affects".

Bref, il me semble que définir le conscient ou l'inconscient spinoziste n'est pas évident. Ce qui paraît être certain, c'est qu'il y a des désirs inconscients (puisque l'ignorant a un tas de désirs passifs), mais ces désirs sont moins des désirs dont on ne sait pas qu'on les a (comme c'est le cas chez Freud), que des désirs de choses qu'on ne connaît pas clairement (les choses, je veux dire): l'ignorant ou l'homme presque inconscient de tout ne connaît pas les choses qu'il désire; or il les désire bel et bien, donc à mon avis il sait qu'il les désire. Ce qui est inconscient chez Spinoza n'est pas ce dont on n'est pas conscient, c'est un désir qui ne sait pas clairement ce que ce qu'il désire est réellement. L'ignorance concerne ici l'objet du désir, pas le désir lui-même.

Je peux savoir que je désire boire, je peux avoir l'idée qu'accompagne le désir (on sait que pour Spinoza toute Affection est accompagnée d'une idée, et tout désir (sans majuscule) est une Affection) de boire, mais n'avoir qu'une idée confuse de ce que je veux ou vais boire. C'est à ce niveau-ci qu'il faut situer l'inconscient spinoziste, il me semble. Alors que chez Freud on est ignorant du fait même qu'on désire boire (s'il s'agit d'un désir 'inconscient', l'inconscient au sens de l'inconscientia étant alors l'ensemble des désirs dont on ne sait pas qu'ils existent mais qu'on a néanmoins ... ).

Enfin, ceci n'est qu'une première tentative d'essayer de comprendre comment Spinoza utilise les termes 'conscient' et 'inconscient'. Il faudrait l'élaborer davantage, bien sûr.

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Messagepar Henrique » 10 mars 2010, 16:08

Attention à ne pas cultiver un fétichisme obsessionnel du vocabulaire spinozien qui mène à des complications inutiles. Ce qui compte, et c'est un principe de Spinoza, c'est l'explication dles idées, pas des mots. Qu'il faille utiliser un vocabulaire précis pour éviter les confusions intellectuelles est une chose, mais l'important, cela reste la clarté et la distinction intellectuelles.

Toujours est-il que pour ce qui est du vocabulaire exact, Spinoza emploie bien conscientia dans E3P9S, E3P30dem, et E3, Def. 1 des affects, explication. On trouve aussi "conscientiae" : notamment dans resserrement de conscience (E3P18S2 etc.) Il n'emploie en revanche jamais inconscientia, ni même inconscius dans l'Ethique. On ne trouve donc certainement pas l'expression "désir inconscient" chez Spinoza, qui en effet introduirait beaucoup de confusion.

Parler de désir inconscient, non pas de lui-même mais de son objet, si on ne le précise pas est tordu. En français, l'expression "désir inconscient" sans autre précision signifierait que c'est le désir lui-même qui est inconscient. Sinon, on précise "désir inconscient de son objet". On remarquera d'ailleurs que conscius est toujours transitif chez Spinoza (conscient de soi, de Dieu, des choses, de ses appétits...). Et à ce propos, ce qu'il dit dans E5P31S, c'est qu'en développant le 3ème genre de connaissance, il s'agit de devenir mieux conscient de soi, plus parfait. Il ne s'agit pas ici de passer d'un état inconscient à un état conscient de soi, de Dieu et des choses, mais de passer d'un état de conscience donné à un état de conscience plus grand. Vivre plus intensément.

Dire comme je le faisais, pour des raisons conceptuelles et non langagières, qu'il serait confus de parler d'inconscient spinoziste - et je note que si tu ne le reconnais pas explicitement, tu ne cherches pas à t'accrocher à cette affirmation - revient à dire qu'il n'y a pas de causalité dans l'attribut pensant en dehors d'idées conscientes.

Ce que l'on peut appeler l'inconscience caractérisant les désirs certes conscients d'eux-mêmes mais ignorants de leurs causes et de la nature de leur objet, comme lorsqu'on parle de l'inconscience de l'enfant qui préfèrerait gagner sa vie plutôt que d'aller à l'école ; l'inconscience donc, n'est en elle-même cause de rien, c'est le désir en tant qu'effort conscient de persévérer dans son être qui est ici cause effective des mouvements du mental. Mouvements éventuellement néfastes en raison du caractère mutilé de la pensée qui entoure ce désir.

Pour le reste, ce post ne porte pas sur l'inconscient en tant que tel, mais sur le désir dans son rapport ou non avec la difficulté, la souffrance, ne l'oublions pas.

