Quand Spinoza se plante... ? (lettre 21)

Questions et débats touchant à la doctrine spinoziste de la nature humaine, de ses limites et de sa puissance.
Pourquoipas
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Quand Spinoza se plante... ? (lettre 21)

Messagepar Pourquoipas » 26 mai 2011, 23:50

Bonjour à tous,

Je me permets de vous faire part de quelques idées que j'avais notées il y a quelque temps, dans le cadre d'une réflexion sur la passionnante (et très difficile) correspondance Blyenbergh-Spinoza (lettres 18-24 et 27, entre décembre 1664 et juin 1665). Quelques remarques tout d'abord :
— Blyenbergh n'a lu de Spinoza que les
Principes de la philosophie de Descartes et leur appendice, les Pensées métaphysiques, dans la version originale latine et leur traduction néerlandaise (l'exactitude de ces citations le montre). Il me semble que les commentateurs, généralement anti-Blyenbergh, font comme s'il avait lu le Traité théologico-politique (1670) et l'Éthique (1677), ouvrage qu'à cette époque Spinoza a déjà entamé (il va le dire dans la lettre 23, le 13 mars). Or il me semble qu'il pose d'excellentes questions, dont il n'est pas incongru de supposer qu'elles vont lui servir dans son Éthique.
Et ne pas oublier que dans ces textes publiés sous son nom, Spinoza emploie un langage très christiano-cartésien (Dieu créateur, etc.).
— Le contexte du passage que je tente d'analyser : Spinoza vient de parler de la négation et de la privation (soulignant que pour Dieu il n'y a ni privation ni négation, mais pas pour nous — ex. de la pierre qui ne voit pas, de l'aveugle et son rapport à celui qui voit, de l'homme vertueux devenu brusquement libidineux, d'Adam et de sa "Chute").
— Pour ceux qui en ont le temps et le courage, ce serait pas plus mal de lire ou relire la lettre 21, disponible dans la Pléiade et GF (la traditionnelle d'Appuhn, et/ou celle de 2010 due à Maxime Rovere), disponible aussi sur ce site et dans son Wiki, sinon toute la correspondance entre GB et BS.
— Je reste ouvert à toute critique.

Donc voici :



L’un des gros problèmes qui se posent dans le commentaire de cette lettre (la 21, du 28 janvier 1665) est l’expression « appartenir à la nature de » (nous allons le revoir tout à l’heure à propos de Descartes). Spinoza semble bien dire que tout ce qui est dans une chose, à un moment donné, est essentiel à cette chose : il n’y a en elle ni négation ni privation (du point de vue divin), elle ne peut être autrement qu’elle n’est.
Reprenons le cas d’Adam vu par Spinoza : Dieu connaît son état dans l’Eden, sa décison puis son acte de manger le fruit malgré les conseils lucides de son créateur (ce qui, pour Spinoza, est dire en passant que Dieu n’a pas créé les choses en vue du bien-être de l’homme, puisqu’il a créé aussi des choses qui peuvent entraîner sa destruction), il les connaît, c’est-à-dire qu’il les veut (c’est la même chose en Dieu) ; mais il ne les veut pas en tant que privations d’un état meilleur, autrement dit Chute (Lapsus), péché, déchéance d’un état de perfection. Nous sommes en fait passés de Dieu vu par Blyenbergh-Descartes-Spinoza des Principes, au Dieu non créateur mais producteur qui sera celui de l’Ethique [revoir ça attentivement, car là je marche sur des œufs].


