E5P40S : signification ?

Questions et débats touchant à la nature et aux limites de la connaissance (gnoséologie et épistémologie) dans le cadre de la philosophie spinoziste.
Avatar du membre
hokousai
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 4105
Enregistré le : 04 nov. 2003, 00:00
Localisation : Hauts de Seine sud

Messagepar hokousai » 21 mars 2012, 23:24

cher Shub

La prop 21 /1 concerne ce qui suit de la nature<b> absolue</b> d'un attribut. Ce n'est donc pas expressément le sujet de notre dispute. A ce stade de l'Ethique Spinoza associe éternité à ce qui n'a pas de durée déterminée .

Les choses particulières arrivent à la prop 25/1 corollaire. " ce qui est fini n"a pu être déterminé par la nature absolue d"un attribut de Dieu .(prop 28/1)
Suit l'intellect en acte fini ou infini qui est rapporté à la nature naturée ( prop 3O/1).
Rien qui aille explicitement contre votre interprétation, sauf peut être le scolie 2 de la prop 33 :" tous les décrets de Dieu ont été arrêtés de toute éternité"
…………….
<b>Mais</b> à la prop 44/2 <b>."il est de la nature de la raison de percevoir les choses sous une certaine espèce d éternité ".</b>
et prop 45/2
" chaque idée d' un corps quelconque ou dune chose singulière existant en acte enveloppe nécessairement l'essence <b>éternelle</b> et infinie de Dieu ".

Le scolle précise
"ici je entends pas la durée ,… je parle de <b>la nature même de l'existence </b>…"
suit une remarque sur le conatus
qui est à relier avec partie 3: prop 6/ 7 et 8
<b>nulle chose n' a en soi rien qui puisse la détruire, autrement dit qui supprime son existence.</b>

Le conatus n' enveloppe pas un temps fini mais indéfini.
Ce qui veut dire que les choses singulières n'ont pas de durée déterminée . Ce n'est donc pas de la durée qu'elle tire l' éternité.
Au plus pourraient-elles prétendre à la sempiternalité en l' absence de causes extérieures qui puissent les détruire , laquelle sempiternalité ne serait pas l' Eternité.


excusez -moi si je ne cite que partiellement des textes que vous connaissez bien

Avatar du membre
Henrique
participe à l'administration du forum.
participe à l'administration du forum.
Messages : 1184
Enregistré le : 06 juin 2002, 00:00
Localisation : France
Contact :

Messagepar Henrique » 22 mars 2012, 13:14

Ah bon, alors on se vouvoie ? Il me semblait qu'avant on se tutoyait, comme à mon avis des amis de la vérité peuvent le faire, mais soit.

Pour commencer, je ne sépare nullement éternité et durée. Je dis que ce sont des façons de considérer la même réalité, à cette différence près que l'éternité est la façon véritable de concevoir les choses tandis que la durée est la façon de concevoir les mêmes choses mais considérées inadéquatement, c'est-à-dire incomplètement. La définition même de la durée comme continuation indéfinie de l'existence devrait vous mettre la puce à l'oreille sur son caractère de connaissance inadéquate, ce qui est confirmé par E2P31 : les choses dont notre corps fait partie ont une existence qui s'explique par une infinité d'autres choses qui nous échappent. Mais si nous avions un entendement infini, c'est-à-dire une perception de toutes les idées correspondant aux choses, nous ne verrions pas des choses mais une seule et même réalité infiniment modifiée, comme une seule fréquence modulée à l'infini et toute idée de durée comme continuation indéfinie de l'existence, tant que rien ne vient la détruire, serait non pertinente.

