Spinoza et la démarche scientifique

Questions et débats touchant à la nature et aux limites de la connaissance (gnoséologie et épistémologie) dans le cadre de la philosophie spinoziste.
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Spinoza et la démarche scientifique

Messagepar Vanleers » 04 janv. 2014, 20:56

Nous proposons, sur ce fil, de confronter la démarche de Spinoza à la démarche scientifique.
Dans ce premier post, on se contentera de caractériser la démarche scientifique en nous référant à Alan Sokal, Jean Bricmont et Guillaume Lecointre, tels qu’ils sont cités dans « Enquêtes sur les créationnismes » de Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau (Belin 2013).

Distinguons d’abord quatre acceptions du mot « science » (Sokal et Bricmont pp. 26-27) :

1) Ensemble de résultats et de connaissances accessibles à une époque donnée et/ou dans une civilisation donnée.
2) Ensemble des acteurs professionnels qui la pratiquent.
3) Ensemble des applications techniques et technologiques qui en sont issues (réduction de la science aux technosciences).
4) Démarche rationnelle de découverte et de compréhension du monde réel ou, dit autrement, ensemble de méthodes et d’outils rationnels développés pour appréhender le monde naturel.

Intéressons-nous maintenant au quatrième sens.

C. Baudouin et O. Brosseau écrivent (p. 27) :

« La science en tant que démarche d’investigation, propose de construire collectivement des connaissances objectives grâce à des expériences reproductibles sur le monde qui nous entoure. […]
La scientificité d’une assertion tient au respect d’un contrat social qui repose sur quatre piliers […] »

Ces quatre piliers sont exposés par Guillaume Lecointre (pp. 14-15) :

1) Le scepticisme initial sur les faits : le scientifique est sceptique quant aux faits avancés par ses prédécesseurs, à ceux qu’il trouve lui-même et il est ouvert à l’inattendu ;
2) La rationalité : le scientifique doit être logique et suivre un principe d’économie d’hypothèse (parcimonie), sans quoi ses collègues réfuteront aisément ses démonstrations ou affirmations ;
3) Le réalisme de principe : le scientifique vise à une connaissance objective, c’est-à-dire qu’il souhaite que d’autres puissent corroborer ses affirmations par une vérification qui passe par un rapport au monde réel. Il suppose donc pour que cette vérification ait un sens, que le monde réel existe indépendamment de lui et indépendamment de ce qu’il en dit, et que ce monde réel se manifestera à un collègue inconnu comme il s’est manifesté à lui-même ;
4) Le matérialisme méthodologique : la vérification expérimentale n’est possible que sur un monde réel sur lequel nous avons prise. Nous avons prise sur ce qui est changeant, c’est-à-dire sur ce qui est matériel ou d’origine matérielle. Dit autrement, les sciences ne savent travailler qu’avec ce qui est matière ou propriétés émergentes de celle-ci. [1] S’il y avait autre chose que de la matière dans le monde réel, les sciences ne le sauraient pas et ne pourraient pas le documenter. Ce matérialisme-là est humble, il n’est que méthodologique : il pose la condition par laquelle nous savons faire des expériences scientifiques. Il ne s’agit donc pas d’un matérialisme philosophique qui dirait « tout est matière ». »

[1] « Cette méthodologie matérialiste se caractérise par le fait que la science ne travaille pas avec des éléments immatériels (transcendance, force vitale, esprit, etc.) : la science refuse ces entités ou ces phénomènes parce qu’ils ne sont pas accessibles à l’expérience et qu’aucune théorie crédible ne peut en rendre compte. » (p. 28)

Nous tenterons, dans le post suivant, de confronter Spinoza à ces quatre piliers.

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Re: Spinoza et la démarche scientifique

Messagepar Vanleers » 04 janv. 2014, 20:58

Spinoza ne cherche pas à faire œuvre de science (cf. début d’E II) et son ouvrage principal est une éthique.
Voyons néanmoins si sa démarche est étrangère ou non aux quatre piliers de la démarche scientifique (selon Lecointre)

1) Le scepticisme initial sur les faits

Tout d’abord, qu’est-ce qu’un fait ?

