Problème à propos de la vérité des axiomes

Questions et débats touchant à la nature et aux limites de la connaissance (gnoséologie et épistémologie) dans le cadre de la philosophie spinoziste.
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2Mat
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Problème à propos de la vérité des axiomes

Messagepar 2Mat » 28 nov. 2013, 01:08

Bonjour.

Après avoir lu (ou essayé de lire) quelques travaux de Spinoza (TRE, quelques lettres) ou de vulgarisation sur Spinoza (Être heureux avec Spinoza de Balthasar Thomass), je suis en train de commencer la lecture de l'Éthique. Mais une difficulté m'empêche d'avancer.

Je n’ai pas trouvé de réponse à mon problème dans le forum ou dans ce que j’ai lu de (ou sur) Spinoza. Si je l’ai ratée, je vous prie de m’excuser et de bien vouloir fermer (ou supprimer) le topic.

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Voici ma difficulté :
Spinoza commence par poser des axiomes qu'il utilise ensuite dans les propositions pour avancer. Mais j'ai du mal à voir ce qui me "contraint" à adhérer à ces axiomes.

Ce n'est pas parce que je ne pense pas qu'il y ait de vérité.

Des axiomes sont censés être des bases stables pour la connaissance. Je suppose donc que les axiomes sont ce que Spinoza appelle des "idées adéquates". De ce que j'ai pu comprendre de la distinction que fait Spinoza entre les différents modes de connaissance, les idées adéquates seraient les bases les plus stables possible pour la connaissance.

Si j'ai bien compris, Spinoza dit de l'idée adéquate qu'elle n'a pas d'autre justification qu'elle même.
Elle n'est pas vraie parce qu'elle résiste à des arguments, à des faits d'expérience, etc.
Elle est vraie parce qu'on ne peut pas penser autrement. C'est une évidence.

Mais j'ai du mal à distinguer entre :
-une impossibilité absolue de penser autrement, qui caractérise l'idée adéquate ;
- une impossibilité relative de penser autrement, du fait que l'on n'a pas encore pensé à une idée qui puisse faire concurrence à notre idée (qui nous paraît dès lors évidente, "adéquate")

C'est-à-dire que si on reconnaît une idée comme une idée adéquate c'est peut-être parce qu'on n'a pas en tête une idée qui puisse lui faire concurrence. Je parle ici d'une "représentation du monde". Dans le sens où l'on peut être prisonnier du préjugé, et avoir beaucoup de difficultés à changer de représentation du monde.

En sciences par exemple, c'est souvent un fait d'expérience qui ne cadre pas avec une théorie qui nous permet de changer de représentation du monde.
Cette "anomalie" a deux rôles :
-elle est l'indice que la théorie actuelle n'est pas vraie ;
-elle nous donne un indice, une piste d'orientation, sur la représentation du monde qu'il convient d'adopter.

Or l'idée adéquate ne permet pas l'accès à un tel indice. Elle n’est pas censée porter sur l'expérience, mais sur des sortes d’ «intuitions».
Et parce que l'idée adéquate ne permet pas l'accès à ces indices, l'individu est privé de pistes d'orientation sur ce que pourrait être la vérité si l'idée adéquate n'était pas vraie. Ainsi, changer de représentation du monde peut être plus difficile encore avec l’idée adéquate que dans la science. Alors déjà que dans la science, les changements de «vision du monde» sont assez rares (révolutions scientifiques). Il est donc encore plus probable que l'on soit enfermé dans le préjugé sans le savoir.

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Pour résumer, mon problème est donc : quelle preuve ai-je de ce que les axiomes (en tant qu’idées adéquates) ne sont pas des préjugés? La preuve qui consiste à dire «parce que je le sais de manière évidente» me paraît un peu légère.

C’est peut-être la difficulté qui concerne tout axiome, mais je n’arrive pas à l’écarter.
Je suppose plutôt que je n’ai pas bien compris Spinoza, et que celui-ci fournit une réponse à mon problème. Mais soit je ne l’ai pas comprise, soit je n’ai pas cherché au bon endroit.

Pourriez-vous répondre à mon problème?

Merci d’avance.