C'est pourquoi on peut parler de l'éternité comme existence infinie (et non comme durée infinie) : à aucun moment il n'est question de la continuation infinie de l'existence de l'entendement humain, mais il y a éternité de celui-ci en tant qu'expression d'une seule et même réalité infinie. Si je prends une droite infinie que croisent deux autres droites, j'aurai un segment qu'on pourra dire fini au regard de ce qu'il y a avant et de ce qu'il y a après mais cette finitude est en réalité arbitraire, le segment n'est rien sans ce qu'il y a avant et après et sans la droite infinie elle-même. Cela signifie que la vérité du segment est la droite infinie, autrement dit qu'elle en constitue l'essence en tant qu'elle se détermine à travers lui : le segment ne peut être ou se concevoir sans la droite et la droite ne peut se concevoir sans le segment. Si j'enlève la droite, je n'ai plus de segment ; si j'enlève le segment, je n'ai plus de droite. Pour autant, le segment n'a pas l'essence de la droite en tant que telle, il n'est pas infini, et on peut concevoir la droite sans faire de segment ; aussi il n'appartient pas au segment de s'étendre à l'infini, pas plus qu'à un mode d'exister par sa seule essence. L'essence du segment est donc d'être une détermination ou une affection singulière de la droite. Mais en réalité il n'est pas une détermination "finie" de la droite, comme si celle-ci se niait dans cela même qui la constitue. Ce n'est qu'abstraitement, par l'imagination qu'il nous apparaît fini par rapport à un avant et un après qui découlent en fait de l'abstraction qui consiste à le détacher de l'ensemble de la droite. C'est pourquoi Spinoza ne parle jamais de modes "finis" de la substance.

D'autre part, la durée est systématiquement associée à la contingence, cf. par ex. le corollaire d'E2P31, or l'idée de contingence et ainsi celle de corruptibilité des choses relève d'un défaut de connaissance indiqué par E1P33S1. Donc la connaissance des choses sous l'angle de la durée relève d'un défaut de connaissance, autrement dit est inadéquate. La connaissance adéquate des choses comme de leurs idées nous les représente comme éternelles ; ainsi "Il n'y a rien de contingent dans la nature des êtres ; toutes choses au contraire sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à agir d'une manière donnée." (E1P29).

La raison quant à elle connaît au moyen des notions communes et ne porte ainsi pas sur les essences singulières comme variations de puissance de la substance, mais cela ne l'empêche nullement de savoir que "les choses" en général sont éternelles, comme le dit expressément E2P44. Autrement dit, la raison nous permet de savoir a priori que quelle que chose singulière que nous rencontrons au moyen de l'imagination, càd la connaissance incomplète, s'inscrit nécessairement dans un ordre éternel de réalité, où tout ce qui existe et agit n'est en droit qu'expression de la nature divine. Ce faisant, nous savons que les choses sont éternelles mais nous ne percevons pas cette éternité, faute d'une connaissance de la face totale de l'univers.

En revanche, avec le troisième genre de connaissance, nous pouvons connaître cette éternité pour ce qui concerne l'essence de notre corps, essence qui n'est pas une idée comme vous le disiez une autre fois, mais qui est bel et bien le corps lui-même dans ce qu'il a d'inaliénable, à savoir l'effort de persévérer dans son être ou conatus, mais dont nous pouvons avoir l'idée en tant qu'expression directe de la puissance de s'étendre de la substance. Ainsi peut-il y avoir une connaissance ou idée de "l'essence de notre corps sous l'aspect de l'éternité" et cette connaissance est adéquate (E5P23S). Cela signifie donc bien qu'il y a une existence éternelle de notre corps et c'est le conatus, qui est évoqué dès E2P45S comme le rappelle judicieusement Hokousai.

C'est ainsi que nous pouvons sentir et éprouver que nous sommes éternels, non pas seulement en tant qu'esprit mais aussi en tant que corps, même si à la fin de E5, Spinoza se concentre surtout sur la question de l'esprit parce que sa question est celle du salut de l'esprit. Ce qui subsiste au delà de la durée de notre esprit est aussi ce qui subsiste au delà de celle de notre corps, en vertu de l'unité du corps et de l'esprit et dont nous ne pouvons connaître la trace dans notre corps parce que l'éternité est sans commune mesure avec la durée, c'est le conatus dont la dém. d'E3P6 nous apprend qu'il découle de l'essence de Dieu, sans la médiation d'autres corps, donc directement.

Et bien sûr, il n'y a pas que l'homme qui ait un conatus mais toutes choses. Ainsi pour toutes choses, c'est-à-dire modes et modes de modes (une affection du corps par exemple) il y a dans l'entendement infini l'idée de ce conatus comme mode éternel de l'étendue autant que de la pensée. Et l'entendement infini n'est rien d'autre que l'enchevêtrement infini de toutes ces idées de conatus.

Quant à la dém. d'E1P21, je m'associe aux remarques de Hokousai et j'ajoute qu'il s'agit ici d'une démonstration par l'absurde : un mode infini immédiat d'un attribut ne peut avoir de durée déterminée car alors c'est l'attribut lui-même qui serait limité dans le temps. Ce que cela montre, c'est donc l'absurdité d'une existence infinie ou éternelle que l'on formerait à partir de la durée et non que l'existence infinie serait une addition infinie de durée.