Les auteurs de l’ouvrage cité dans le post précédent distinguent « fait brut » et « fait scientifique ». (p. 29)

« Le fait brut est une observation, un constat vérifié. […] une observation répétée à plusieurs reprises par des observateurs différents ou par des techniques d’observation différentes. »

« Le fait scientifique est élaboré, construit intellectuellement en faisant intervenir, suivant les cas, d’autres faits, une ou plusieurs théories, des lois et également des instruments de mesures. Par exemple, « la Terre tourne sur elle-même et autour du Soleil » est un fait scientifique.

Spinoza se montre sceptique, c’est-à-dire remet en cause un certain nombre de « faits » avancés par ses prédécesseurs. Citons, entre autres, le Dieu transcendant, le dualisme corps-esprit, le libre arbitre.
Il ne s’agit pas de faits scientifiques au sens de la définition complète donnée ci-dessus mais qui s’en rapprochent (élaboration, construction intellectuelle…)

2) La rationalité

L’Ethique respecte complètement ce pilier : logique et principe de parcimonie.

3) Le réalisme de principe

Spinoza vise, lui aussi, une connaissance objective et souhaite que d’autres puissent corroborer ses affirmations.
Toutefois, cette corroboration ne consiste pas à refaire des expériences mais, comme en mathématiques, à refaire ses démonstrations et à vérifier qu’elles sont valides.

Toute la question est de savoir si le monde réel se manifeste dans ces démonstrations.
Question difficile car si l’on considère qu’un homme est une expression du Dieu-Nature, peut-on dire que « le monde réel existe indépendamment de lui et indépendamment de ce qu’il en dit » ?
Point qui devrait faire l’objet d’un débat plus approfondi

4) Le matérialisme méthodologique

Comme l’écrit Lecointre, le matérialisme méthodologique « pose la condition par laquelle nous savons faire des expériences scientifiques ».

Il n’est donc pas pertinent en ce qui concerne Spinoza

Tous ces propos sont soumis à discussion.

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Re: Spinoza et la démarche scientifique

Messagepar Vanleers » 09 janv. 2014, 09:57

Poursuivons la comparaison de la démarche de Spinoza et de la démarche scientifique.

Suivant Guillaume Lecointre, cette dernière repose sur quatre piliers que nous rappelons :
1) Le scepticisme initial sur les faits
2) La rationalité
3) Le réalisme de principe
4) Le matérialisme méthodologique

Intéressons-nous au quatrième pilier.

Nous soutenions que, compte tenu de la définition complète qu’en donne Lecointre, ce pilier était peu pertinent en ce qui concerne Spinoza.
Toutefois, Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau ont une conception plus large du matérialisme méthodologique en écrivant (op. cit. pp. 52-53) :
« La théorie de Darwin est matérialiste (méthodologiquement) dans la mesure où elle est capable d’expliquer le monde naturel sans avoir recours à une transcendance ou à une puissance surnaturelle. »

Pris dans ce sens, le spinozisme est, lui, aussi, un matérialisme méthodologique.
C’est ce qu’expliquent Frédéric Lordon et Yves Citton en définissant les cinq piliers du « credo minimalis » spinoziste dont nous citons le premier (cf. Spinoza et les sciences sociales p. 23 – Amsterdam Poches 2008) :

« Le spinozisme est un naturalisme intégral »

Pour mieux voir que le spinozisme, comme le darwinisme, est un matérialisme méthodologique, citons les arguments qui soutiennent cette thèse en ce qui concerne Darwin (ibid. p. 53) :

- Darwin rompt avec l’essentialisme, ce dernier correspondant à une « représentation du monde où les entités biologiques, voire sociales, portent sur une essence dont l’origine est transcendante » (Lecointre) […].
- Il rompt aussi avec les positions finalistes, qui conçoivent l’évolution comme ayant une direction déterminée à l’avance.
- Dans le prolongement de l’idée précédente, il évite un biais de raisonnement anthropocentrique qui place l’homme comme aboutissement de l’évolution.
- Darwin abandonne l’échelle des êtres, qui consiste à voir l’évolution comme une succession linéaire d’organismes allant de la bactérie à l’homme, dans le sens d’une complexité croissante. [fin de citation]

Or, Spinoza récuse, lui aussi, l’essentialisme, le finalisme et l’anthropocentrisme : « L’homme n’est pas un empire dans un empire » (E III Préface).

