Prigogine et la philosophie

Questions et débats touchant à la nature et aux limites de la connaissance (gnoséologie et épistémologie) dans le cadre de la philosophie spinoziste.
Avatar du membre
bardamu
participe à l'administration du forum.
participe à l'administration du forum.
Messages : 1024
Enregistré le : 22 sept. 2002, 00:00

Messagepar bardamu » 20 janv. 2008, 19:03

SpinUp a écrit :(...)
Pouriez vous préciser ce que vous voulez dire par cette seconde option? Vous faites allusions à une interprétation "de variables cachées" ou queque chose comme ça?

Bonjour,
plutôt que les théories à variables cachées, il y a surtout pour moi les propositions d'une sorte d'"empirisme transcendantal" dans un style plutôt wittgensteinien chez M. Bitbol ou plus proprement kantien chez J. Petitot (version texte par Google pour ceux qui n'ont pas les outils adéquats).
L'idée de base est simple : la quantique travaille sur des phénomènes au sens proprement kantien et son formalisme comme ses résultats dépendent des conditions de possibilité de connaissance lesquelles sont fixées par nos systèmes expérimentaux et théories.

Extrait du texte de Petitot :
Jean Petitot a écrit :(...) Le rôle transcendantal des amplitudes de probabilité en Mécanique quantique est donc selon moi analogue à celui que joue l'espace-temps en Mécanique classique. Quitte à choquer certains d'entre vous, j'affirmerai donc que la fonction déterminante de cette instance est l’équivalent, pour l'objectivité quantique, de ce qui, pour l'objectivité classique, est représenté par l'Esthétique transcendantale.
(...)
Bref, la relation entre phénomène et réalité n'est pas binaire. Elle est ternaire: en plus du phénomène observable, et de la réalité indépendante inconnaissable qui en est le fondement, elle implique le concept d'objet en tant que concept légal et normatif. L'objet n'est pas donné dans la donation du phénomène. Il est la position objectale des actes de légalisation des phénomènes. Il est prescriptif. Il est le corrélat des conditions de possibilité de l'expérience. Cette thèse transcendantaliste typique a également été retrouvée par les physiciens. On pourra lire de fort belles pages de Gilles Cohen-Tanoudji sur le fait que “la physique ne produit pas des choses” (pas de valeur représentative), que “l'objet réel de la physique est le concept même de physique” (objet normatif régional corrélatif des actes objectivants) ou que “l'essence du physique” est la “rationalité expérimentale” (le concept d'expérience comme méta-référent).
(...)
Selon Bernard d'Espagnat, et je partage pleinement ce point de vue, la logique naturelle est donc mentale et non objective. Je pense que le problème sous-jacent est que la réalité attribuée aux propriétés est en fait une modalité. A ce titre elle est entièrement dépendante d'une procédure de constitution d'objectivité. En traiter de façon absolue (i.e. métaphysique, non dépendante d'une telle procédure) conduit à des antinomies dialectiques. Un tel conflit entre objectivité physique et dogmatisme logique est caractéristique de l'approche transcendantale. Je vais y revenir.
(...)
Le “tabou” anti-transcendantal rend parfois la situation épistémologique un peu confuse. Par exemple Baas Van Fraassen a redécouvert le caractère fondamentalement modal des concepts physiques d’observable et de réalité. Il faut faire la différence entre les énoncés d’attribution d’état et ceux d’attribution de valeur d’observable:
“states can be identified in terms of observables, but cannot be identified with them.”
Les transitions du possible à l’actuel lors des mesures sont décrites par les états mais ne sont pas des transitions d’état. De même qu’en mécanique classique les résultats des mesures sur le mouvement ne peuvent pas être interprétés ontologiquement comme des prédicats réels des corps, de même en Mécanique quantique les résultats de mesure ne sont pas interprétables ontologiquement comme des prédicats réels des états.
Normalement de telles thèses devraient être considérées comme d’esprit transcendantaliste. Mais étant donné le “tabou”, on doit les présenter comme une nouvelle forme d’empirisme.(...)

Dans la préparation expérimentale on implique d'emblée les phénomènes à produire à partir d'un projet.
On n'est plus dans le cadre d'une relation d'observation neutre sujet/objet mais plutôt dans celui d'une fabrication "machinique" au terme de laquelle on retrouve une information/connaissance/événement.
C'est, à mon sens, un des enjeux des travaux sur la décohérence que d'affiner les conditions dans lesquelles un système est proprement quantique, dans lesquelles on obtient des effets non-représentables par un formalisme classique.