Après avoir donc en être revenu au cas d’Adam (après la pierre, l’aveugle, le sensuel), et avoir affirmé encore une fois que, bien que Dieu connût l’état passé (édénique) d’Adam, ce n’est pas pour autant que cet état passé appartenait à sa nature lors de son acte puis ensuite, précisant bien « à ce moment-là » (eo tempore – dies tijts), Spinoza passe à rappeler sa conception de la volonté en Dieu, non différente de son entendement. Cela veut donc dire que le fait que Dieu connaisse = le fait que Dieu veuille, et que ce que Dieu connaît = ce que Dieu veut, rattachant donc directement l’état d’Adam à un moment donné à la volonté de Dieu. En clair, Dieu veut ce que nous (vous et moi) appelons le « mal ».
Reprochant à Blyenbergh de ne pas bien avoir saisi ce point qui était en clair dans les Principes et l’Appendice [PM II, VII : « … les choses créées par Dieu, hors de Dieu, sont déterminées par l’entendement de Dieu *… [Note de Spinoza :] * Il suit de là clairement que l’entendement de Dieu, qui lui fait connaître les choses créées, et sa volonté et sa puissance, qui les lui font déterminer, sont une seule et même chose. » (trad Pléiade). Voir aussi PM II, VIII], et donc de ne pas avoir bien saisi la Préface, plutôt de ne pas l’avoir lue attentivement , il déclare à Blyenbergh que, sur la question de la liberté, il n’est pas cartésien , mais qu’il aurait bien mieux fait de parler comme Descartes et donc d’alléguer notre ignorance (chose que Spinoza n’aime pas du tout, mais qu’il fait parfois, une fois que celle-ci est bien circonscrite) : on ne sait pas comment notre liberté s’accorde avec la providence et la liberté de Dieu, comme je l’ai indiqué dans l’Appendice [par exemple, PM I, III, section « La conciliation de la liberté de notre choix et de la prédestination de Dieu surpasse la compréhension humaine » ; II, III, section « L’omniprésence de Dieu ne peut être expliquée »]. On ignore comment Dieu a créé les choses, c’est-à-dire comment il les conserve.
C’est donc sur un ton très péremptoire que Spinoza va maintenant parler de Descartes, en affirmant carrément à Blyenbergh qu'il n'y a rien compris.

Spinoza et Descartes

Emporté par son agacement, Spinoza va alors effectuer un grand écart par rapport à Descartes, d’autant plus curieux qu’il vient juste de reprocher à Blyenbergh de ne pas avoir compris la pensée cartésienne. Cherchant à justifier ce qu’il a dit dans les Principes et que Blyenbergh lui a rappelé, il va commettre une erreur, selon toute apparence, sans doute due au fait qu’il a pris de la distance avec son ouvrage, puisqu’il a précisé au début qu’il n’a pas le livre sous la main là où il habite à présent et, à la fin de la lettre, que cet ouvrage lui est sorti de l’esprit depuis sa traduction en néerlandais, pour une raison qu’il ne juge pas bon de dire à Blyenbergh. Les réflexions faisant intervenir Descartes sont donc basées sur la mémoire que Spinoza a des textes.

« Ni moi ni Descartes n’avons jamais dit… »

Voici ce qu’affirme péremptoirement Spinoza dans sa lettre : « Ni moi ni Descartes n’avons jamais dit qu’il appartînt à notre nature de contenir notre volonté dans les limites de l’entendement… »
Voici ce qu’avait dit Blyenbergh dans sa lettre : « Et si tel est votre sentiment , je ne comprends pas ce que veut dire dans les Principes I, 15 : « Cum autem voluntas libera sit ad se determinandum : sequitur nos potestatem habere facultatem assentiendi intra limites intellectus continendi, ac proinde efficiendi, ne in errorem incidamus. [Mais que la volonté soit libre de se déterminer a pour conséquence que nous avons le pouvoir de contenir la faculté d’adhérer dans les limites de l’entendement et ainsi de faire que nous ne tombions pas dans l’erreur.] »
Blyenbergh n’avait fait que recopier très exactement ce qu’avait écrit Spinoza dans les Principes (I 15 Scolie), omettant la fin de la phrase : « [incidamus] ; unde evidentissime patet, a solo usu libertatis voluntatis pendere, ne unquam fallamur. [… d’où ressort très évidemment qu’il dépend du seul usage de la liberté que nous nous trompions jamais.] »
Et, comme l’indiquent les références de Spinoza juste après ce passage des Principes, Descartes n’avait pas dit autre chose dans l’article 39 de la première partie de ses Principes de la philosophie et dans la quatrième Méditation.