Compte tenu de la place que Darwin donne au hasard dans les processus évolutifs, nous verrons plus tard si ceci est compatible avec le déterminisme spinoziste.

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Re: Spinoza et la démarche scientifique

Messagepar Vanleers » 09 janv. 2014, 10:56

Nous indiquions, dans le post précédent, qu’il serait nécessaire de voir si la place que donne Darwin au hasard dans les processus évolutifs est compatible avec le déterminisme spinoziste.
En effet, comme le rappellent Frédéric Lordon et Yves Citton (op. cit. p. 25) :

« Le spinozisme est un déterminisme intégral »

Ils écrivent :
« Affirmer l’empire sans reste du déterminisme, tel est finalement le sens du naturalisme spinoziste. Rien dans l’univers, et pas plus les agissements des hommes que la rotation des astres, ne saurait échapper à l’enchaînement des causes et des effets. Qu’est-ce donc, en définitive, que la Nature chez Spinoza ? C’est l’ordre de la production causale – c’est-à-dire l’univers entier. »

Or Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau écrivent (op. cit. p. 53) :

« Un autre concept au cœur de la théorie darwinienne est, à diverses étapes des processus évolutifs, le hasard. »

Ils indiquent, en note :

« Selon Jean Gayon, la théorie de l’évolution met en jeu trois niveaux d’intervention du hasard : « la chance » (le hasard des mutations non dirigées d’un individu), « l’aléatoire » (la probabilité à l’échelle des populations) et « la contingence » (des événements imprévisibles à l’échelle de la macroévolution). »

Mais la chance, l’aléatoire et la contingence ne sont pas incompatibles avec le déterminisme. Ces termes indiquent simplement l’impuissance humaine à suivre l’enchaînement des causes et des effets. Rappelons que Spinoza, tout en soutenant un déterminisme intégral, définit les notions de choses singulières contingentes et de choses singulières possibles (E IV déf. 3 et 4)

En conclusion de ces quatre posts, il apparaît que la démarche de Spinoza repose également sur les quatre piliers de la démarche scientifique (Lecointre) sauf, partiellement, en ce qui concerne le troisième (le réalisme de principe de la science) qui se réfère à la vérification expérimentale des connaissances du réel.

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Re: Spinoza et la démarche scientifique

Messagepar Vanleers » 10 janv. 2014, 18:01

Les créationnismes rejettent plus ou moins totalement la théorie de l’évolution des espèces proposée en 1859 par Charles Darwin.
Ces créationnismes sont divers, depuis le créationnisme littéraliste apparu à la fin du XIX° siècle jusqu’au mouvement du « dessein intelligent » (Intelligent Design) qui émerge au début des années 1990.
Mais tous partage un socle commun que Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau définissent comme suit :

« Toutes les doctrines créationnistes – qui émanent de conceptions religieuses – reposent sur quatre présupposés :

- le monde a été conçu par une intelligence surnaturelle visionnaire (pour les religions monothéistes, il s’agit de Dieu) ;

- l’esprit est une réalité distincte de la matière (spiritualisme) ;

- l’être humain est intrinsèquement différent de l’ensemble des êtres vivants, ce qui lui confère un statut spécial dans la Création (anthropocentrisme)

- tout processus historique lié au monde physique et au monde vivant est nécessairement dirigé ou a une direction prédéterminée (finalisme – qui veut expliquer un processus par son résultat final. Cela sous-entend l’idée d’un projet qui aurait été établi a priori, autrement dit, un dessein.). » (op. cit. p. 22)

Il est remarquable de constater que Spinoza s’oppose, point par point, à ces présupposés (transcendance, spiritualisme, anthropocentrisme, finalisme).
Ce qui illustre la proximité de la démarche de Spinoza avec la démarche scientifique.

ghili
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Re: Spinoza et la démarche scientifique

Messagepar ghili » 14 janv. 2014, 18:43

Bonjour, cher lecteur et lectrice

Je ne suis pas un érudit en théologien, ni un savant en philosophie ou en science,
(terrien ou extraterrestre peut Être).
Qui à la vérité,pour moi elle est inscrit dans espace sidérale on ne peut que voir son dessein mais la cerner entièrement peut être un Jour sil elle le veut bien (dessein intelligent)
Les Saints et les Prophètes ont reçu le message pour nous dire qu'elle chemin suivre sans aucun doute et un jour nous serons prêt à recevoir la Béatitude.
C'est mon humble avis de ce que je ressens avec tout le respect que j'ai pour tout chercheur qui nous éclair dans ce voyage sans fin je crois.(Temps et Éternité)
On peut douté tant qu'on n'a pas reçu la Grâce de cette Création (dessein intelligent)(Vérité)
Le pourquoi du comment est secondaire elle est là en face de sa Magnificence.

