lecture de l'Éthique et réactions

Questions et débats touchant à la conception spinozienne des premiers principes de l'existence. De l'être en tant qu'être à la philosophie de la nature.
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Miam
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Messagepar Miam » 20 juil. 2010, 13:00

Salut Alexandre,

L’infinité des attributs fait partie de la Nature naturante. Par conséquent il est indivisible. A fortiori il n’est pas nombrable. Donc il n’est ni pair ni impair. Cet infini revient à l’Un. On trouve cette hénologie infinitiste chez les néoplatoniciens de l’école d’Alexandrie, chez les penseurs juifs tels Léon l’Hébreux, Crescas, Gabirol, … ainsi que chez les néoplatoniciens renaissants tels Bruno et, avant lui, Nicolas de Cuse.

Ce qui est éternel, ce sont les idées adéquates et, parallèlement, les mouvements corporels qui y sont corrélés dans la mesure où les premières appartiennent véritablement au Mental et les seconds à l’essence du Corps. En réalité tout ce qu’on fait et tout ce qu’on pense est éternel puisque contenu dans un attribut éternel. Toutefois ce qui est inadéquat n’appartient pas à tel Mental (ou à tel Corps) mais à tel Mental (ou Corps) et à autre chose (voir Corollaire de II 11 : « se rapporte à Dieu en tant qu’il constitue le Mental humain » ou « en tant qui constitue non seulement le Mental humain mais aussi autre chose » - et toutes les variantes dans les propositions suivantes qui se réfèrent à II 11). Bref : tout ce que tu fais et tout ce que tu penses est éternel. Mais tout ce que tu fais et ce que tu penses ne t’appartient pas. Or, seules les idées qui t’appartiennent (dont tu es la cause intégrale) rendent ton Mental éternel.

Chez Spinoza, il ne s’agit pas de l’âme chrétienne ni de la conscience cartésienne ni de la conscience au sens moderne (consciousness en anglais. D’ailleurs la notion moderne vient d’Angleterre). Tout Mental est conscient au sens ou toute idée implique une réflexivité (idée de l’idée). En ce sens, le Mental éternel est conscient. Mais généralement on ne parle pas de conscience en ces termes. Est-ce que Alexandre VI se retrouvera tel quel dans un arrière-monde éternel ? Non. Car Alexandre VI tel qu’il se représente quotidiennement et tel que se le représentent ceux qui le connaissent n’est pas une idée adéquate. Ce que l’on nomme généralement Alexandre VI est issu de l’imagination et de la mémoire (y compris de la sienne propre). Par contre, ce qui est véritablement Alexandre VI (mais qu’on ne nomme généralement pas ainsi) – l’essence de son Corps et son Mental éternel dont il est conscient seulement lorsqu’il a des idées adéquates, cela est éternel. Il en résulte que cette immortalité individuelle est sans mémoire. Or lorsqu’on parle d’immortalité de l‘âme, on vise le plus souvent cette fausse individualité de la mémoire et de la représentation inadéquate de soi. Par suite, l’individu immortel est Alexandre VI au second sens, pas au premier, un peu comme chez Pic de la Mirandole. Mais dites-moi : qu’est-ce qu’un homme sinon ce qu’il fait et ce qu’il pense ? Rien. Il n‘y a rien derrière. Ce qui est éternel, c’est ce qui est adéquat en lui. C’est ce qu’il aura produit librement – au sens spinoziste – donc adéquatement. Point barre. Et cela suffit. L’immortalité spinozienne n’est pas une consolation. Bien plutôt un stimulant.

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sescho
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Messagepar sescho » 20 juil. 2010, 13:36

Alexandre_VI a écrit :Autre chose, je ne comprends pas bien quel genre d'existence post-mortem Spinoza entend nous proposer dans la cinquième partie de l'Éthique.

Est-ce une existence où nous serons conscients? Aurons-nous notre individualité ou serons-nous fusionnés dans une sorte de grand Tout? Spinoza a-t-il pris des précautions littéraires pour masquer sa croyance en l'annihilation de l'individu à la mort?

S'il fallait choisir entre ces termes, ce qu'il faudrait retenir selon moi c'est la dernière phrase et la proposition qui la précède immédiatement.

Mais les termes me semblent devoir être très nettement corrigés...

Clairement, et en toute logique, rien ne subsiste de l'Âme humaine après la mort du corps qui soit indissociablement lié à l'existence de ce corps, savoir les sensations, la mémoire / imagination, les désirs, les émotions et toutes les passions qui en découlent. E5P21, E5P34, ... Seul subsiste ce qui n'est pas sujet à la naissance et à la mort, savoir ce qui est éternel. Ceci exclut tant la persistance de l’Âme « terrestre » « individuelle » après la mort du corps que la métempsycose (réincarnation, au sens individuel du terme.) E5P23S.