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Messagepar Louisa » 14 mars 2010, 02:19

Henrique a écrit :Toujours est-il que pour ce qui est du vocabulaire exact, Spinoza emploie bien conscientia dans E3P9S, E3P30dem, et E3, Def. 1 des affects, explication. On trouve aussi "conscientiae" : notamment dans resserrement de conscience (E3P18S2 etc.) Il n'emploie en revanche jamais inconscientia, ni même inconscius dans l'Ethique. On ne trouve donc certainement pas l'expression "désir inconscient" chez Spinoza, qui en effet introduirait beaucoup de confusion.


Remarquons d'abord que c'est toi qui as introduit la notion de "désir inconscient" dans le débat. Si je l'ai reprise, ce n'était que parce que je disais moi-même qu'il ne faut pas toujours être "conscient" (entre guillemets, c'est-à-dire au sens ordinaire du terme) d'un effort (au sens spinoziste), ce qui renforce l'idée que l'effort spinoziste n'est pas "pénible" en tant que tel. Comme je le précisais dans mon premier message ci-dessus, je prenais le terme "conscient" ici au sens de décider de faire un effort (et non pas au sens spinoziste).

Sinon je pense que tu as tout à fait raison, il vaut mieux éviter d'utiliser l'expression "désir inconscient" lorsqu'on parle de Spinoza, même si nous préférons peut-être l'éviter pour des raisons différentes (en ce qui me concerne je ne l'utiliserais pas simplement parce que Spinoza ne l'utilise pas et que je suis de ceux et celles qui pensent qu'en philosophie, les mots sont importants).

Merci aussi pour les références concernant la conscientia. Je crois qu'il faut mettre le morsus conscientiae un peu à part, puisqu'il s'agit plutôt d'une expression que de quelque chose qui a immédiatement à voir avec une véritable "théorie spinoziste de la conscience", vu qu'ici Spinoza utilise clairement le mot "conscience" dans le sens moral, et non pas dans le sens (nouveau) qu'il veut donner lui-même à ce terme (raison pour laquelle je pense que la meilleure traduction est celle proposée par Pautrat: "remord de conscience" - qu'est-ce qui te ferait opter pour "resserrement de conscience"?). Mais les autres références sont bien sûr très importantes si l'on veut construire un concept de la conscience spinoziste. Je n'ai toujours pas eu le temps de faire une recherche lexique moi-même ... est-ce que la liste des occurrences de la conscientia que tu donnes ici est exhaustive, à ton avis, ou est-ce que comme moi tu te basais avant tout sur ta mémoire ... ?

Enfin, tout ce que j'ai dit dans le premier message ci-dessus où je parle de l'homme "inconscient" se basait principalement, comme je l'avais signalé, sur le dernier scolie de l'Ethique, qui justement utilise le mot inscius (l'ignorant est "sui, & Dei, & rerum quasi inscius"). Il faut donc maintenir l'idée d'un homme "inconscient", et essayer de la mettre en contraste avec l'homme "conscient", si l'on veut comprendre la théorie spinoziste de la conscience. D'où ma proposition de distinguer un conscient et un inconscient spinoziste d'un conscient/inconscient freudien. Mais il me semble qu'entre-temps, nous sommes d'accord là-dessus (en gros, chez Spinoza un désir ne peut jamais être lui-même non conscient, on est par définition consciente du fait qu'on a ce désir, mais on peut ne pas clairement connaître ses causes ou l'objet du désir, et en ce sens en être inconscient).

Henrique a écrit :Parler de désir inconscient, non pas de lui-même mais de son objet, si on ne le précise pas est tordu. En français, l'expression "désir inconscient" sans autre précision signifierait que c'est le désir lui-même qui est inconscient. Sinon, on précise "désir inconscient de son objet". On remarquera d'ailleurs que conscius est toujours transitif chez Spinoza (conscient de soi, de Dieu, des choses, de ses appétits...). Et à ce propos, ce qu'il dit dans E5P31S, c'est qu'en développant le 3ème genre de connaissance, il s'agit de devenir mieux conscient de soi, plus parfait. Il ne s'agit pas ici de passer d'un état inconscient à un état conscient de soi, de Dieu et des choses, mais de passer d'un état de conscience donné à un état de conscience plus grand. Vivre plus intensément.