Mais voyons d'un peu plus la traduction du début de la démonstration : "Deinde id, quod ex necessitate naturae alicujus attributi ita sequitur, non potest determinatam habere existentiam sive durationem. "

Misrahi ignore existentia. Pautrat traduit la fin par "ne peut avoir d'existence, autrement dit de durée, déterminée" ce qui peut sous-entendre qu'il pourrait y avoir une durée infinie (la détermination étant une négation, l'indétermination signifiant donc l'infini). Mais il faut chercher loin et cette signification serait contradictoire avec la définition de l'éternité qui est ici en jeu puisqu'E1D8 en exclut très explicitement la durée.

Pour éviter le contresens, il faut donc traduire mot à mot :
"Deinde (D'autre part) id (ce), quod (qui) ex necessitate (de la nécessité) naturae (de la nature) alicujus attributi (d'un attribut) ita (ainsi) sequitur (suit), non potest (ne peut) determinatam (déterminée) habere (avoir) existentiam (d'existence) sive (autrement dit) durationem (de durée). "

Ce qui donnera "D'autre part, ce qui suit ainsi de la nécessité de la nature d'un attribut ne peut avoir d'existence déterminée, autrement dit de durée."

On voit bien que la durée est clairement opposée (mais non séparée) à l'éternité de l'attribut et de ce qui en suit. La contraction logique de la phrase est donc "Un mode infini n'a pas de durée". Cela est d'ailleurs confirmé par Pensées Métaphysiques II,1 : "la durée est une affection de l’existence, non de l’essence. Ainsi nous ne pouvons attribuer aucune durée à Dieu, son existence étant de son essence. Attribuer à Dieu la durée, c’est distinguer en effet son existence de son essence." S'il y avait une durée infinie, elle deviendrait l'existence même et non plus une affection ou détermination de l'existence.

Quant aux essences singulières, Spinoza dit bien justement un peu après qu'on n'attribue pas à l'essence d'un triangle qui est une vérité éternelle qu'elle a augmenté sa durée depuis Adam, ce qui serait le cas si on faisait de l'éternité une durée infinie : "Personne ne dira jamais que l’essence du cercle ou du triangle, en tant qu’elle est une vérité éternelle, a duré un temps plus long maintenant qu’au temps d’Adam". On peut donc bien faire d'une essence un mode éternel sans avoir à lui accorder une durée infinie. Car qu'est-ce que l'essence formelle du triangle si ce n'est une façon de penser ou de s'étendre de Dieu ? Et justement, Spinoza dit que c'est une vérité éternelle. A fortiori ce qui découle immédiatement de la nature absolue de Dieu ne saurait être compris à partir de la durée.

Quant à définir l'éternité comme existence infinie, ce n'est justement pas le faire par la durée infinie. Mais qu'est-ce donc qu'une existence infinie pour l'essence du triangle, quand bien même on ne le considèrerait que comme notion commune ? En vertu d'E1P8S1, c'est une existence qui s'affirme absolument sans pouvoir être détruite par celle d'autre chose : en effet, dans un présent éternel ou tout coexiste, rien ne détruit rien, chaque essence a une nécessité (ce qui ne peut pas ne pas être), c'est-à-dire une affirmation absolue, seule la contingence donnant lieu à une affirmation partielle (ce qui peut être ou ne pas être ; le fini étant affirmation partielle par opposition à l'infini qui est affirmation absolue).

Shub-Niggurath a écrit :Les modes singuliers de chaque attribut sont donc tout sauf éternel, même si les causes qui les ont produites sont nécessaires. Il est de la nature de la raison de considérer les choses comme nécessaires (proposition 44 partie 2), mais cela ne suffit pas à faire de ces mêmes choses des modes éternels. Car c'est seulement par les causes qui les ont produites que ces choses sont nécessaires, et non par leur essence. Il est donc de la nature de la raison de concevoir les choses sous l'aspect de l'éternité, mais seulement en tant que nous considérons les notions communes aux choses, qui ne sont pas les choses elles-mêmes. Parmi ces notions, dans l'attribut étendu, nous considérons les rapports de mouvement et de repos qui existent dans les choses, mais non les choses elles-mêmes. Ces rapports sont éternels, et seulement eux.

