Simultanéité

Questions et débats touchant à la nature et aux limites de la connaissance (gnoséologie et épistémologie) dans le cadre de la philosophie spinoziste.
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Simultanéité

Messagepar Miam » 11 janv. 2005, 15:47

Suite aux échanges avec Bardamu à propos des notions communes et de la similitude, j’ai voulu approfondir la relation entre le semblable et le commun - relation que, contrairement à notre éminent administrateur, je tiens pour problématique.
En commençant par le début c’est-à-dire par les scolies de II 18 et de II 40, on rencontre la notion de « simultanéité ».
Deux questions surgissent alors :
1° Comment Spinoza peut-il alléguer une simultanéité alors que le temps discontinu et divisible est imaginaire ?
2° De quelle sorte de « disposition » s’agit-il lorsque la démonstration de II 18 semble expliquer cette simultanéité par le fait que le Corps, par l’affirmation de la présence d’un corps absent selon le corollaire de II 17, "a été disposé (fuit dispositum) de telle sorte que l’Ame imaginât deux corps en même temps (simul)" ?

Je serai infiniment reconnaissant à qui pourra m' éclaircir les idées en répondant à ces questions.

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Henrique
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Messagepar Henrique » 16 janv. 2005, 19:23

Je dois d'abord avouer que je n'ai pas suivi tout en détail votre discussion sur les fractales. Je réponds donc avec une certaine naïveté sans doute.

1° Comment Spinoza peut-il alléguer une simultanéité alors que le temps discontinu et divisible est imaginaire ?
Je te répondrai comme Victor Pivert par une autre question : Pourquoi n'y aurait-il pas de simultanéité dans la continuité de l'existence, autrement dit dans la durée de plusieurs corps ? Si des corps (qui sont certes tous des modes de l'étendue, mais que l'on peut distinguer essentiellement par leur puissance d'être affecté) peuvent coexister et que d'autre part, leur durée est limitée par la puissance d'autres corps, il peut bien y avoir des existences non simultanées, du point de vue de la durée, et d'autres simultanées.

Certes, du point de vue de l'intellect intuitif et qui plus est infini, qui par le biais de la nécessité voit toutes choses d'un seul coup d'oeil, il n'y a aucune succession objective mais une unique simultanéité de tous les corps et de toutes les idées. Dans ce cadre, qu'il existe de la simultanéité n'implique pas qu'il doive aussi exister de l'asynchronie et inversement, qu'il n'y ait pas de succession discontinue en d'hypothétiques instants objectivement différents n'interdit pas qu'il y ait de la simultanéité.

2° De quelle sorte de « disposition » s’agit-il lorsque la démonstration de II 18 semble expliquer cette simultanéité par le fait que le Corps, par l’affirmation de la présence d’un corps absent selon le corollaire de II 17, "a été disposé (fuit dispositum) de telle sorte que l’Ame imaginât deux corps en même temps (simul)" ?

Il faut je pense distinguer les aspects objectif et subjectif de la question. J'appelle objective ici l'existence des corps et des idées en dehors et indépendamment de mon corps propre et de mon mental, subjectives les affections produites par ces corps sur le mien et les idées de ces affections produites sur mon mental, ces affections et leurs idées dépendant de l'état singulier de mon corps aussi bien que de mon mental.

Que deux corps finis puissent objectivement coexister, voilà une idée logiquement nécessaire du fait de leur finitude même : une pomme peut exister en même temps que l'arbre qui la porte, de même que le son "pomum" peut souvent être prononcé en présence d'un Romain, lui-même en présence du fruit que sa langue désigne ainsi.

Ensuite que deux idées puissent coexister dans un même mental, voilà qui est possible en raison de la puissance (certes limitée) de ce mental a saisir différentes idées en même temps. Cette puissance vient de ce que le mental est lui-même l'idée d'un être complexe : le corps humain. Si donc le corps peut être affecté simultanément par des corps différents, par exemple un fruit et un son, le mental peut être affecté simultanément par des idées différentes des états de ce corps, par exemple l'imagination de la pomme (ayant affecté les yeux dans l'extension) et de son nom (ayant affecté les oreilles).