Avec l'espoir de la providence..................................................................................................

Bardamu a écrit :
Et concrètement, il me semble clair qu'on ne vit pas de la même manière quand on est dans l'idée "moi-mon corps-mes années à vivre" et quand on est dans l'idée "moi-la Nature-l'éternité". Dans le premiers cas, on est pressé par le temps qu'il nous reste, dans le second on est serein dans l'existence. Je dirais que Spinoza nous dit qu'il faut se presser de devenir serein *, qu'on n'a que quelques années pour profiter de l'éternité.

*:Laissé la Création(dessein intelligent)nous guidé vers ou elle veut nous emmené Elle est le début et la Fin.

Chaque instant du présent est éternel.

Cordialement votre,

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Re: Spinoza et la démarche scientifique

Messagepar Vanleers » 01 févr. 2014, 15:22

A recherche

Sur un autre fil, vous avez demandé quels sont les « éminents scientifiques contemporains » qui se réclament de Spinoza et, notamment, si Trinh Xuan Thuan en est un.

1) A propos de Trinh Xuan Thuan

J’ai lu dans une présentation de son livre « Le Cosmos et le Lotus », que l’auteur partage la conviction d’Einstein : « Je crois au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l'ordre harmonieux de ce qui existe, et non en un dieu qui se préoccupe du sort et des actions des êtres humains »
Je ne sais pas si l’auteur se réclame plus largement et plus précisément de Spinoza.

Par ailleurs cet auteur est critiqué pour vouloir associer science et spiritualité. Il défend, notamment, le « principe anthropique » comme on peut le constater en lisant son article en :

http://www.asmp.fr/travaux/gpw/philosc/ ... /thuan.pdf

J’en donne l’extrait suivant :

« […] si on varie un tant soit peu les constantes physiques et conditions initiales, on aboutit à un univers complètement infertile et dénué de conscience, et donc d’observateur pour apprécier sa beauté et son harmonie.
[…]
Nous nous trouvons face à deux alternatives [sic] : nous pouvons dire que ce réglage est complètement dû au hasard. Alors pour expliquer son existence, il faut postuler une infinité d’univers parallèles. […] [Mais] postuler une infinité d’univers complètement inaccessibles à l’observation va à l’encontre du postulat de simplicité d’Occam (tout ce qui n’est pas nécessaire est inutile) et fait violence à l’harmonie, la beauté et l’unité des lois que nous constatons dans la nature et à la sensibilité d’observateur de l’univers.
L’autre attitude que nous pouvons adopter, c’est de dire qu’il y a un seul univers. Mais s’il n’y a qu’un univers, et qu’il existe un réglage si précis, il faut postuler l’existence d’un Principe Créateur qui est à l’origine de ce réglage. La science ne peut pas choisir entre ces deux hypothèses. C’est à chacun de faire son pari pascalien.
Pour ma part, je parie non pas sur le hasard, mais sur la nécessité. Non seulement j’ai du mal à croire que la complexité et la beauté du monde que j’observe au télescope sont dus au pur hasard, mais ce pari permet le sens et l’espérance. »

Le principe anthropique est facile à réfuter car il se fonde sur une faute de logique.
Il n’y a pas à s’émerveiller de ce que certaines constantes physiques soient si finement réglées que si cela n’avait pas été le cas, l’homme ne serait jamais apparu sur Terre. Tout simplement, car si cela n’avait pas été le cas, nous ne serions pas là pour en parler.

Je ne permettrai pas de juger de la qualité des travaux scientifiques de Trinh Xuan Thuan ni de ses ouvrages de vulgarisation mais je pense, avec bien d’autres, qu’en cherchant à associer science et spiritualité, il s’est fourvoyé.

2) A propos d’autres scientifiques contemporains

D’autres scientifiques contemporains se réclament nettement de Spinoza.
Je citerai Jean-Pierre Changeux, Antonio Damasio, Henri Atlan et Frédéric Lordon.