Si Spinoza n’a pas tort, le problème se pose sur « appartenir à notre nature ». Réfléchissons un peu. Spinoza affirme dans sa lettre que ni lui ni Descartes n’ont dit qu’il appartenait à notre nature de contenir notre volonté dans les limites de notre entendement. Or dans le texte des Principes, il affirme bien que nous avons le pouvoir de contenir la faculté d’adhérer, d’affirmer (assentiri) dans les limites de l’entendement. Si nous en avons le pouvoir, c’est que ça nous est possible, bien que difficile, et donc que cela n’est pas contradictoire avec notre nature, donc que cela peut être dit lui appartenir. [Réfléchir encore cependant : car, pour reprendre le cas précédent, peut-on dire qu’il appartient à la nature de l’être humain d’avoir des yeux et de voir ? – visiblement, Spinoza a du mal avec son « cartésianisme » – donc, revoir attentivement ce point, à mettre en rapport avec sa réflexion sur l’idée générale d’« homme » et ce qu’il vient de dire sur les individus, parfois aveugles, parfois sensuels, cas pour lesquels il a parlé d’« appartenance à la nature » de tel ou tel individu à un moment précis, donné – determinato et dato momento. Noter ici que, dans le travail de l’écriture de la lettre, revient l’expression « appartenir à la nature », et là semble-t-il au sens très fort de « être nécessairement essentiel à ».
Voyons : il vient de dire que nous jugions que tel ou tel élément appartenait à la nature de tel ou tel homme (la vision, la tempérance, continence), ajoutant la notion de temps, et non de temps dans la durée, mais de temps instantané (« à ce moment-là »), semblant nier non seulement une quelconque notion de nature humaine (d’essence générale appartenant à tous les humains), mais même une notion d’essence particulière à un individu… Ici, il se place sur un tout autre terrain, celui en fait qu’il vient de quitter : celui d’une supposée nature humaine (« notre nature ») à la nature de laquelle n’appartiendrait pas le « pouvoir de contenir la volonté dans les limites de l’entendement ».
En fait, « appartenir à la nature de quelque chose » signifie pour Spinoza « être vrai de quelque chose », comme il l’indique dans les Principes : « Cum quid dicimus in alicujus rei natura sive conceptu contineri, idem est, ac si diceremus, id de ea re verum esse, sive de ipsa posse vere affirmari – Quand nous disons “ce qui est contenu dans la nature ou le concept d’une chose”, c’est la même chose que si nous disions “cela est vrai de cette chose” ou “cela peut en être affirmé en toute vérité” » (Principes I Df 9). Or, pour Spinoza, « être vrai de » ne peut que vouloir dire « être nécessairement vrai de », en d’autres termes ne concerne pas le possible, qui n’a de sens que pour notre durée (une chose vraie, et nécessairement vraie, n’a aucun rapport à la durée, mais à l’éternité – d’où l’expression « vérité éternelle » qui pour Spinoza est en fait un pléonasme). En effet, dans ce cas, ni lui ni Descartes n’ont jamais dit qu’« il appartenait à notre nature, qu’il était nécessairement vrai chez l’homme, que nous contenions notre volonté dans les limites de notre entendement ».