L’Âme est éternelle en tant qu’elle a conscience de Dieu, et plus généralement qu’elle connaît les choses (au sens large) par le troisième genre de connaissance (qu’il s’agisse des prémisses, directement, ou de tout ce qui est désigné par la démonstration), autrement dit en tant qu’elle perçoit immédiatement, intuitivement, sans pensée discursive, Dieu et ce qui en découle clairement (ce qui en découle en général étant, inversement et conjointement, vu sous l’aspect de l’éternité par la vertu de sa cause : Dieu - Nature : rien n’est vu en soi que Dieu, tout est vu en Dieu.) E5P25, E5P27Dm, E5P31, E5P40C, ...

Spinoza a écrit :E5P23S : … il est impossible que nous nous souvenions d’avoir existé avant le corps, puisque aucune trace de cette existence ne se peut rencontrer dans le corps, et que l’éternité ne peut se mesurer par le temps, ni avoir avec le temps aucune relation…

… Les yeux de l’âme, ces yeux qui lui font voir et observer les choses, ce sont les démonstrations. Aussi, quoique nous ne nous souvenions pas d’avoir existé avant le corps, nous sentons cependant que notre âme, en tant qu’elle enveloppe l’essence du corps sous le caractère de l’éternité, est éternelle, et que cette existence éternelle ne peut se mesurer par le temps on s’étendre dans la durée. Ainsi donc, on ne peut dire que notre âme dure, et son existence ne peut être enfermée dans les limites d’un temps déterminé qu’en tant qu’elle enveloppe l’existence actuelle du corps ; et c’est aussi à cette condition seulement qu’elle a le pouvoir de déterminer dans le temps l’existence des choses et de les concevoir sous la notion de durée.

E5P34S : Si l’on examine l’opinion du commun des hommes, on verra qu’ils ont conscience de l’éternité de leur âme, mais qu’ils confondent cette éternité avec la durée, et la conçoivent par l’imagination ou la mémoire, persuadés que tout cela subsiste après la mort.

E5P30Dm : … concevoir les choses sous le caractère de l’éternité, c’est concevoir les choses en tant qu’elles se rapportent, comme êtres réels, à l’essence de Dieu, en d’autres termes, en tant que par l’essence de Dieu elles enveloppent l’existence. …

E5P40CDm : … la partie éternelle de l’âme (par les Propos. 22 et 29, part. 5), c’est l’entendement, par qui seul nous agissons (en vertu de la propos. 3, part. 3), et celle qui périt, c’est l’imagination (par la Propos. 21, part. 5), principe de toutes nos facultés passives (par la Propos. 3, part. 3 et la Déf. génér. des passions)…

E5P41S : … la plupart des hommes pensent qu’ils ne sont libres qu’autant qu’il leur est permis d’obéir à leurs passions, et qu’ils cèdent sur leur droit tout ce qu’ils accordent aux commandements de la loi divine. La piété, la religion et toutes les vertus qui se rapportent à la force d’âme sont donc à leurs yeux des fardeaux dont ils espèrent se débarrasser à la mort, en recevant le prix de leur esclavage, c’est-à-dire de leur soumission à la religion et à la piété. Et ce n’est pas cette seule espérance qui les conduit ; la crainte des terribles supplices dont ils sont menacés dans l’autre monde est encore un motif puissant qui les détermine à vivre, autant que leur faiblesse et leur âme impuissante le comportent, selon les commandements de la loi divine. Si l’on ôtait aux hommes cette espérance et cette crainte, s’ils se persuadaient que les âmes périssent avec le corps et qu’il n’y a pas une seconde vie pour les malheureux qui ont porté le poids accablant de la piété, il est certain qu’ils reviendraient à leur naturel primitif, réglant leur vie selon leurs passions et préférant obéir à la fortune qu’à eux-mêmes. Croyance absurde, à mon avis, autant que celle d’un homme qui s’emplirait le corps de poisons et d’aliments mortels, par cette belle raison qu’il n’espère pas jouir toute l’éternité d’une bonne nourriture, ou qui, voyant que l’âme n’est pas éternelle ou immortelle, renoncerait à la raison et désirerait devenir fou ; toutes choses tellement énormes qu’elles méritent à peine qu’on s’en occupe.


Sur les termes employés dans les questions :

- « existence post-mortem. » Tout est en Dieu-Nature et il est éternel (il existe par son essence même et est immuable ; totalement affranchi de toute considération de temps, donc.) De ce point de vue rien, fondamentalement, ne naît ni ne meurt, quel qu’il soit. Du point de vue temporel, ce qui nait nait, ce qui meurt meurt, ce qui se meut se meut… C’est la manifestation de l’éternel Mouvement (« Énergie cosmique. »)

L’âme n’est éternelle qu’en tant qu’elle est affranchie du temps (lapalissade), et elle n’est affranchie du temps qu’en tant qu’elle perçoit des choses elles-mêmes affranchies du temps, savoir elles-mêmes éternelles (re) : Dieu, le Mouvement et ses lois, qui sont de son essence éternelle. Dieu et les lois du Mouvement (et de l’Entendement en parallèle) concernant l’Homme sont précisément ce qui fait tout l’objet de l’Éthique.