Toutefois, il convient d’être prudent quant à ces références à Spinoza.
C’est ainsi que Chantal Jaquet écrit (La théorie spinoziste des rapports corps/esprit et ses usages actuels – Hermann 2009) :

« Ainsi, par exemple, le modèle qui sous-tend « L’homme neuronal » de Jean-Pierre Changeux est bien plus proche des thèses de « L’homme-machine de La Mettrie que de celles de Spinoza dont il se réclame pourtant. » (p. 5)

« Tout en se réclamant de Spinoza, Damasio est sans doute en réalité plus cartésien qu’il ne le croit » (p. 197)

Quant à Frédéric Lordon, il en a été question à plusieurs reprises sur spinozaetnous. Voir, notamment :

viewtopic.php?f=9&t=1321

Bien à vous

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Re: Spinoza et la démarche scientifique

Messagepar Vanleers » 29 mars 2014, 14:48

Si la démarche de Spinoza est proche de la démarche scientifique qui repose, selon Guillaume Lecointre, sur quatre piliers énoncés ci-dessus, interrogeons-nous, maintenant, sur le rapport entre la connaissance selon Spinoza et la connaissance scientifique.
Cette question a déjà été abordée, notamment en :

viewtopic.php?f=12&t=1271

Spinoza distingue trois genres de connaissance (E II 40 sc. 2)
Intéressons-nous à la connaissance du deuxième genre, la connaissance par « notions communes », que Spinoza appelle également raison.
Quel est le rapport entre ce genre de connaissance ou raison et la connaissance scientifique ?
Citons Sylvain Zac (L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza – PUF 1963) :

« La philosophie n’est, pour Spinoza, ni dans le prolongement de la science positive, ni servante de la science. Elle n’est pas dans le prolongement de la science, car Spinoza précise bien que le point de vue du philosophe n’est pas le même que celui du physicien : alors que ce dernier se contente de connaître les choses par leurs causes prochaines, le premier veut les connaître par leur cause première. « La métaphysique, dit P. Masson-Oursel, est explication des phénomènes par de l’absolu ; l’acte métaphysique est fondation par l’absolu d’un plan de relativité ou, à l’inverse, justification d’un plan de relativité par de l’absolu » (Le fait métaphysique). Cette définition s’applique bien à la philosophie de Spinoza, envisagée comme spéculation. Bien que Spinoza n’emploie pas le mot « absolu », il est cependant certain que Dieu, qui est en soi et se conçoit par soi, servant de principe d’existence et d’intelligibilité à toutes les choses, est précisément ce que nous appelons actuellement l’« absolu » » (p. 174)

Ce qu’écrit S. Zac trouve un appui dans le scolie d’E II 47 :

« Nous voyons par-là que l’essence infinie de Dieu et son éternité sont connues de tous. Et comme tout est en Dieu et se conçoit par Dieu, il suit que nous pouvons déduire de cette connaissance un très grand nombre de choses, que nous connaissons de manière adéquate, et par suite former ce troisième genre de connaissance […] »

La connaissance adéquate que vise Spinoza dans ce scolie (connaissances du deuxième et du troisième genre), est une connaissance absolument certaine si l’on considère qu’elle part d’une connaissance absolument certaine : celle de l’essence infinie de Dieu et de son éternité, et qu’elle est déductive.
Selon Popper, les connaissances scientifiques procèdent également par déduction (et non par induction) à partir d’hypothèses que l’on teste mais qui restent conjecturales et ne peuvent donc prétendre à une certitude absolue (méthode hypothético-déductive).