je ne suis pas certaine qu'il faut opposer ainsi devenir "mieux conscient" et devenir "moins inconscient". A mon avis, cela revient au même, chez Spinoza, puisque justement, l'homme ignorant est presque inconscient de soi, de Dieu et des choses, mais il a toujours une essence, donc il s'efforce toujours à connaître davantage. Rien n'empêche que de temps en temps il a quand même une toute petite idée adéquate en plus, après quelques efforts (comme le dit Deleuze, même le pire agent de police peut parfois avoir lui aussi une idée adéquate ...), et alors je pense qu'il est tout aussi spinoziste de dire qu'il est devenu moins inconscient que de dire qu'il est devenu "mieux conscient de soi". L'idée centrale me semble être la même: il s'agit de clarifier davantage ce qui auparavant était confus et obscure. Toujours est-il que Spinoza parle de devenir "mieux conscient", je ne pense pas qu'il parle de devenir "moins inconscient".

Henrique a écrit :Dire comme je le faisais, pour des raisons conceptuelles et non langagières, qu'il serait confus de parler d'inconscient spinoziste - et je note que si tu ne le reconnais pas explicitement, tu ne cherches pas à t'accrocher à cette affirmation - revient à dire qu'il n'y a pas de causalité dans l'attribut pensant en dehors d'idées conscientes.


c'est là que j'ai peut-être un problème. Ce serait quoi une "idée consciente"? D'abord Spinoza n'en parle pas (je sais que cela ne te dérange pas, on a ici une divergence méthodologique, dont il serait sans doute intéressant de discuter un jour de façon un peu plus sérieuse; en attendant, passons). Puis on sait que le désir est l'appétit avec la conscience de l'appétit. Ce qui signifie, comme Spinoza le précise dans l'explication de la définition du Désir, que l'homme peut être conscient ou "non conscient" de son appétit. Or l'appétit est l'essence même de l'homme (en tant qu'elle est déterminée à faire quelque chose). Et l'on sait (E2P13 cor.) que l'essence de l'homme est constituée d'un Esprit et d'un Corps, tandis que l'Esprit n'est rien d'autre qu'une idée. Je pense qu'il faut en conclure qu'il y a chez Spinoza des idées qui ne sont pas accompagnées de conscience. En tout cas, je ne vois rien qui nous oblige à identifier idée et conscience. A partir de ce moment-là, il devient tout à fait possible d'avoir des idées qui ont un pouvoir causal sans être "conscientes".

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Messagepar Henrique » 14 mars 2010, 11:19

Non mais tu veux rire, Louisa ? J'ai introduit l'expression de "désir inconscient" pour dire qu'il n'y avait pas de notion lui correspondant chez Spinoza ! Je l'ai fait d'abord pour préciser un point qui aurait pu paraître ambigu dans ta première intervention, lorsque tu disais : "Il ne faut pas un effort 'conscient' non plus". Là tu précises toi-même "pas entièrement conscient", c'est là que croyant être en accord avec toi, j'attire l'attention sur la nuance importante entre inconscience et inconscient, ce qui sous-entendait que si on peut bien parler d'inconscience chez Spinoza, au sens de simple privation de conscience, il n'y a pas d'inconscient. Et là tout en te disant d'accord avec moi, tu me dis parlons donc "d'inconscient spinoziste" !

Puisque tu es si attachée à l'usage exact du vocabulaire, rappelle toi qu'en Français, le nom commun "inconscient", encore ignoré par les premières éditions du Littré, n'apparaît qu'avec la traduction du Unbewusste n'entre vraiment en usage en français qu'après la traduction des oeuvres de Freud. Quoiqu'on pouvait trouver ce terme et cette idée dans la littérature philosophique allemande avec Leibniz, Hartmann, Schopenhauer, Nietzsche puis Freud pour désigner une activité psychique qui échapperait à la "sphère" consciente du psychisme.

Quant à inscius, c'est clairement l'adjectif qui correspond à ignorantia. En français, on peut dire 'l'ignorant est ignorant de Dieu' ; en latin on dira "ignarus Dei inscius est..." Ignorantia est dans le vocabulaire latin un mot savant, d'origine grecque, pour désigner ce qui autrement se disait "inscientia" (que Spinoza n'emploie pas), la simple absence de savoir et donc de pensée de ce qu'on ignore. Le latin de Spinoza semble connaître l'ignarus comme nom commun, l'ignorantia mais pour l'adjectif, pour désigner le fait d'être ignorant, il revient au radical latin : inscius. Il n'y a donc pas de spécificité à chercher entre le fait d'être ignorant de quelque chose et le fait de ne pas en être conscient. Il n'y a surtout pas à réimporter de la tradition de la philosophie allemande post-Leibniz, le nom commun d'inconscient dans le vocabulaire spinozien comme s'il y avait lieu de supposer quelque chose de spécifique par rapport à la simple ignorance.