On pourrait ajouter : tout le reste est donc circonstances passagères, autrement dit tout ce qui fait une existence « personnelle », tout ce qui distingue les hommes entre eux, qui distingue les hommes de l’Homme. Toutefois, cela aussi doit être considéré éternel en Dieu. Ce qui pose véritablement problème, là, c’est en fait la qualité de l’idée : une idée tronquée, comme l’est tout produit de l’imagination, ne peut pas être une vérité éternelle. C’est irrémédiablement tronqué pour le mode fini en question. A ceci est intimement liée l’interdépendance (et l’impermanence qui va avec) qui est une loi générale dans le monde manifesté : ce qui est tronqué est hybridé entre plusieurs essences non compatibles, et si l’ensemble est (forcément) clair à Dieu, il ne l’est pas à chacune des parties.

Ceci met en question la pertinence de la notion d’individu. Quelque chose d’interdépendant, d’impermanent et d’hybridé (fusse via la mémoire) n’est pas concevable en propre, c’est évident. C’est très clair, une nouvelle fois : si l’on pose d’abord les choses singulières comme étant en soi, puis qu’on vient plaquer Dieu par là-dessus comme sur-ensemble, on passe totalement à côté du fond chez Spinoza. L’ordre requis pour philosopher est Dieu-substance d’abord, les modes infinis et éternels ensuite, les choses particulières après, et les mêmes en acte (singulières) en dernier (E2P10S.)

- « Est-ce une existence où nous serons conscients? » Fondamentalement, seul Dieu a une essence et existe. Dieu est conscient de même qu’il existe chez Spinoza puisque chaque attribut, dont la Pensée, est Dieu sous une certaine dimension de l’existence. Notre âme est éternelle en tant qu’elle a des idées éternelles, qui sont telles en nous comme en Dieu. Après la mort du corps il n’y a plus de « nous », mais il y a toujours Dieu, dont les idées en question.

Notre Âme est éternelle en tant qu’elle a des idées claires comme celles de Dieu-même, lesquelles sont éternelles. Point. Dieu-Nature vaudrait-il moins que « nos » fluctuations passionnelles de « nos » egos, basés sur « nos » idées confuses ?

- « Aurons-nous notre individualité. » Pas de « nous » ni donc d’ « individualité, » sauf par l’essence de Dieu-Nature, différentiée ou non dans le monde phénoménal.

- « ou serons-nous fusionnés dans une sorte de grand Tout? » Tout est en Dieu-Nature, qui est éternel. Ce n’est donc pas « une sorte de grand Tout » c’est Dieu-Nature.

- « Spinoza a-t-il pris des précautions littéraires pour masquer sa croyance en l'annihilation de l'individu à la mort? »

Je ne pense pas qu’on puisse penser « précautions littéraires » en tant que justifiant l’essentiel du texte, mais le « caute » reste de mise... Clairement, et très logiquement, Spinoza met à terre dans le fond l’idée d’une permanence de l’âme « individuelle » « terrestre », de même qu’il le fait avec l’idée d’un Dieu humanoïde, extérieur à sa création, conçu comme une sorte de Roi, sujet à certaines passions humaines, etc.

Cela dit, le terme d’ « annihilation » est parfaitement impropre : le néant n’est rien, donc rien de réel ne retourne au néant, que le néant même (mais prendre l’ « individu » comme une chose en soi a rapport avec le néant, non de l’idée même, mais de la réalité de ce qu’elle représente.) Dieu est tout et éternel. En passant (car c’est un paradigme erroné assez grave de conséquence, en fait), comme le souligne Arnaud Desjardins, « mort » ne s’oppose pas à « vie », mais à « naissance » (voir les extraits relatifs de Spinoza ci-dessus.) La vie, c’est l’énergie cosmique, le Mouvement, qui est éternel. On ne plaint pas les futurs humains de ne pas être encore nés… Pourquoi faire après ce qui ne se faisait pas avant, alors que la situation est rigoureusement la même… ?
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Alexandre_VI
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Messagepar Alexandre_VI » 21 juil. 2010, 05:57

Merci pour vos réponses intéressantes. Le point de vue de Spinoza paraît se rapprocher de celui d'Aristote, qui disait que l'âme était intrinsèquement dépendante de la matière, excepté la partie intellectuelle (qui contient des idées abstraites et universelles). Quoiqu'on ne sache pas exactement ce qu'Aristote pensait de la survie de l'âme.


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