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sescho
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Messagepar sescho » 28 nov. 2013, 11:30

Bonjour,


- C’est très clair : comme en Mathématique (le « more geometrico demonstrata » étant choisi par Spinoza pour l’Éthique, comme avant lui par Descartes), les axiomes sont les bases premières du raisonnement et ne sont donc pas démontrés de par leur nature même (ces bases du raisonnement ne sont donc pas à proprement parler de l’ordre du raisonnement, mais de celui de l’intuition première.) L’axiomatique doit néanmoins respecter un certain nombre de conditions pour être recevable en Mathématique (non-contradiction en particulier ; complétude maximale… ?) Par ailleurs, de mémoire (il me faudrait en fait moi-même reprendre l’étude pour ne pas dire d’ânerie…), il y a cependant une « proximité » et « combinaison » entre définitions et axiomes, les premières étant aussi impliquées dans les bases.

En Philosophie, l’axiomatique doit répondre à une condition supplémentaire encore bien plus drastique : donner effectivement et au maximum atteignable les fondements (premiers, donc) de la vie consciente même…

Note : les axiomes sont seuls à être explicitement entrés (ceux reçus par tous ou presque, au moins : il ne fait pour moi aucun doute que le « commune » signifie « acceptés par tous ou presque ») par Spinoza dans les « notions communes » (locution qui n’est pas propre à Spinoza, et était utilisée en particulier pour parler de l’axiomatique de la géométrie d’Euclide.) Toutefois, il semble qu’il faille y inclure les termes apparaissant dans les définitions et axiomes, et eux-mêmes non-définis (pourvu qu’ils soient reçus par tous ou presque, à nouveau…) ; à moins d’accepter que des termes flous (1er genre de connaissance) apparaissent dedans, ce qui serait pour le moins cavalier pour une base…

Préface des Principes de la philosophie de Descartes : « Quant aux Postulats et aux Axiomes, ou Notions communes de l'esprit, ce sont des énonciations si claires et distinctes que nul, pour peu qu'il ait compris les mots, ne peut leur refuser son assentiment. » (Louis Meyer, validé par Spinoza.)

Lettre 3 de H. Oldenburg à B. de Spinoza : « Je vous demanderai, en troisième lieu, si vous considérez les axiomes que vous avez bien voulu me communiquer comme des principes indémontrables, connus par la lumière naturelle, et n’ayant besoin d’aucune preuve. Le premier axiome a certainement ce caractère ; mais je ne vois pas qu’on puisse mettre les trois autres au rang de celui-là. »

Lettre 4 de B. de Spinoza à H. Oldenburg, en réponse à la précédente : « Votre troisième objection est que mes axiomes ne doivent pas être mis au nombre des notions communes. Je ne dispute pas sur ce point ... »

Notions communes


- Il n’y a pas de critère de vérité autre que le sentiment de clarté et de distinction (« parfaites », simples, pures, sans l’ombre d’un doute ou d’une crispation, …) de l’idée même (TRE, E2P43, ...) L’idée vraie chez l’Homme est l’idée claire et distincte. L’idée adéquate (E2D4) est à la base assimilée par Spinoza à la précédente. Je dirais néanmoins qu’elle est plus générale, et donc moins pure en général ; s’y trouvent en effet les conclusions de raisonnements où en fait seule la juste démonstration est vue clairement et distinctement, mais pas réellement ce que recèle la conclusion, qui en reste donc plus ou moins au stade verbal (voir E4P62S, par exemple, au sujet de la connaissance vraie du bien et du mal.)

Entendement humain, genres de connaissance, …

http://www.spinozaetnous.org/ftopic-107-days0-orderasc-10.html


- Donc, si vous n’admettez pas les axiomes de Spinoza, eh bien vous ne les admettez pas (comme Oldenburg, qui de son côté ne comprendra rien à Spinoza jusqu’à la fin…)


- Toutefois, dites-vous que Spinoza n’a pas laissé une trace si forte en vertu d’avoir pondu des élucubrations fumeuses. Il est donc très certainement utile de voir assez profondément de quoi il parle, pour interroger soi-même sur ce point. La notion commune essentielle est Dieu-Nature, ou l’Être. N’est-elle pas une véritable notion commune (à tous sans exception), et même seule certitude absolue possible, aussi généralement enfumée soit-elle de fait par le vacarme de l’imagination… ?