S'il en était ainsi, si les essences n'étaient pas éternelles, seulement les rapports, ceux-ci seraient-ils pour autant infinis puisque vous identifiez éternité, durée infinie et existence infinie ?

Je crois que le fond de notre désaccord réside dans le fait que Spinoza affirme que l'intellect humain est éternel, c'est à dire possède l'existence infinie, ce que vous niez.

J'ai nié dans un précédent post qu'une existence infinie pourrait être attachée à une essence finie dans le contexte où nous parlions de durée. Je précise donc que ce que je nie c'est la continuation infinie de l'existence, ce qui supposerait par exemple qu'en 2010, le corps ou l'esprit de Spinoza aurait plus de durée qu'en 1677. Je ne confonds pas éternité et immortalité comme Spinoza nous y enjoint : "Si l'on examine l'opinion du commun des hommes, on verra qu'ils ont conscience de l'éternité de leur âme, mais qu'ils confondent cette éternité avec la durée, et la conçoivent par l'imagination ou la mémoire, persuadés que tout cela subsiste après la mort. " (E5P34S)

J'ai montré précédemment comment on pouvait rattacher la notion d'existence infinie à des choses comme l'essence du triangle sans faire intervenir la notion de durée. Ce que je nie donc, avec vous je crois, c'est qu'il ait une essence infinie de l'intellect humain d'où pourrait découler directement son existence nécessaire. J'affirme que l'intellect humain est la capacité de percevoir des idées attachée à l'idée du corps. Je dis que pour tout corps, il existe dans la pensée une idée de ce corps qui est son esprit. Et comme les idées ne sont pas des images muettes, je dis que l'idée de la table connectée à la table elle-même se perçoit elle-même, de sorte qu'il y a un entendement de la table. En revanche, comme la table n'a aucun moyen de former des notions communes, étant donnée la pauvreté ontologique de son rapport de mouvement et de repos, et de la très faible puissance d'être affectée qui la caractérise, l'idée qu'elle a d'elle-même en tant qu'entendement n'est même pas confuse mais très obscure. Et il n'y a bien sûr aucune autre idée de corps extérieurs dans celle de la table, ni donc de connaissance d'autre chose qu'elle même. Il y a cependant un contenu nécessaire dans cette idée, c'est l'effort de persévérer dans son être comme l'avait expliqué Bardamu. En revanche dans l'entendement infini de Dieu, l'idée de cette table, en tant qu'elle n'est pas séparée de la face totale de l'univers, est parfaitement adéquate.

Lorsque je considère la table sur laquelle je m'accoude, je peux donc percevoir ce qu'il y a d'éternel en elle, son effort de persévérer dans l'être qui découle directement de l'essence de l'attribut étendue. Ce qui est alors perçu, c'est l'unité de mon corps et de celui de la table, comme de l'idée de mon corps et de celle de la table. C'est ce pouvoir de percevoir, joint à l'idée de mon corps dans ce qu'il a d'éternel, le conatus, et qui coïncide avec ce qu'il y a d'éternel dans l'idée de mon corps, le désir (car "ce qui est conçu par l'essence de Dieu avec une éternelle nécessité est quelque chose, ce quelque chose, qui se rapporte à l'essence de l'âme, est nécessairement éternel" (Dém. d'E5P23) et joint de proche en proche à l'infinité des pouvoirs de percevoir que sont les autres entendements qui forme l'entendement infini.

Avatar du membre
Shub-Niggurath
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 197
Enregistré le : 31 août 2010, 00:00

Messagepar Shub-Niggurath » 22 mars 2012, 17:57

Je suis désolé mais je ne comprends pas du tout Spinoza comme vous.

Quand Spinoza écrit "l'existence, c'est-à-dire la durée", et "par éternité j'entends l'existence même", il faut bien conclure que l'éternité implique la durée infinie, autrement dit que ce qui est éternel doit exister toujours.

A partir de là toutes nos conclusions divergent radicalement, notamment en ce qui concerne le salut de l'esprit humain.

"L'esprit humain ne peut être absolument détruit avec le corps, mais il en subsiste quelque chose qui est éternel" et "la part éternelle de l'esprit est l'intellect, seule partie par laquelle nous soyons actifs" sont des phrases tout à fait claires, et elles signifient bien que notre intellect a toujours existé et existera toujours.

