Faut-il parler le spinozien pour comprendre l'Ethique ?

Questions et débats touchant à la nature et aux limites de la connaissance (gnoséologie et épistémologie) dans le cadre de la philosophie spinoziste.
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Vanleers
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Faut-il parler le spinozien pour comprendre l'Ethique ?

Messagepar Vanleers » 06 janv. 2016, 16:24

Partons d’un extrait de « Spinoza Une physique de la pensée » – PUF 2002, de François Zourabichvili, déjà cité sur un autre fil :

« Il est certes légitime et rassurant pour le débutant de se voir proposer des versions, mais la pédagogie spinozienne procède à l’inverse, dans le sens du thème : « lorsque nous disons que… <parler vulgaire>, nous ne disons rien d’autre que… <parler spinozien> (E II 11 cor.) ». (p. 165)
Zourabichvili écrit aussi : « nous voulons apprendre à parler le spinozien » et indique en note :

« Est engagée ici toute une pédagogie du concept. Qu’est-ce qu’expliquer un texte philosophique ? Cela ne doit pas signifier le traduire dans un langage commun, car c’est là l’illusion par excellence qui barre à jamais l’accès aux textes philosophiques. Il s'agit d’amener le lecteur ou l’auditeur à comprendre la langue dans laquelle le texte est écrit, langue nécessaire qui est à la fois le moyen et l’effet de la pensée qui s’y exprime. En somme : non pas extraire des significations, en produisant une réplique explicite du texte même ; non pas sortir de celui-ci par une paraphrase, mais y entrer par un commentaire. »

En quoi consiste concrètement le parler spinozien et est-il nécessaire de le parler pour comprendre l’Ethique ?
Pour essayer d’y voir plus clair, examinons d’abord ce qu’écrit Laurent Bove dans un article intitulé « La théorie du langage selon Spinoza ». On peut le lire en :

http://www.spinozaetnous.org/article16.html

Dans un premier chapitre intitulé « La connaissance par signes », L. Bove explique « que le danger, pour la philosophie, c’est de céder à l’illusion, c’est-à-dire comme le vulgaire, confondre les idées et les mots par lesquels nous désignons les choses (Éth. II, 49 sc.) »
« Moyen d’usage, le langage [ordinaire] est à la fois produit du Corps et de l’ignorance. S’il a en effet une valeur pratique il n’a, en lui-même, aucune valeur de vérité. »
« Les mots sont humains trop humains » et le philosophe doit s’en libérer :
« Cette liberté que Spinoza conquiert vis à vis du langage, et qui est la liberté même de la pensée par rapport à l’ordre des signes dans lequel elle s’exprime et se communique, se comprend selon trois axes qui sont :
a) sa conception épistémologique de la définition
b) sa théorie ontologique de l’idée adéquate que cette conception suppose
c) une sémiologie indépendante de la question de la vérité, conséquence des deux premiers points. »

L. Bove examine ces trois points dans un deuxième chapitre intitulé « Le vrai et le sens ».
Concernant le premier axe, « La définition, souligne Spinoza, n’est pas définition de mot mais définition des choses elles-mêmes ».
Pour ce faire, une définition philosophique doit satisfaire à certaines règles que cite l’auteur. C’est ce que détaille aussi un autre article en :

http://spinozaetnous.org/wiki/D%C3%A9finition

C’est ici que l’on peut parler de spinozien ou de langue spinozienne : dans les redéfinitions de mots du langage ordinaire qu’opère Spinoza afin de définir les choses elles-mêmes.

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Re: Faut-il parler le spinozien pour comprendre l'Ethique ?

Messagepar hokousai » 07 janv. 2016, 00:25

Vanleers a une puissance de travail qui finit par m'émouvoir :) .(dit sans ironie )

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Re: Faut-il parler le spinozien pour comprendre l'Ethique ?