- Par ailleurs, il reste totalement qu’aucun raisonnement n’est possible sans axiomatique préalablement posée. Donc, dans une démarche propre, soit on explicite cette axiomatique (à l’inverse d’y substituer des paradigmes cachés, vagues, etc.), soit on renonce à tout raisonnement (et je dirais même : à tout jugement.) Sachant qu’ici il s’agit de couvrir au maximum la vie consciente même, réelle, donnée ou sentie telle-que, par ses premiers principes, et clairement et distinctement… Si ce n’est pas celle de Spinoza (ce qui est déjà à justifier), c’est quoi la bonne axiomatique qui couvre tout ce qui est accessible en vérité à l’Homme, sans exception... ?

Sans même aborder la question du raisonnement, de quoi suis-je absolument certain, en fait ?
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Messagepar 2Mat » 28 nov. 2013, 23:55

Merci pour votre réponse rapide et complète.

Je ne suis pas très "doué". J'essaie de bien la comprendre, et ça peut prendre du temps.

Veuillez donc m'excuser si je ne réponds pas tout de suite.

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Messagepar sescho » 29 nov. 2013, 12:10

Il n'y a aucune contrainte de cet ordre : ce n'est rien moins que l'éternité (le présent) qui est en objet...

Quant à être "doué" ou non : la qualité l'emporte infiniment sur la quantité, la simplicité sur la complexité, etc. Le fondamental est contenu dans les premières définitions de l’Éthique, et en particulier évidemment E1D6 (malheureusement quelque peu plombé par la notion d'attribut, mais à ce stade on peut synthétiser, par exemple, par : J’entends par Dieu un étant absolument infini, c’est-à-dire un étant qui est sans cause (autre que lui-même : rien n'est extérieur à lui "en amont") et exprime une essence éternelle et infinie (rien n'est extérieur à lui "en aval".)

(Seuls) bienheureux les simples en esprit.
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Messagepar Babilomax » 16 déc. 2013, 21:52

Comme l'a dit sescho, les axiomes sont par nature admis. Toutefois, ce n'est pas pour autant que leur formulation doit nous paraître évidente et naturelle.
Je pourrais illustrer mon propos avec l'exemple suivant : les axiomes qui fondent les mathématiques (théorie des ensembles) sont à la base d'un système de pensée qui décrit des choses aussi naturelles pour nous que la réunion de deux ensembles ou l'addition. Pour autant, la plupart des ces axiomes sont totalement abscons et on a bien de la peine à les trouver évidents au premier abord.
Les axiomes résultent d'un travail d'épuration cherchant à baser le système sur un nombre de postulats aussi petit que possible, mais ce travaille fait perdre en intelligibilité.

C'est pourquoi il serait judicieux, à mon avis, de ne pas s'attarder trop longtemps sur les axiomes et définitions mais de voir ce que Spinoza fait avec, comme lorsqu'en maths après avoir défini ce qu'est un vecteur on enchaînera immédiatement sur des exemples pour voir "du concret".

Admettre des axiomes, c'est admettre la finitude de notre entendement ; mais on peut chercher d'abord à voir en quoi ces postulats sont féconds et comment à partir d'eux Spinoza reconstruit le monde, en quelque sorte, pour ensuite y revenir et les comprendre mieux peut-être.

En ce qui me concerne, et je ne pense pas être le seul, j'ai cru comprendre ce que disait l'Ethique la première fois que je l'ai lue, pour réaliser un an plus tard que je n'y avais finalement pas compris grand-chose. C'est d'abord un jeu formel, puis certaines choses prennent sens, à la lumière d'autres lectures et d'expériences.

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Messagepar sescho » 18 déc. 2013, 20:40

Je pense que toutes ces remarques sont excellentes en ce qu'elles soulèvent un point réellement crucial, non seulement pour comprendre Spinoza, mais encore et surtout (mais c’est la même chose au niveau de compréhension supérieur) en vue de la vie bonne, du Souverain bien… si rarement réalisé de fait.