Je ne vois donc pas pourquoi vous prenez tant de peine à tenter de démontrer que toutes les choses, y compris le corps humain, sont éternelles, alors que c'est absolument nié par Spinoza.

Tout ce qui est né sera détruit, et il n'y aura pas de souvenir de ce qui a été.

"Vanité des vanités, dit l’Écclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité.
Quel avantage revient-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ?
Une génération s’en va, une autre vient, et la terre subsiste toujours.
Le soleil se lève, le soleil se couche ; il soupire après le lieu d’où il se lève de nouveau.
Le vent se dirige vers le midi, tourne vers le nord ; puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits.
Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est point remplie ; ils continuent à aller vers le lieu où ils se dirigent.
Toutes choses sont en travail au delà de ce qu’on peut dire ; l’oeil ne se rassasie pas de voir, et l’oreille ne se lasse pas d’entendre.
Ce qui a été, c’est ce qui sera,
et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera,
il n’y a rien de nouveau sous le soleil.
S’il est une chose dont on dise : Vois ceci, c’est nouveau ! cette chose existait déjà dans les siècles qui nous ont précédés.
On ne se souvient pas de ce qui est ancien ; et ce qui arrivera dans la suite ne laissera pas de souvenir chez ceux qui vivront plus tard."

Avatar du membre
bardamu
participe à l'administration du forum.
participe à l'administration du forum.
Messages : 1024
Enregistré le : 22 sept. 2002, 00:00

Messagepar bardamu » 22 mars 2012, 19:19

Shub-Niggurath a écrit :Je suis désolé mais je ne comprends pas du tout Spinoza comme vous.

Quand Spinoza écrit "l'existence, c'est-à-dire la durée", et "par éternité j'entends l'existence même", il faut bien conclure que l'éternité implique la durée infinie, autrement dit que ce qui est éternel doit exister toujours.

J'ai vraiment du mal à saisir comment tu arrives à ça.

E1d7. Par éternité, j'entends l'existence elle-même, en tant qu'elle est conçue comme résultant nécessairement de la seule définition de la chose éternelle.
Explication : Une telle existence en effet, à titre de vérité éternelle, est conçue comme l'essence même de la chose que l'on considère, et par conséquent elle ne peut être expliquée par rapport à la durée ou au temps, bien que la durée se conçoive comme n'ayant ni commencement ni fin
.

C'est une erreur de catégorie que de traiter l'éternité comme une durée infinie. Il est éternellement inscrit que j'écrirais ces mots, mais ces mots n'auront qu'une durée finie, ils disparaitront avec les ordinateurs qui les affiche : il est éternellement inscrit que ces mots auront une durée finie, c'est leur définition éternelle de mode fini. Ce qui est éternel, ce ne sont pas les mots, c'est leur définition impliquant une durée finie, ce qu'ils sont, leur essence, et c'est cette existence là qui est éternelle, pas leur existence dans la durée qui par définition est finie.

Tout l'intérêt de cette conception de l'éternité est justement de sortir de l'imagerie de l'immortalité, de la durée infinie, de ne pas promettre plus de vie après la mort qu'avant. C'est maintenant qu'on est (ou pas) dans l'éternité, et ça n'a rien à voir avec l'attente d'une durée infinie, comme si on allait vivre en survol du monde, pur esprit toujours présent à ce qu'il se passe dans le monde.

Avatar du membre
Shub-Niggurath
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 197
Enregistré le : 31 août 2010, 00:00

Messagepar Shub-Niggurath » 22 mars 2012, 20:33

L'éternité de l'intellect humain, explicitement affirmée par Spinoza, implique que celui-ci a existé toujours, et donc que la durée infinie découle naturellement de l'éternité.

"Tout ce qui suit de la nature absolue d'un attribut de Dieu a du exister toujours et être infini, autrement dit est, par cet attribut, éternel et infini."

Proposition 21 partie 1.

Or l'intellect suit de la nature absolue d'un attribut de Dieu, donc l'intellect a toujours existé et existera toujours, autrement dit est éternel.

"je voudrais des exemples de choses produites immédiatement par Dieu"

demande Schuller, lettre 63, à quoi Spinoza répond :

"Voici les exemples que vous me demandez : ceux du premier genre sont, dans l'ordre de la pensée, l'intellect absolument infini."