Avec prudence, on peut très bien user de termes que Spinoza n'emploie pas pour caractériser sa philosophie, à condition que cela permette de désigner un élément qui n'a pas été précisément nommé en tant que tel. Mais parler d'inconscient alors qu'il y a déjà l'ignorance n'apporte rien, si ce n'est de la confusion. En revanche, le terme d'inconscience n'impliquant pas cette idée d'une pensée inconsciente, mais seulement d'absence de pensée, ne pose pas de problème car il permet d'insister sur l'absence de conscience plutôt que sur l'absence de savoir - ce qui chez Spinoza revient au même mais peut s'avérer utile dans certains contextes.

Chez Spinoza, il y a les idées, adéquates ou inadéquates, et inséparablement les idées de ces idées. Ce troisième élément concerne ce qu'on peut appeler la conscience. L'inconscient ce serait la non-idée d'une idée. L'inconscience, ce n'est que la non-idée d'une non-idée, une simple absence de pensée. Mais comme l'idée inadéquate est mutilée, elle peut donc être dite inconsciente en partie (je n'ai jamais contesté cela), simplement au sens où l'impensé de l'idée inadéquate ne peut pas être réfléchi : il n'y a pas plus idée d'une non-idée que non-idée d'une idée.

Dans ce sens, être ignorant de soi chez Spinoza ne signifie pas ignorer sa propre existence, celle de son corps comme de son âme, ni des mouvements ou pensées qui existent à un moment dans le corps ou le mental, mais de sa nature en tant que mode de la substance et de tout ce que cela implique, notamment l'effort de persévérer dans son être.

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Messagepar Louisa » 15 mars 2010, 03:05

Henrique a écrit :Non mais tu veux rire, Louisa ? J'ai introduit l'expression de "désir inconscient" pour dire qu'il n'y avait pas de notion lui correspondant chez Spinoza ! Je l'ai fait d'abord pour préciser un point qui aurait pu paraître ambigu dans ta première intervention, lorsque tu disais : "Il ne faut pas un effort 'conscient' non plus". Là tu précises toi-même "pas entièrement conscient", c'est là que croyant être en accord avec toi, j'attire l'attention sur la nuance importante entre inconscience et inconscient, ce qui sous-entendait que si on peut bien parler d'inconscience chez Spinoza, au sens de simple privation de conscience, il n'y a pas d'inconscient. Et là tout en te disant d'accord avec moi, tu me dis parlons donc "d'inconscient spinoziste" !


euh ... je ne vois pas le problème ... ? En effet, je pense qu'on est d'accord sur le fond, tu venais de me demander de ne pas oublier que ce post ne portait pas sur l'inconscient mais sur la souffrance, je voulais simplement te rappeler que ce n'était pas moi qui voulais qu'on s'attarde un instant sur la notion d'inconscient mais que c'était toi qui avais ouvert ce débat ... débat intéressant d'ailleurs (puisque Spinoza utilise le terme inscius). Je ne comprends pourquoi tu penses que j'étais en train de rire .. ?

Henrique a écrit :Puisque tu es si attachée à l'usage exact du vocabulaire, rappelle toi qu'en Français, le nom commun "inconscient", encore ignoré par les premières éditions du Littré, n'apparaît qu'avec la traduction du Unbewusste n'entre vraiment en usage en français qu'après la traduction des oeuvres de Freud. Quoiqu'on pouvait trouver ce terme et cette idée dans la littérature philosophique allemande avec Leibniz, Hartmann, Schopenhauer, Nietzsche puis Freud pour désigner une activité psychique qui échapperait à la "sphère" consciente du psychisme.


je pense qu'il vaudrait mieux ouvrir un autre sujet pour pouvoir discuter des différentes méthodes de faire de l'histoire de la philosophie et de leurs avantages et désavantages respectifs.

En attendant, voici juste deux mots sur ce que j'en pense moi-même (enfin, je ne prétends à aucune originalité en la matière, on trouvera la même chose chez Macherey, Moreau, Gueroult, Souriau et d'autres historiens francophones qui ont écrit sur le sujet).