Les positions "post-kantiennes" semblent avoir vocation à éviter une sorte de pythagorisme qui appelle "réel" ce qui n'est pour nous qu'une équation, mais aussi à éviter un subjectivisme personnel.
Il s'agit d'établir les contraintes qui obligeraient tout être rationnel à concevoir les choses comme on les conçoit, d'établir les conditions de toute connaissance possible par notre expérience physique.

Si je devais en faire une lecture "néo-spinoziste", je dirais qu'il s'agit d'établir ce qu'on doit expliquer selon l'attribut "Pensée", c'est-à-dire en termes épistémiques (séparation/non-séparation, traitement holistique des systèmes expérimentaux, corrélations, symétries, parts de conventionnalisme dans les théories physiques etc.) et ce qu'on doit expliquer selon l'attribut "Etendue", en terme de transfert spatio-temporel d'énergie.

Le rapport à la non-localité est, pour moi, liée à la partie épistémique étant donné qu'elle ne correspond pas à un transfert d'énergie et qu'elle se relie à la notion plus générale de non-séparabilité (pour le temps plutôt que l'espace, expériences à choix retardé par exemple).

Avatar du membre
SpinUp
passe occasionnellement
passe occasionnellement
Messages : 19
Enregistré le : 11 janv. 2008, 00:00

Messagepar SpinUp » 22 janv. 2008, 18:44

hokousai a écrit :à SpinUp
Comment expliquez vous que moi qui ne suis pas physicien je comprenne spontanément l’idée de flèche du temps ? Qu'elle soit exprimée par n importe qui d’ailleurs.


Sans doute parce que nous savons tous que le futur et le passé sont deux choses très différentes. Le problème est interne à la physique, c'est une question de cohérence logique dans la manière de décrire le monde par des lois mathématiques.


hokousai a écrit :Vous passez à côté d'une version de la question ,la version commune .

Si le lemme 3/2 exprime une notion commune on pourrait très bien le paraphraser en :
Un corps en mouvement avant ( antérieurement ) ou en repos a du être déterminé au mouvement après ( postérieurement )
Dans ce sens là pas dans l’autre .
Ce qui devait apparaitre très évident à Spinoza .


Il semble en effet que le temps ne pose pas problème à Spinoza. Ce n'est pourtant pas le cas de tous les philosophes.


hokousai a écrit :Le bon sens dira que des lois réversibles qui n’expliquent pas l’irréversibilité sont de mauvaises lois .


Sauf que ces lois réversible que le bon sens dirait mauvaise expliquent un nombre incalculable de phénomènes, depuis la struture d'un atome jusqu'au mouvement des planètes... L'irréversibilité est ensuite ajoutée "à la main", à travers une description statistique, comme j'ai essayé de l'expliquer, et cela permet alors de décrire à peu près tout ce que vous voulez, depuis le transistor jusqu'à la combustion d'une bougie, etc... C'est le statut epsitémologique de cette introduction de l'irreversibilité (ou plutôt du hasard) qui peut sembler problématique.

Avatar du membre
SpinUp
passe occasionnellement
passe occasionnellement
Messages : 19
Enregistré le : 11 janv. 2008, 00:00

Messagepar SpinUp » 22 janv. 2008, 20:07

Bonjour Louisa,

Je suis d’accord pour ce qui est de ta distinction entre déterminisme ontologique et épistémologique.
Le principe de raison suffisante peut effectivement qualifier la physique réversible. De même, la raison pour laquelle il n’y a plus d’équivalence entre cause et effet dans un processus irréversible (c'est-à-dire tout processus réaliste) est effectivement qu’il y a création d’entropie, ce qui implique une certaine perte d’information. C’est cette perte d’information qui empêche de reconstruire un œuf à partir d’une omelette (pour la physique classique du moins)…

(Remarque pour hokousai : savoir si cet œuf serait « le même que j’ai cassé hier » n’a pas vraiment de sens, pour un physicien deux œufs identiques sont « les mêmes ». Cela est lié au fond au fait que les particules quantiques qui nous constituent sont « indiscernables » : un atome d’hydrogène est un atome d’hydrogène, autrement dit les atomes etc. n’ont pas de prénoms.)

Jusque là nous sommes d’accord, ce n’est là qu’un indéterminisme épistémologique.