Lettre 64

Or, dit Spinoza dans le scolie de la proposition 40 partie 5, "notre esprit en tant qu'il comprend, est un mode éternel du penser, qui est déterminé par un autre mode éternel du penser, ce dernier à son tour par un autre, et ainsi de suite à l'infini, de telle sorte que tous ces modes constituent ensemble l'intellect éternel et infini de Dieu."

Donc notre esprit, en tant qu'il comprend, n'a ni commencement ni fin, c'est-à-dire qu'il a toujours existé et existera toujours.

Par suite il nous faut affirmer l'éternité de l'intellect, c'est-à-dire qu'il n'a pas été créé avec le corps, et qu'il ne disparaîtra pas avec lui.

C'est donc l'immortalité que possède notre intellect, en tant que celui-ci est une partie de l'intellect de Dieu, chose dont nous avons conscience durant la vie même, et non après la mort du corps.

De cet éternité de l'intellect suit nécessairement l'amour intellectuel de Dieu, qui est le seul amour à être éternel, et qui ne peut être détruit avec le corps.

De là suit également que les intellects singuliers, qui tous ensemble constituent l'intellect de Dieu, sont unis par la puissance de Dieu à une infinité de modes singuliers dans l'infinité des attributs de Dieu, et "voyagent" infiniment de corps en corps, de modes en modes.

C'est ce qui découle naturellement de la doctrine de Spinoza, non une immortalité dans un paradis qu'on imagine en dehors du monde, mais une série infinie d'incarnations successives dans une infinité de modes divers et variés, dans l'immanence du monde composé d'une infinité d'attributs.

En cela la doctrine de Spinoza est proche de la religion hindoue, qui pose elle aussi l'infinité des réincarnations dans une suite infinie de corps différents.

Avatar du membre
bardamu
participe à l'administration du forum.
participe à l'administration du forum.
Messages : 1024
Enregistré le : 22 sept. 2002, 00:00

Messagepar bardamu » 22 mars 2012, 22:31

Shub-Niggurath a écrit :L'éternité de l'intellect humain, explicitement affirmée par Spinoza, implique que celui-ci a existé toujours, et donc que la durée infinie découle naturellement de l'éternité.
"Tout ce qui suit de la nature absolue d'un attribut de Dieu a du exister toujours et être infini, autrement dit est, par cet attribut, éternel et infini."
Proposition 21 partie 1.
Or l'intellect suit de la nature absolue d'un attribut de Dieu, donc l'intellect a toujours existé et existera toujours, autrement dit est éternel.
"je voudrais des exemples de choses produites immédiatement par Dieu"
demande Schuller, lettre 63, à quoi Spinoza répond :
"Voici les exemples que vous me demandez : ceux du premier genre sont, dans l'ordre de la pensée, l'intellect absolument infini."

Lettre 64
Or, dit Spinoza dans le scolie de la proposition 40 partie 5, "notre esprit en tant qu'il comprend, est un mode éternel du penser, qui est déterminé par un autre mode éternel du penser, ce dernier à son tour par un autre, et ainsi de suite à l'infini, de telle sorte que tous ces modes constituent ensemble l'intellect éternel et infini de Dieu."

Donc notre esprit, en tant qu'il comprend, n'a ni commencement ni fin, c'est-à-dire qu'il a toujours existé et existera toujours.

Désolé, mais je ne vois pas du tout la raison de ce "donc"...
Il y a d'un côté l'entendement infini et de l'autre les entendements finis. La durée infinie vient du caractère infini ou pas, elle ne vient pas du fait d'être un entendement.
Que je sache, notre esprit ne suit pas de "de la nature absolue d'un attribut de Dieu".
Shub-Niggurath a écrit :En cela la doctrine de Spinoza est proche de la religion hindoue, qui pose elle aussi l'infinité des réincarnations dans une suite infinie de corps différents.

Non, ce qu'implique la pensée de Spinoza c'est la "réalisabilité multiple" de certaines idées, c'est-à-dire que "2 + 2 = 4" est la même idée dans mon esprit, celui de quelqu'un d'autre et l'entendement infini.