A chaque mot (mouvement corporel, pour Spinoza) est associé un sens (une idée, pour Spinoza). Je suis de ceux et celles qui pensent que cette association se fait de manière contingente (E2P18 scolie, E2P40 scolie I). Cela signifie que rien ne nous oblige à respecter le sens que telle ou telle époque tend à donner à tel ou tel mot. Au contraire même, si la philosophie peut avoir un pouvoir révolutionnaire, c'est notamment par le fait qu'elle décide unilatéralement de changer le sens des mots.

C'est donc précisément parce que Spinoza donne clairement un autre sens aux mots conscius et inconscius que ce qu'on y associe spontanément aujourd'hui, que sa théorie du conscient/inconscient peut être intéressante, au sens pragmatique du terme: peut s'insérer dans notre vie, et ainsi la changer.

Il n'y pas d'usage "exact" d'un mot. Il y a toujours des usages différents. A nous, êtres humains, de décider comment on va utiliser tel ou tel mot, et puisqu'on ne sait pas ignorer le sens que tel ou tel mot à communément, décider de passer de ce sens à l'un ou l'autre sens qu'un philosophe a décidé de lui donner, est un acte de résistance à la pensée commune, et donc à l'évidence du sens commun ... résistance au sens où Edmond Jabès déjà nous rappelait qu'il y a le mot "vide" dans "évidence" ... .

C'est pour ça que c'est tellement important de respecter le nouveau sens qu'un philosophe donne aux mots: c'est qu'en apprenant à parler autrement, on apprend à penser autrement, on apprend à remplacer des schémas conceptuels par d'autres, supposés plus féconds ou utiles ou heureux.

Appliqué au cas qui nous concerne: en effet, aujourd'hui, lorsqu'en Occident (je ne pense pas que c'est propre à la langue française) on parle d'"inconscient", on le comprend d'office en un sens quasiment freudien. Or voici que Spinoza nous invite à penser un autre type d'inconscient. Le seul fait d'être invité à donner un autre sens à ce mot permet 1) de nous rendre compte du fait que l'inconscient freudien n'a rien d'évident, et 2) de bouleverser nos schémas de pensée habituels, de briser des automatismes conceptuels pour les remplacer par d'autres idées, peut-être plus intéressantes ou moins nocives (à voir, bien sûr).

Or, pour pouvoir ressentir cette "efficacité" propre à la philosophie, il faut apprendre à chercher activement le sens que tel ou tel philosophe donne aux mots, ou, comme le dit Pierre-François Moreau: "Si analyser la pensée de Spinoza, c'est aussi comprendre les formes d'établissement du vrai qui lui sont propres, il est indispensable d'analyser aussi ces termes discrets qui confèrent sa force à la démonstration. (...) Lire mot à mot: c'est à ce prix qui nous pourrons prénétrer plus avant dans l'univers intellectuel de Spinoza; et le travail eest encore long devant nous." (P-F Moreau, préface de Méthode et art de penser chez Spinoza, A. Klajnman, Paris,, Editions Kimé, 2006, pg.11-12.).

Enfin, encore une fois, j'ai bien compris que tu n'es pas tout à fait d'accord avec cette approche, et ce sujet mérite bien d'être approfondi.

Henrique a écrit :Quant à inscius, c'est clairement l'adjectif qui correspond à ignorantia. En français, on peut dire 'l'ignorant est ignorant de Dieu' ; en latin on dira "ignarus Dei inscius est..." Ignorantia est dans le vocabulaire latin un mot savant, d'origine grecque, pour désigner ce qui autrement se disait "inscientia" (que Spinoza n'emploie pas), la simple absence de savoir et donc de pensée de ce qu'on ignore. Le latin de Spinoza semble connaître l'ignarus comme nom commun, l'ignorantia mais pour l'adjectif, pour désigner le fait d'être ignorant, il revient au radical latin : inscius.


jusqu'ici: d'accord.

Henrique a écrit :Il n'y a donc pas de spécificité à chercher entre le fait d'être ignorant de quelque chose et le fait de ne pas en être conscient.


plus d'accord du tout ... si Spinoza utilise à la fois le mot ignarus et le mot inscius, il est important d'aller voir comment il utilise les deux mots, d'une part. D'autre part, il me semble évident que la théorie spinoziste du conscient/inconscient est tout à fait particulière. Par conséquent, simplement réduire l'inconscient spinoziste à l'ignorance c'est y aller un peu trop vite, c'est sauter la spécificité que le mot "inconscient" acquiert dans le spinozisme, c'est se priver d'une recherche potentiellement très intéressante.