Louisa a écrit :A mon avis, Prigogine prétend que les expériences concernant les oscillateurs chimiques ou les structures de Turing nous obligent à laisser tomber le déterminisme épistémologique divin et donc le déterminisme ontologique. Il va de soi que n'étant pas physicien, je ne peux nullement juger de la "scientificité" de ces expériences, ni même du bien-fondé des conséquences philosophiques qu'il en tire. Pour cela, je dépends donc de l'avis des physiciens. Les passages où il décrit ces expériences se trouvent (notamment) dans Entre le temps et l'éternité, à partir du chapitre V (si j'ai bien compris). Si par hasard tu as envie de les lire et de donner ton avis là-dessus, il est clair que cela ne peut qu'être très intéressant pour des non scientifiques qui s'intéressent à la question (comme moi)


C’est bien sur là-dessus que je ne comprends toujours pas ce que Prigogine veut dire… à mon sens toutes les structures dissipatives dont il parle s’expliquent ou se modélisent par la physique statistique, c’est-à-dire par l’introduction d’une indétermination épistémologique, mais je ne vois pas d’où on pourrait en conclure que cela implique un déterminisme ontologique…

Ce serait d’ailleurs bien étonnant que la science puisse dire quoi que ce soit sur Dieu, non ?…
Je pense que Prigogine essaye plutôt de nous amener à renoncer au paradigme déterministe, puisqu’il se montre incapable de rendre compte de la richesse du monde.
Mais comme j’ai essayé de l’expliquer c’est là une exhortation ambigüe, parce que la science a besoin de ce paradigme pour exister, et ce même s’il est ontologiquement faux…

Une question assez liée de cette problématique est la question de l’holisme vis-à-vis du déterminisme. Il est vrai que tout est interdépendant, que l’univers forme un tout où chaque chose infule sur tout le reste…, mais si on fait de ce constat la base de notre recherche du savoir, ce savoir débouchera peut-être sur une sagesse mais jamais sur une science, parce qu’en s’interdisant le réductionnisme on ne va jamais dans les détails… C’est parfaitement respectable bien sûr, autant le bouddhisme que Spinoza sont hermétiques au réductionnisme, mais du coup ils sont incapable de calculer et de prédire le moindre phénomène. Ils troquent la curiosité et l’attrait d’un certain pouvoir sur les choses contre la satisfaction psychologique du sage qui s’efforce de « comprendre » en un sens très vague, en tout cas bien différent de la compréhension d’un ingénieur ou d’un chimiste.
Mais pour faire de la science, il faut « réduire », mutiler les phénomènes, décomposer les problèmes en petits problèmes simples, approximer, etc. etc.
Même chose pour l’utilisation de paradigmes « à visée déterministes » : ils sont faux en droit, mais indispensables dans les faits.

C’est là précisément que le bat blesse chez Prigogine, pour moi. Son prophétisme concernant une « nouvelle rationalité » peut paraitre attirant, mais il ne rend jamais concret ce que cette nouvelle rationalité pourrait être.
En tout cas ma position reste qu’un certain « déterminisme ontologique » est consubstantiel à la science. Ce n’est qu’une profession de foi de « réalisme » (anti-kantien sans doute), qui est que « la réalité » existe et est connaissable. Sans avoir besoin pour cela de connaitre à l’avance ce que peut bien être une « réalité ».
Mais c’est surement assez naïf, j’en conviens…


Quelques mots encore à propos de la physique quantique :

Louisa a écrit :Si j'essaie de combiner cela avec ce que tu viens d'écrire: il ne faut plus dire seulement que nous ne pouvons pas connaître à la fois la position et la vitesse d'une particule (indéterminisme épistémologique humain), il faut y ajouter qu'en réalité, aucune particule n'a à la fois une position et une vitesse déterminée. En ce sens précis, la nature est donc ontologiquement indéterminée (certaines propriétés de choses ne sont pas tout à fait "délimitées"). Mais il s'agit d'une indétermination qui semble être différente de celle dont parle Prigogine. Le fait qu'éventuellement une entité naturelle ne présente jamais à la fois deux des caractéristiques avec lesquelles nous essayons de décrire le monde, est-ce la même chose qu'un indéterminisme causal? Il me semble que non. J'ai l'impression que Prigogine prétend que néanmoins, le comportement de cette particule est censé correspondre à des lois déterministes, des fonctions d'onde que l'on peut définir mathématiquement et qui nous permettent d'obtenir un savoir approximatif quant à leur propriétés. Lois où il y a donc une équivalence entre la cause et l'effet.