Ca n'a qu'un rapport dérivé avec la notion de réincarnation qui affirme une permanence de l'identité individuelle, un karma, un héritage des vies précédentes comme si il y avait une mémoire de vies antérieures chose que Spinoza nie de manière explicite. La mémoire est tout entière liée à la durée et l'éternité n'est pas la durée.
Ce qui se rapproche le plus de la réincarnation, c'est la "multi-incarnation" qu'on peut voir dans la lettre 17 où Spinoza s'autorise à ce que des esprits suffisamment proches enchaînent les idées de la même manière, ce qui, une fois ôtée la différence corporelle et par le principe des indiscernables, revient à dire qu'ils ont le même esprit au niveau de cet enchaînement . Penser comme Spinoza, c'est être Spinoza d'une certaine manière ou plutôt, il y a une sorte d'"être spinozien" qui peut se trouver former tel ou tel esprit, notamment Spinoza, sans que ces "incarnations" ne suivent le continuum de la durée. La logique des enchaînement d'idées, la détermination d'un mode éternel par un autre, n'est pas celle des déterminations du corps.

Au passage, je suis d'avis que la durée est essentiellement liée à la logique corporelle (lettre 36) : "Par exemple l'étendue ne peut être dite imparfaite que relativement à la durée, la situation, la grandeur, que si, veux-je dire, elle a une durée limitée, ne conserve pas de situation ou a une grandeur limitée. Elle ne peut être dite imparfaite parce qu'elle ne pense pas, puisque sa nature n'exige rien de tel, consistant dans la seule étendue, c'est-à-dire dans un genre d'être."

Si la pensée se calque sur la durée, c'est par son objet, par les idées des affections du corps, l'imagination, la mémoire etc. Pour le reste, sa nature qu'on retrouve dans la Raison n'exige pas de durée, la puissance d'une idée n'est pas liée à une capacité à durer contrairement à un corps, les idées les plus fortes peuvent n'être que fugitives, enlever de la durée à une idée, ne lui ôte aucune perfection.

Avatar du membre
hokousai
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 4105
Enregistré le : 04 nov. 2003, 00:00
Localisation : Hauts de Seine sud

Messagepar hokousai » 23 mars 2012, 00:53

à Bardamu

Intéressant ce que vous relevez ( la lettre 36). Merci tout court et Merci de m' obliger à l' humilité, ce n'est pas une lettre que je relis ... et voila il faut TOUT lire.

Si la pensée se calque sur la durée, c'est par son objet, par les idées des affections du corps, l'imagination, la mémoire etc.

Bergson distingua justement les affections du corps ET la ( et les ) mémoire, et en fit un vrai problème philosophique.
Très intéressante cette observation de Spinoza sur le genre d'être qu'est l' étendue.
L' étendue ne conserve pas de situation !!!
Oui mais sans ce défaut de conservation aurions- nous la présence ( l' actualité d' un présent conscient ?)
Ce défaut de l'étendue qui ne pense pas oblige la pensée à penser la durée. Je me demande si elle n'oblige pas à penser Dieu <b>en acte </b>.

Or cette idée de Dieu en acte est extrêmement forte chez Spinoza .

bien à vous
hokousai

Avatar du membre
Shub-Niggurath
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 197
Enregistré le : 31 août 2010, 00:00

Messagepar Shub-Niggurath » 23 mars 2012, 08:19

Je suis d'accord avec le fait qu'il y beaucoup de chose dans l'hindouisme qui ne correspondent nullement avec la pensée de Spinoza, notamment cette notion de karma que vous relevez. Comme si l'Univers avait une mémoire, ce qui n'est qu'une projection d'une puissance humaine sur l'Univers entier. Il en est de même d'ailleurs de l'intellect, qui n'appartient qu'aux modes, et non à Dieu. Il n'y a donc pas d'un coté l'intellect infini et de l'autre les intellects finis, mais celui-ci est composé de ceux-là. Notre esprit, en tant qu'il comprend, est donc produit immédiatement par Dieu, contrairement à notre esprit en tant qu'il imagine et qu'il se souvient.

A mon avis l'hindouisme, comme toutes les religions, cherche avant tout à obtenir de ses fidèles l'obéissance, et non à leur faire connaître la vérité. Par suite cette notion de karma est très utile pour empêcher les humains de se livrer à certains actes considérés comme mauvais, rien de plus.

Je ne dirais pas que la mémoire est liée à la durée, mais qu'elle est liée au corps, et qu'elle consiste dans les traces laissées dans le corps par les rencontres avec les corps extérieurs. Mais ce n'est parce que la mémoire disparaît avec le corps que la singularité de notre intellect n'est pas conservée.