Pour répondre maintenant à ta question, Postulat VI : "Le corps humain peut en diverses façons mouvoir les corps extérieurs et en changer la disposition." Disposition signifie ici l'agencement des corps les uns par rapport aux autres, lequel est devant, derrière, à droite ou à gauche, tout cela bien sûr n'ayant de sens que par rapport à mon corps propre. Disposition signifie aussi, à partir de là la puissance de l'action que ce corps peut exercer par rapport au mien : si je place un coussin devant la baffle de la chaîne stéréo, cette dernière m'affectera moins. Ensuite, comme le corps humain est lui-même un mode de l'extension, il peut évidemment être mû par d'autres corps et être disposé différemment par rapport à eux.

Donc "ce qui fait que l'âme imagine un certain corps, c'est que le corps humain est affecté et disposé par les traces d'un même corps extérieur comme il l'était quand quelques-unes de ses parties étaient ébranlées par le corps extérieur lui-même". Remarquons ici que la disposition est envisagée sans simultanéité. Par exemple, j'imagine une belle pomme verte, cela signifie que mon corps a été affecté par ce fruit, comme il l'a été par bien d'autres corps, mais aussi qu'il a été disposé de façon à en être plus particulièrement affecté que par d'autres corps. Ce que je retiens de la pomme, sa belle couleur, sa forme généreuse et féminine m'a affecté de telle façon que j'ai pu m'en souvenir plus facilement que d'autres corps qui m'ayant moins impressionné me sont apparus en quelques sortes comme plus lointains. Dans le vécu subjectif, les innombrables étoiles
du ciel paraîtront plus proches à une personne romantique que la matière dont sont fabriquées ses chaussettes.

Pour la suite : "Or, nous supposons que le corps humain a été disposé de telle sorte que l'âme imaginait à la fois deux corps. Lors donc que cette disposition se reproduira, l'âme imaginera encore deux corps à la fois ; et de cette façon, dès qu'elle imaginera l'un d'entre eux, elle se souviendra à l'instant de l'autre." Ici seulement, la disposition résulte d'une simultanéité des idées. Suite de l'exemple : alors que j'imagine la pomme - ce qui renvoie à la façon dont ce fruit m'a affecté - j'ai aussi souvent été affecté en voyant ce fruit par le son qui sert à le désigner : j'ai donc été disposé à penser à ce son, comme rapproché de sa présence par cette fréquence et donc la profondeur de la trace qu'il a laissé sur mon corps, presque toutes les fois que j'imaginais ce fruit.

On voit donc ici que ce n'est pas la disposition du corps qui explique la simultanéité objective des corps extérieurs, ni la simultanéité subjective des idées se présentant à l'esprit. Au contraire, un corps peut être disposé par un autre à se rendre présent une affection passée, sans qu'il y ait eu pour cela de simultanéité (début de la démonstration). Autrement, la simultanéité objective de deux corps affectant le mien, me dispose à être physiquement affecté tout aussi simultanément par ces deux corps, puis à me les remémorer simultanément quand un événement donné réactive l'impression de l'un des deux.

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Messagepar Miam » 18 janv. 2005, 10:57

Je suis arrivé à une position nuancée qui semble à première vue paradoxale :
1. L’origine de la simultanéité est imaginaire
2. La simultanéité s’inscrit dans une durée existentielle et non dans un temps imaginaire.

Pour imaginer deux corps en même temps il faut :

1) II 40s : Que l’Ame puisse imaginer distinctement et simultanément ces deux corps. Cela dépend du nombre d’images pouvant être formées simultanément dans son propre Corps, de la vivacité des images simultanées qui enveloppent la nature de ces deux corps, « et d’autres causes semblables ». La simultanéité est un préalable à cette capacité de distinction des images. Mais cela n’est évident que « par le corollaire de la proposition 17 (représenter comme présents des corps absents) et par la proposition 18
2) II 18d : que « (par hypothèse) le Corps a été ainsi disposé de telle sorte que l’Ame imaginât deux corps simultanément » ((per hypothesin) Corpus tum ita fuit dispositum, ut Mens duo simul corporea imaginaretur)

L’hypothèse ici, c’est bien la première partie de l’énoncé de la proposition : « Si le corps humain a été affecté une fois par deux corps simultanément… ». La simultanéité résulte donc bien d’une disposition du Corps, et non l’inverse comme tu l’affirmes. Ici la simultanéité a une origine imaginaire.