En effet, en tant que formalisme, la physique quantique est parfaitement déterministe : la fonction d’onde suit une loi déterministe etc.
De ce point de vue c’est notre manière de concevoir le monde qui est inadéquat, comme si toutes les catégories de l’esthétique kantienne n’avaient aucune relevance pour le monde tel que décrit par la physique quantique.
Cela en dit donc sans doute plus sur notre (in)capacité à appréhender le monde tel qu’il est avec des « catégories apriori » que sur l’indétermination du monde.

Le problème est cependant que la connaissance est une visée humaine, et qu’en science, pour connaitre il faut mesurer… Or la physique quantique ne donne que des probabilités de mesure : un électron peut avoir « à la fois » la propriété A et B, par exemple, même si A est incompatible avec B pour notre intuition. Une mesure de l’état de l’électron donnera parfois A, parfois B… cela avait conduit certains des fondateurs de la mécanique quantique à prétendre que la conscience de l’observateur joue un rôle dans l’évolution de la Nature ! Il existe aujourd’hui des interprétations plus réalistes à ce « problème de la mesure », qui est la source de l’indéterminisme en mécanique quantique.

Louisa a écrit :Autrement dit: si tu dis que les lois du monde sont ainsi faites que cela n'a pas de sens de lui attribuer des particules qui ont à la fois une vitesse et une position, ne faut-il pas dire qu'il s'agit d'un tout autre type "d'indétermination" que celui que l'on présuppose d'habitude en science (et qui est causal, au lieu de parler des propriétés d'une seule et même entité)?

Pourrais-tu reformuler cette question ?


Louisa a écrit :
SpinUp a écrit :Cependant, certaines interprétations de la mécanique quantique sont incompatibles avec le spinozisme. Par contre les interprétations les plus réalistes me semblent plus facilement compatibles. Les interprétations dites « réalistes » sont celle qui ne suppose pas un rôle privilégié à l’observateur. Cependant, la conséquence de ce postulat réaliste est que, d’une certaine manière, « toutes les possibilités sont réalisées dans la Nature ».


ah oui? N'est-ce pas un peu étrange de dire que toutes les possibilités sont réalisées, si justement, si j'ai bien compris, le principe d'indétermination parle plutôt d'une impossibilité (pas de position ET de vitesse à la fois)? Pour l'instant j'avais plutôt l'impression qu'une interprétation réaliste de la mécanique quantique impliquait que le monde conservait un genre de "potentialité" ou de "virtualité", où justement aucun possible ne se réalise, ou les deux (position et vitesse) restent quelque part non "actuelles". Mais il s'agit peut-être d'une erreur? En tout cas, pourrais-tu éventuellement préciser ce que tu veux dire par cette idée que toutes les possibilités sont réalisées dans la nature?


Oui, tu as raison, un état quantique isolé peut conserver toutes ses « virtualités », mais de tels « états cohérents » sont détruits par les interactions avec l’environnement.

Pour l’électron qui a la propriété A+B, par exemple, une certaine interaction (une mesure par exemple) peut lui faire perdre sa « superposition d’état », et il devient soit A soit B. Grossièrement, l’interprétation d’Everett dit que l’univers se « dédouble » en un univers avec l’électron dans l’état A, un autre avec l’état B etc.

Mais cette manière de voir les choses n’est sans doute pas la meilleure. Il faut au contraire prendre au sérieux la superposition A+B, le fait que « ce qui est physique, c’est –décrit par- la fonction d’onde » (c’est précisément cet objet mathématique qui suit une loi déterministe et réversible).
Il faut alors concevoir le monde comme une superposition d’une infinité d’histoires différentes, qui interagissent. Cependant, pour un observateur macroscopique comme un cerveau humain, une seule histoire cohérente est perceptible, toutes les autres sont « brouillées », comme lorsque deux ondes interfèrent négativement. Cependant, comme dans le cas de l’électron A+B, il y a également un grand nombre (infini) d’histoires cohérentes qui peuvent être vécues par un observateur, donc tout se passe comme si l’observateur s’était « dédoublé » dans deux univers différent (c’est-à-dire qui n’interfèrent quasiment pas entre eux) au moment de la mesure. Donc pour l’observateur, les choses ne sont pas réversible etc. Mais pour un « méta-observateur » (Dieu ?), la causalité reste concevable.

Ciao,

Cyril


Retourner vers « La connaissance »

Qui est en ligne

Utilisateurs parcourant ce forum : Aucun utilisateur enregistré et 30 invités