Messagepar aldo » 07 janv. 2016, 05:26

Vanleers a écrit :Zourabichvili écrit aussi : « nous voulons apprendre à parler le spinozien » et indique en note :

« Est engagée ici toute une pédagogie du concept. Qu’est-ce qu’expliquer un texte philosophique ? Cela ne doit pas signifier le traduire dans un langage commun, car c’est là l’illusion par excellence qui barre à jamais l’accès aux textes philosophiques... »
(...)
L. Bove explique « que le danger, pour la philosophie, c’est de céder à l’illusion, c’est-à-dire comme le vulgaire, confondre les idées et les mots par lesquels nous désignons les choses (Éth. II, 49 sc.) »
« Moyen d’usage, le langage [ordinaire] est à la fois produit du Corps et de l’ignorance. S’il a en effet une valeur pratique il n’a, en lui-même, aucune valeur de vérité. »

Il semble qu'il y ait matière à contester cette présentation des choses. Dans le lien de Bove que vous citez et si je ne me trompe, j'ai bien peur que ce ne soit Spinoza lui-même qui le conteste...
Bove a écrit :3) le discours doit être à la portée du vulgaire.
« Mettre nos paroles à la portée du vulgaire et faire d’après sa manière de voir tout ce qui ne nous empêche pas d’atteindre notre but : nous avons beaucoup à gagner avec lui pourvu qu’autant qu’il se pourra nous déférions à sa manière de voir et nous trouverons ainsi des oreilles bien disposées à entendre la vérité » (T.I.E. 17, G. II p. 9, A. I p. 185, P. p. 107). La stratégie spinoziste est ici explicitement politique : il s’agit tout en attaquant le théologien (afin de s’en défendre : défense active), de renouer un lien (naturel) avec le peuple, soit de faire passer une certaine puissance active de vie contenue dans les Écritures (rôle du T.T.P.), barrée et occultée par les théologiens, à l’usage des non-philosophes.

L'association des deux textes peut susciter à mon sens un amalgame malheureux. Zôurabichvili parle par exemple de pédagogie, soit d'une stratégie destinée à faire comprendre, alors que le titre du lien parle lui de compréhension à partir de la lecture directe du texte. Il ne dit pas par qu'il serait par exemple incongru de faire une traduction de l'Ethique en langage commun et c'est pourtant l'impression générale que la juxtaposition de ces deux textes suggère. On peut imaginer que Zôurabichvili pense non que le langage commun serait "insuffisant" mais que c'est l'habitude de ne pas pratiquer la philosophie qui pourrait amener à une mauvaise lecture, en particulier en interprétant le langage commun avec la grille de lecture du sens commun.
Sinon, le mieux c'est quand même de lire Spinoza en latin :D

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Re: Faut-il parler le spinozien pour comprendre l'Ethique ?

Messagepar NaOh » 07 janv. 2016, 14:06

Vanleers a écrit :C’est ici que l’on peut parler de spinozien ou de langue spinozienne : dans les redéfinitions de mots du langage ordinaire qu’opère Spinoza afin de définir les choses elles-mêmes.



Cela rejoint la remarque de Pautrat selon laquelle l'Ethique contient son propre dictionnaire.

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Re: Faut-il parler le spinozien pour comprendre l'Ethique ?

Messagepar aldo » 07 janv. 2016, 14:40

Deuxième remarque.

A propos de "parler spinozien", je constate que, malgré six thématiques dédiées à commenter Spinoza, aucun fil n'est intelligible au non-spinozien : le néophyte a cette sensation que procure la lecture du Larousse en ligne, où par exemple le mot "religion" est expliqué en référence au "sacré" et vice-versa.

Aussi, il n'y guère de suspens quant à votre réponse personnelle à la question (ou alors, ce fil va atteindre les sommets les plus vertigineux du paradoxe).

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Re: Faut-il parler le spinozien pour comprendre l'Ethique ?

Messagepar Vanleers » 07 janv. 2016, 14:41

A aldo

Spinoza a le souci d’être compris de ceux qui le lisent mais il recherche un vrai bien et il sait qu’il ne le trouvera pas s’il se contente d’utiliser le langage ordinaire. Il est donc amené, non pas à créer des mots nouveaux, ce qui risquerait de rebuter ses lecteurs, mais à reprendre les mots en usage et à les retravailler. Laurent Bove écrit :

« Spinoza ne change pas le langage de son temps, il emploie « les mots en usage » mais il dit pourtant autre chose en constituant un nouvel objet. Celui-ci exprime une réalité que ni le sens commun, ni la philosophie antérieure (qui n’en est que son expression intellectualisée) ne pouvait connaître. Dire de la même façon, le radicalement différent, c’est briser l’usage passif du langage. »

Comment se fabrique le spinozien ? Par forgeage.