A quoi servent les connaissances du deuxième et du troisième genre selon Spinoza ?
S. Zac poursuit :

« La philosophie n’est pas davantage, selon Spinoza, une servante de la science, car elle est, en dernier lieu, une réflexion non sur le connaître, mais sur l’être. Il ne se pose jamais directement le problème de la valeur et des limites de la connaissance scientifique. La raison, système d’idées adéquates, telle qu’elle se déploie dans la physique, n’a pas à se juger elle-même. Bien que Spinoza soit convaincu que notre entendement, n’étant qu’une partie de l’entendement infini de Dieu, ne peut avoir une connaissance totale des choses, il part d’emblée de cette idée que, dans ce que nous connaissons adéquatement, notre pensée est rigoureusement identique à celle que Dieu lui-même a des choses. Spinoza se demande bien comment nous devons penser et quelle est la voie que nous devons suivre pour parfaire notre entendement, mais c’est uniquement parce qu’il pense que, pour « bien vivre », il faut échapper aux pièges de l’imagination et connaître les choses selon la « norme de l’idée vraie », selon l’« ordre dû ». »

Le but des connaissances du deuxième et du troisième genre est donc éthique.
S’il y a lieu de connaître, de comprendre, c’est afin de « bien vivre », ce qui pose la question : « Que faut-il connaître pour bien vivre ? »
Cette question a également été abordée sur d’autres fils, notamment en :

viewtopic.php?f=11&t=1307

Contentons-nous d’une remarque sur ce qu’écrit S. Zac :

« La raison, système d’idées adéquates, telle qu’elle se déploie dans la physique. »

Bien entendu, le scientifique est rationnel et la rationalité constitue l’un des quatre piliers de la science selon Lecointre :

« La rationalité : le scientifique doit être logique et suivre un principe d’économie d’hypothèse (parcimonie), sans quoi ses collègues réfuteront aisément ses démonstrations ou affirmations »

Il s’agit toutefois, non de la rationalité et de la raison au sens du rationalisme absolu qui vise un savoir absolument certain mais du rationalisme critique au sens de Popper : nous ne sommes jamais certains qu’une hypothèse est vraie mais nous pouvons être certains qu’une hypothèse est fausse.

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Re: Spinoza et la démarche scientifique

Messagepar Lechat » 02 avr. 2014, 21:43

Sur le second genre de connaissance et les notions communes je trouve qu'il y a des ambiguïtés:
Les seules notions communes que je vois citées dans l'Ethique sont le mouvement et le repos et l'essence de Dieu en E2p46. Dans cette dernière proposition, on voit bien le souci de Spinoza de dire que cette notion appartient au tout et à la partie de chaque chose, pour pouvoir se ramener ensuite aux hypothèses de E2p38. Or dans l'exemple de la proportionnalité (E2p40sc2), ce qui est désigné comme connaissance du second genre est la démonstration d'Eulide qui s'appuie sur des axiomes qui n'ont pas pour caractéristique d'appartenir au tout et à la partie.
Donc les axiomes (y compris ceux de l'Ethique), me semblent plutôt des choses que tout le monde admet plutôt que rigoureusement des notions communes. Peut-on dire dans ce cas que nous sommes dans la connaissance absolue?

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Re: Spinoza et la démarche scientifique

Messagepar Vanleers » 04 avr. 2014, 21:06

A Lechat

Spinoza démontre que la connaissance du second genre, c’est-à-dire la connaissance des notions communes, est une connaissance adéquate (E II 38).
Or, une connaissance adéquate est formées d’idées adéquates qui sont des idées parfaites et vraies (E II 34).
Je pense que l’on peut entendre « parfait et vrai » comme « absolu ».
La proposition E II 34 commence d’ailleurs par : « Toute idée qui en nous est absolue… »

Je trouve le commentaire de Pierre Macherey des propositions E II 37 à 40 particulièrement intéressant, notamment car il met en valeur le caractère étrange des notions communes.
Je le cite (p. 281) :

« Les choses que les notions communes représentent, qui sont elles-mêmes des choses communes, ne se ramènent donc à la réalité d’aucune chose singulière : étranges « choses » que ces choses sans réalité qui n’en donnent pas moins leurs objets à des idées, idées de choses qui n’en sont pas, auxquelles la raison qui les fait connaître interdit que soit reconnue une quelconque réalité ! C’est ainsi que les notions communes, qui appréhendent non des choses à proprement parler, mais des relations passant entre des choses, modélisent la réalité que, on va le voir, elles conduisent ainsi à considérer de manière nécessaire sous le point de vue de l’éternité, ou plutôt « sous un certain point de vue d’éternité » (sub quadam specie aeternitatis) ; mais elles n’appréhendent pas cette réalité pour elle-même et en elle-même, dans son quid positivum, qui constitue le principe de son activité telle que celle-ci s’effectue à travers les essences de choses singulières. »

Bien à vous


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