Mais le problème reste que Blyenbergh n’a dans la lettre 20 jamais employé cette expression à ce sujet. Quand il parle explicitement de « contredire la nature humaine », c’est effectivement en commettant, lui aussi, une erreur de lecture, à un autre sujet, celui de la compréhension des idées claires et distinctes, où il reprend d’ailleurs un autre passage des Principes tiré du même scolie (Principes I 15), mais en posant comme affirmation de Spinoza ce qui n’était qu’une hypothèse par l’absurde. Alors, que se passe-t-il dans la tête de Spinoza ?
On dirait que, dans sa réponse, Spinoza télescope deux objections : en effet, ni lui ni Descartes n’ont jamais dit (bien au contraire) qu’il appartenait à notre nature de ne jamais avoir d’idée claire et distincte ; mais tous deux ont bien dit que nous pouvions maintenir notre volonté dans les limites de l’entendement. Il suffit dans la phrase précédente d’enlever les mots du milieu, et de dire : « ni lui ni Descartes n’ont jamais dit qu’il appartenait à notre nature de […] maintenir notre volonté dans les limites de l’entendement », d’enlever la marque de l’absence, de changer pronom et verbe et nous avons la phrase de Spinoza.

L’intéressant est que Spinoza, de toute évidence, au plus profond de lui-même nie cette forme de liberté qu’énonce Descartes.
S’il s’agit d’une lettre écrite plus ou moins rapidement, notons quand même que Spinoza a lui-même, bien plus tard sans doute, traduit ce passage (du moins aux dires de l'éditeur Gebhardt). Il est clair que son erreur (historique, celle d’affirmer « ni moi ni Descartes n’avons jamais dit... ») signifie son opposition à la thèse cartésienne : effectivement, pour Spinoza, « il est impossible de contenir la volonté dans les limites de l’entendement », plus exactement, cette expression n’a pas de sens...

Spinoza est-il en train de commencer à mettre au point sa propre théorie de la volonté qui n’est pas différente de notre entendement. Déjà, plus de trois avant, en 1661, il avait écrit à Oldenburg (lettre 2) qu’il n’y a pas d’idée générale de la « volonté », mais seulement des volitions particulières, dont bien sûr l’être de raison que serait la « volonté » ne peut être cause, et qui ne sont donc que des effets nécessaires : cela pour nier une quelconque notion de « volonté libre », mais également de ce qu’il va appeler perceptions, concepts, sensations – plus exactement, en attaquant la notion de « volonté » comme faculté et en centrant sa doctrine sur les « volontés » particulières telles qu’elles existent réellement ?
Il est sans doute raisonnable de penser que c’est vers l’époque de la correspondance avec Blyenbergh que Spinoza met au point sa thèse de la volonté non différente de l’entendement, plus exactement des vouloirs particuliers non différents des idées. [Ce point va être à retravailler sérieusement, notamment avec l’aide de E II 49 S, car Spinoza y note quand même que « la volonté s’étend plus loin que l’entendement si par entendement on entend les idées claires et distinctes » – Descartes a-t-il jamais dit autre chose ?]
Revenons un moment sur ce qu’avait dit Blyenbergh : n’ayant jamais dit qu’il avait lu dans le texte de Spinoza que contenir sa volonté dans les limites de l’entendement « appartenait à notre nature », cela se rapporte très probablement à la contradiction que Blyenbergh pense voir chez Spinoza-Descartes ; il comprend les choses de la façon suivante : Dieu aurait imprimé en nous l’ordre de restreindre la volonté dans les limites de l’entendement (en fait, je pense qu’il s’agit pour Blyenbergh de plaquer sa théologie du péché d’Adam sur Descartes-Spinoza ; il se concentre sur la désobéissance à l’ordre divin, qu’il traduit en termes « cartésiano-spinozistes »), et en même temps il ne nous aurait pas donné les forces suffisantes (c’est-à-dire la « grâce ») pour obéir à cet ordre. Spinoza entend lui, quand on lui parle d’« ordre », l’ordonnance de la nature, et donc entend (plutôt : voudrait entendre) que Blyenbergh vient de dire qu’« il appartenait à notre nature » de contenir la volonté dans les limites de l’entendement.