Spinoza écrit dans le TRE (§ 30-31) :

« Car, pour forger le fer, on a besoin d’un marteau, et pour avoir un marteau, il est nécessaire de le faire, et pour le faire, on a besoin d’un autre marteau et d’autres outils, et pour les avoir, eux aussi, on aura besoin d’autres outils, et ainsi à l’infini ; et il serait vain de s’efforcer de prouver de cette manière que les hommes n’ont aucun pouvoir de forger le fer. Mais, de même que les hommes, au début furent en état de faire avec leurs outils innés certaines choses très faciles, quoique laborieusement et imparfaitement, et, celles-ci faites, en firent avec moins de peine et plus de perfection d’autres plus difficiles, et ainsi, passant graduellement des œuvres les plus simples aux outils, et continuant des outils à d’autres œuvres et outils, en arrivèrent à parfaire sans grand labeur tant de choses et de si difficiles, de même également l’intellect, par sa force native, se fait des outils intellectuels, par lesquels il acquiert d’autres forces pour d’autres œuvres intellectuelles, et de ces œuvres d’autres outils, autrement dit le pouvoir de rechercher plus avant, et il continue ainsi, graduellement, jusqu’à atteindre le comble de la sagesse. »

Spinoza met donc sur l’enclume sa définition de Dieu et, à travers les quinze premières propositions de l’Ethique, forge le marteau « idée de Dieu » qu’il utilisera ensuite jusqu’à la fin de l’ouvrage. Pascal Sévérac, qui commente le passage du TRE, écrit :

« Ainsi l’Ethique, au début de la partie I, à partir d’une petite boîte à outils conceptuels (quelques idées vraies données : des définitions et des axiomes), commence-t-elle par construire l’idée adéquate de Dieu, pour en déduire, parfois avec peine, toutes les conséquences utiles à la conquête de notre béatitude. » (Spinoza, par Pascal Sévérac et Ariel Suhamy p. 77 – Ellipses 2008)

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Re: Faut-il parler le spinozien pour comprendre l'Ethique ?

Messagepar NaOh » 07 janv. 2016, 17:25

C est le cas pour tous les philosophes . Il faut bien apprendre à parler le deleuzien pour comprendre Deleuze aussi.

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Re: Faut-il parler le spinozien pour comprendre l'Ethique ?

Messagepar aldo » 07 janv. 2016, 17:38

Je trouve ça parfait, ce que vous dites, et je pense la même chose de Deleuze.
Bon.
Mais pourquoi quand on parle ensemble, je m'exprime en français et vous en latin ?

Parce que je veux bien que les outils forgés soient de plus en plus sophistiqués, et qu'aussi il faille un minimum de compréhension des choses pour pouvoir assimiler les quelques concepts innovants propres à tout philosophe. N'empêche qu'on a déjà parlé du fait que Spinoza aurait sans doute lui-même employé un autre vocabulaire s'il n'avait pas été sous la menace du pouvoir religieux ; il n'est du coup pas absurde de penser qu'il aurait par exemple évité le mot "Dieu" si l'on en croit ceux qui le disent athée, et ce d'autant qu'il aurait eu, d'après le texte de Bove, le souci de parler au plus grand nombre, aux "non-philosophes".
Or sur ce forum, on lit le mot "Dieu" toutes les deux lignes...
Est-ce donc si compliqué de parler de Spinoza en évitant donc par exemple d'argumenter sans cesse à partir de Dieu, ou bien certains ici seraient-ils si peu sûrs de leur compréhension qu'ils craignent de faire un faux-sens en employant par exemple "la vie" (ou "la Vie" si ça vous chante), en accord donc avec la volonté même de Spinoza de s'adresser aux non-philosophes ?

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Re: Faut-il parler le spinozien pour comprendre l'Ethique ?

Messagepar aldo » 07 janv. 2016, 17:43

NaOh a écrit :C est le cas pour tous les philosophes . Il faut bien apprendre à parler le deleuzien pour comprendre Deleuze aussi.

Oui et non (je pourrais développer).
Mais sans doute, quand même : c'est vrai !

... sauf que je n'ai pas le sentiment qu'il faille un dictionnaire deleuze-français pour me comprendre.

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Re: Faut-il parler le spinozien pour comprendre l'Ethique ?

Messagepar Vanleers » 07 janv. 2016, 21:02

A aldo

1) Donner le mot en latin peut être utile pour rappeler qu’il s’agit du mot tel que le comprend Spinoza.

2) Selon Spinoza, Dieu est la cause sans laquelle rien ne peut être ni être conçu. Il n’est pas certain, même aujourd’hui, que d’autres mots (Nature, Vie,…) soient meilleurs


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