C’est un point qui pour moi ne fait pas de doute : Spinoza peut être utile à tous les niveaux ; et quel que soit l’état dans lequel on se tient de fait, il n’y a de toute façon pas de meilleure direction que celle qui rapproche du Souverain bien. Mais, clairement, l’Éthique est basée sur le Souverain bien même, qui est aussi la juste vue de l’Univers (Dieu-Nature / l’Être, soi et les choses), différant grandement de l’état de conscience ordinaire, et donc rarement atteint…

Au lieu de juger de l’Éthique en termes définitifs, je pense qu’il faut admettre qu’on en prend ce que l’on peut, tout simplement, et que par des lectures successives, ce « ce que l’on peut » se modifie. Nous avons eu sur la liste spinoza.fr l’occasion de souligner que l’Éthique est en quelque sorte « circulaire », la fin renvoyant au début, et ainsi de suite jusqu’à ce que peut-être, deo gratias, tout s’éclaire…

En effet, Spinoza choisit – comment lui donner tort ? – de commencer par le commencement, savoir ce qui dans l’ordre de l’entendement (qui recouvre toute connaissance sans exception) arrive nécessairement en premier : ce qui se conçoit par soi ; sans rien en amont, donc. Autrement dit : l’Être, la substance unique en laquelle tout ce qui est est nécessairement (Partie I.) Ensuite, il décrit l’origine de l’enjeu éthique : la connaissance. Celle fournie brute (« choses singulières ») par les sens et la mémoire est de qualité médiocre ; seules les notions communes et la Logique, ses productions étant sublimées par l’intuition, donnent accès à la connaissance vraie (Partie II.) La connaissance, de quelque qualité qu’elle soit, se combine au désir et à l’émotion pour donner divers agrégats : les passions (Partie III.) La force des passions équilibre la puissance d’élucidation (Partie IV.) Il y a des mécanismes par lesquels l’élucidation peut néanmoins l’emporter sur les passions (Fin de Partie IV et Partie V), permettant de vivre en pleine conscience le règne infini de l’Être en tout ce qui est, qui est… la première définition essentielle de l’Éthique (Partie I.) Tout cela est nécessaire : tout le monde a une connaissance adéquate de l’essence infinie de Dieu-Nature ; le problème est la pollution par les passions (en particulier la pire, l’orgueil, qui est une joie, et la pire parce qu’elle est une joie) et il est donc INDISPENSABLE de disposer en permanence du contrepoison immédiat contre les passions.

Dans les sciences, la Grammaire, etc. commencer par les principes premiers équivaut souvent à engager une catastrophe pédagogique (ce qui survient quand la fonction éducative a cédé devant le purisme du spécialiste.) En Mathématique, c’est obligatoire, sinon ce n’est plus la Mathématique. En Philosophie cela se discute sans doute, mais la Logique étant une caractéristique imprescriptible pour pouvoir parler à bon droit de Philosophie (Roger-Pol Droit), la différence ne saute pas au yeux sur le plan du principe. Mais surtout, RIEN NE PEUT DONNER LA VISION DE DIEU-NATURE QUE LA VISION INTUITIVE DE DIEU-NATURE. Et c'est la seule base de fait...

En Mathématique, cependant, n’importe quelle axiomatique, même la plus anti-intuitive (ce n’est pas du tout son problème, en fait, sous quelques réserves de cohérence : il s’agit de simples règles de jeu) fait l’affaire. Je me souviens d’une théorie (qui me rappelle à son tour le « super merdique » comme système d’annonces au bridge…) se développant correctement, et… basée sur le principe – l’infini = + l’infini = l’infini. Déjà, la saisie intuitive de l’infini en matière numérique…

En Philosophie ce n’est pas du tout le cas : il s’agit de dire ce que, de fait, la vie consciente – la vraie, la seule – contient, et ce n’est pas au choix…

Elle contient Dieu-Nature ou l’Être comme seule certitude absolue et première ; voir ce que Spinoza indique à ce sujet est certainement un premier pas (en particulier E2P47) ; mais les lois du Mouvement de ce même Dieu-Nature contiennent une mécanique d’enfumage massif, aussi parfaite que Dieu-Nature même dans la vision effective de celui-ci, qui est le lot de la quasi-totalité de l’humanité, et qu’il convient de connaître aussi comme condition pour la neutraliser…
Connais-toi toi-même.


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