Avatar du membre
Henrique
participe à l'administration du forum.
participe à l'administration du forum.
Messages : 1184
Enregistré le : 06 juin 2002, 00:00
Localisation : France
Contact :

Messagepar Henrique » 23 mars 2012, 11:57

Shub-Niggurath a écrit :Quand Spinoza écrit "l'existence, c'est-à-dire la durée", et "par éternité j'entends l'existence même", il faut bien conclure que l'éternité implique la durée infinie, autrement dit que ce qui est éternel doit exister toujours.

Vous coupez la première citation de son contexte, ce qui vous conduit à un raisonnement qui n'appartient qu'à vous. Prendre en compte l'ensemble du contexte, comme j'ai essayé en vain de vous l'expliquer, ne conduit pas à votre interprétation. Mais plus simplement encore, la seule considération de la définition 8 d'Ethique I la réfute comme on vous l'a dit et rappelé depuis le début.

Vous avez tout à fait le droit de ne prendre chez Spinoza que ce qui vous intéresse pour y trouver la clarté qui vous convient. Ce faisant, vous faites de Spinoza un dualiste, opposant le monde triste des corps soumis à la durée limitée et celui de l'esprit jouissant seul d'une éternité qui serait une durée infinie. Tout chez Spinoza combat cela. Mais si vous trouvez votre joie dans votre interprétation, il faut en profiter. Je dis simplement que vous passez à côté d'une joie plus grande qui est de percevoir ce qu'il y a d'éternel dans notre existence même, et pas simplement de concevoir une éternité que vous espérez une fois libéré de la vie du corps, qui semble tant vous peser.

Je précise seulement pour finir que dans l'hindouisme, l'atman est présent dans chaque être vivant et pas simplement dans l'homme, ce qui va dans le sens du panpsychisme que vous rejetez. D'autre part, et notamment dans l'advaïta vedanta, tout ce qui existe est une manifestation de Brahman, de sorte que tout ce qui existe est vivant, même si la vie substantielle appartient au seul Brahman. D'où le panvitalisme, voire l'hylozoïsme que l'on peut trouver aussi chez Spinoza, quoiqu'expliqué de façon plus systématique. Il est vrai toutefois qu'il y a dans l'hindouisme une école dualiste, le samkhya, auquel vous pouvez vous référer pour appuyer votre conception de la réalité.

Avatar du membre
hokousai
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 4105
Enregistré le : 04 nov. 2003, 00:00
Localisation : Hauts de Seine sud

Messagepar hokousai » 23 mars 2012, 14:05

Cher Shub
continuons sur <b>l'Eternité.</b>
vous disiez Posté le: 21/03/2012 21:54
 Parmi ces notions, dans l'attribut étendu, nous considérons les rapports de mouvement et de repos qui existent dans les choses, mais non les choses elles-mêmes. Ces rapports sont éternels, et seulement eux.


Spinoza écrit ( sur la mort )
"…ensuite ce qui fait que les parties du corps humain reçoivent un autre rapport de mouvement et de repos fait aussi que le corps humain revêt une autre forme et fait que le corps humain est détruit … cela est mauvais ".( prop 39/4)

Où est éternité là dedans ? Et pourtant nous devons comprendre les choses sous un espèce d'éternité . Alors où est l'éternité de ces rapport de mouvement et de repos mortifères ? Et je parle de ces rapports précis pas de l'idée communes de mouvement et repos dans l'étendue.

Il faut chercher et trouver l' éternité ailleurs que dans le temps des choses.
Et elle est dans<b> l'existence nécessaire</b> de ce qui est déterminé à exister que ce soit celle de rapport des mouvements favorables au corps comme celle des défavorables.
…………………………..

Observation personnelle
Faut-il décontextualiser le conatus ? Le sortir du contexte de l'individu ?Donc du contexte de l'essence ( éternelle )?
A mon avis oui . Ce qui ets très difficile pour les spinozistes attachés à l'essence stable de l' individu .
De mon point de vue il n'existe pas d'individu mais un grand individu et une seule chose singulière et à la limite infinie.
Mais ce renversement de perspective met <b> l'utilité</b> en porte à faux.


Retourner vers « La connaissance »

Qui est en ligne

Utilisateurs parcourant ce forum : Aucun utilisateur enregistré et 7 invités