En effet :
3) Ces deux corps doivent être « représentés comme présents » selon II 17 et cependant leur présences doivent être distinctes selon II 40s. Donc selon également la vivacité des idées qui dépend du « conatus seu dispositio » (III Ap. 32 ex.). Car celui-ci influe non seulement sur la capacité de distinction mais aussi sur le degré de présence d’une image et, partant, sur la simultanéité de deux images.
On comprend alors pourquoi en II 49s, la simultanéité précède la capacité de distinction. Cette dernière résulte de la « dispositio seu conatus » qui s’enracine dans la capacité d’affirmer de II 17. Et c’est cette même affirmation de « présence » en II 17 qui permet la notion de « simultanéité ».

Reste deux problèmes qui n’en font qu’un :

1) Si, selon la démonstration, « l’Ame imagine deux corps simultanément », cela ne veut pas dire que, comme l’énonce la proposition, « le Corps est affecté par deux corps simultanément ». En effet, selon le corollaire de II 17, les règles de l’association et la nécessaire distinction des images, je peux imaginer deux corps simultanés dont l’un, sinon les deux sont absents ou objectivement non simultanés.
2) Selon la proposition, le corps humain « est affecté une fois (semel) par deux corps simultanément ». Dans le scolie au contraire, le « corps de ce Romain a été souvent saepe) affecté par les deux, c’est-à-dire le même homme a souvent (saepe) entendu le mot « pomum » tandis qu’il voyait le fuit… »

Pourquoi ce « saepe » ? Parce que – (Postulat 5 de la deuxième partie) : « Quand une partie fluide du Corps humain est déterminée par un corps extérieur de façon à frapper souvent (saepe) une partie molle, elle change la surface de celle-ci et lui imprime, pour ainsi dire, certains vestiges du corps extérieur qui la pousse elle-même ». C’est très exactement par ce mécanisme que, dans le corollaire de II 17, l’Ame considère comme présents des corps absents. C’est à ce corollaire de II 17 que nous renvoie également notre démonstration de II 18 et les « degrés de distinction » de II 40s.

Je pense que l’énoncé de la proposition 18 ne tient pas compte de la « disposition » dont résulte la simultanéité. De là, cette précision nécessaire au sujet du « Corps ainsi disposé » dans la démonstration. De là également l’écart entre le « Corps affecté simultanément » de la proposition et l’ Ame qui imagine deux corps simultanément dans la démonstration. Ce que par son « semel », la proposition exclut explicitement, c’est le « saepe » qui, dans le scolie, résume toute la disposition préalable. Or la disposition, c’est le conatus. C’est ce qui augmente ou diminue en même temps que notre puissance à être affecté et donc à imaginer distinctement. L’affirmation par l’Ame de l’existence ou de la présence de son objet en II 17, ce n’est rien d’autre que l’effort (conatus) pour conserver son être, c’est-à-dire la disposition. La simultanéité a donc bien une origine imaginaire. Mais c’est la disposition du Corps qui détermine les variations du conatus. La simultanéité suit l’ordre continu des « présences », "l'ordre des affections", mais chacune contient en tant que disposition ou conatus un infini en acte. Elle suit donc également l’ordre des variations de puissance qui ne constitue pas le temps imaginaire proprement dit, divisé et nombré (II 44s), mais se réfère par II 17 à la présence originaire du conatus dont les variations forment l’existence ou la durée, dotée d’un avant et d’un après, mais non d’un avenir ou d’un passé. On comprend alors pourquoi le rôle de l’imagination dans les deux derniers genres de connaissance doit purger celle-ci de son contenu imaginaire et suivre les possibilités du conatus aux travers des affects.

Miam
PS. : C ki Victor Pivert ?


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