Henrique a écrit :Il n'y a surtout pas à réimporter de la tradition de la philosophie allemande post-Leibniz, le nom commun d'inconscient dans le vocabulaire spinozien comme s'il y avait lieu de supposer quelque chose de spécifique par rapport à la simple ignorance.


là-dessus nous étions d'accord dès le début.

Je pense que là où nous pensons différemment pour l'instant, c'est que tu trouves que puisque l'inconscient spinoziste n'a rien à voir avec ce qu'aujourd'hui on associe spontanément au mot "inconscient", il vaut mieux laisser tomber ce terme et le remplacer par "ignorant" lorsqu'on parle de Spinoza, alors que moi-même je trouve que si Spinoza utilise les deux, cela vaut la peine d'essayer de reconstruire une théorie proprement spinoziste de l'inconscient et du conscient, ce qui pourrait notamment avoir comme avantage de nous obliger à diversifier la manière dont on aborde l'idée de conscient et inconscient aujourd'hui.

Henrique a écrit :Avec prudence, on peut très bien user de termes que Spinoza n'emploie pas pour caractériser sa philosophie, à condition que cela permette de désigner un élément qui n'a pas été précisément nommé en tant que tel. Mais parler d'inconscient alors qu'il y a déjà l'ignorance n'apporte rien, si ce n'est de la confusion.


L'inconscient spinoziste n'est quand même pas de l'ignorance absolue ... comme tu le disais, l'ignorant n'est pas ignorant de son désir, il est ignorant des causes de son désir ou de l'essence de l'objet de son désir. Une idée confuse n'est pas une idée qui n'a aucune idée du tout de son objet, comme le suggère le mot "ignorance" .. . C'est pourquoi il faudrait développer une toute nouvelle théorie de l'inconscient, à mon avis, si l'on veut comprendre Spinoza.

Henrique a écrit :En revanche, le terme d'inconscience n'impliquant pas cette idée d'une pensée inconsciente, mais seulement d'absence de pensée, ne pose pas de problème car il permet d'insister sur l'absence de conscience plutôt que sur l'absence de savoir - ce qui chez Spinoza revient au même mais peut s'avérer utile dans certains contextes.


c'est précisément développer tout cela qui pourrait être très intéressant. C'est quoi, l'absence de conscience chez Spinoza? L'absence de pensée, comme tu l'as suggéré auparavant? Je ne le pense pas, puisque une idée inadéquate est confuse, mais néanmoins un mode de l'attribut pensée (ou non? A voir), ou du moins un genre de connaissance (donc de savoir ...).

Bref (et en tout respect) il me semble que les choses ne sont pas si simples que ce qu tu proposes, et qu'injecter de nouveaux termes dans le spinozisme est ce que souvent on fait pour se permettre quelques raccourcis au lieu de s'obliger à expliciter la pensée spinoziste.

Henrique a écrit :Chez Spinoza, il y a les idées, adéquates ou inadéquates, et inséparablement les idées de ces idées. Ce troisième élément concerne ce qu'on peut appeler la conscience. L'inconscient ce serait la non-idée d'une idée. L'inconscience, ce n'est que la non-idée d'une non-idée, une simple absence de pensée. Mais comme l'idée inadéquate est mutilée, elle peut donc être dite inconsciente en partie (je n'ai jamais contesté cela), simplement au sens où l'impensé de l'idée inadéquate ne peut pas être réfléchi : il n'y a pas plus idée d'une non-idée que non-idée d'une idée.


ben là, justement, tu réintroduis la notion contemporaine de conscience. Tu fais de la conscience le lieu de la "réflexion", le lieu de "l'idée de l'idée". Je ne penses pas que c'est ce que Spinoza fait. Je pense que chez Spinoza on est en-deça du concept romantique de la conscience, on est plus proche de ce que suggère l'étymologie du mot "conscience": un penser ensemble. Mais encore une fois, tout cela est à vérifier et développer. Le seul problème que j'ai avec ce que tu dis, c'est qu'en rabattant la conscience spinoziste sur la conscience telle que le définit le sens commun aujourd'hui, on risque de ne pas se rendre compte de l'intérêt de ce travail, et ainsi de manquer une partie de la pensée spinoziste.

Henrique a écrit :Dans ce sens, être ignorant de soi chez Spinoza ne signifie pas ignorer sa propre existence, celle de son corps comme de son âme, ni des mouvements ou pensées qui existent à un moment dans le corps ou le mental, mais de sa nature en tant que mode de la substance et de tout ce que cela implique, notamment l'effort de persévérer dans son être.


oui, tout à fait d'accord.


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