Le malentendu est complet, et je pense sincère des deux côtés. Ce que montre bien, à mon avis, l’ambiguïté, encore présente dans le terme, du mot « ordre ». Pour Blyenbergh, Dieu est ce qu’on appellera plus tard un « sujet » (Hegel), pas pour Spinoza. Source aussi du profond malentendu sur le texte de la Genèse. Je pense que Blyenbergh, tout comme Spinoza, est prêt à le prendre en un sens symbolique (en fait, il parle surtout de chaque homme, de lui-même, et non spécifiquement d’Adam, puisque, même s’il fait allusion au thème du péché originel, il n’insiste pas vraiment sur ce point), mais il ne lâchera pas le morceau sur le fait que Dieu nous donne des « ordres » (s’ensuit la question de savoir si nous pouvons suivre cet ordre, et donc de la grâce, mot jamais prononcé lors de la correspondance sauf lors des échanges de politesses) ; et Spinoza ne lâchera pas non plus le morceau sur le fait que Dieu est l’« ordre » de la nature, et donc, sauf à le prendre pour un gouvernant, ne nous est pas extérieur ni à nous ni à la nature.


Passons à la deuxième partie de la phrase. Nous avons entendement déterminé (fini) et volonté indéterminée (infinie), c’est Dieu qui nous les a donnés, et donnés de cette façon en nous créant. Mais nous ne savons pas pour quelle raison Dieu nous a créés ainsi, en fait pour quelle raison, c’est-à-dire dans quel but [retrouver citation de Descartes soulignant ce point, et ce qu’en dit Spinoza dans son ouvrage, s’il le dit]. Spinoza souligne ensuite que l’indétermination, synonyme ici de perfection, de cette volonté est nécessaire en deux sens : celui qu’il va indiquer tout de suite, nécessité pour la volonté d’adhérer aussitôt à ce qui est indubitablement vrai (« il est nécessaire que… » = « on ne peut pas ne pas… ») ; nécessité pour tout simplement continuer à vivre, et à agir dans la vie.

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Messagepar hokousai » 27 mai 2011, 02:37

Il me semble que Spinoza comme Descartes disent que nous ne pouvons vouloir notre volonté . Maintenant les deux n' expliquent pas de la même façon.
.........................
dans principes 1/15
Nous ne pouvons contraindre la volonté à être finie puisqu' elle est infinie. En revanche nous avons le pouvoir de contenir notre faculté d affirmer dans les limites de l’entendement .( ce pouvoir est manifeste , c'est bien quelque chose que nous pouvons ) .. hélas nous pouvons aussi ne pas le contenir dans les limites de l'entendement et Spinoza distingue des degrés de liberté selon l 'usage qu'on fait de la liberté de la volonté .( principes 1/15)

Nous avons donc par nature une liberté d' usage, liberté que nous ne pouvons vouloir. Nous ne pouvons vouloir que la volonté soit libre de se déterminer. Une fois l'outil donné (par nature) on en une bien ou on en use pas du tout.
Ce qui fait qu’il n’appartient pas à notre nature de contenir notre volonté dans les limites de l’entendement… sinon il n'y aurait ( par nature) jamais d' erreurs !!

Or on sait très bien que pour le Spinoza (même tardif) il y a multitudes d' affirmations et de négations liées à l'imagination (disons au premier mode de connaissance ).

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Messagepar hokousai » 27 mai 2011, 13:33

L’intéressant est que Spinoza, de toute évidence, au plus profond de lui-même nie cette forme de liberté qu’énonce Descartes.


Il faudrait nuancer l'idée de Descartes, la critique acerbe que Spinoza fait du" libre arbitre" vise- t -elle Descartes ?
Elle conduit en tout cas les spinozistes à ne plus se pencher sur ce qu' a écrit Descartes .
.................................................
Descartes n' écrit qu'une fois que la volonté est infinie dans une lettre à Mersenne : « Et c’est principalement à cause de cette volonté infinie qui est en nous qu’on peut dire qu’il nous a créés à son image »
...................................................
Descartes écrit (Méditations métaphysiques ; IV).

"Car elle ( la volonté) consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose ou ne la faire pas, (c'est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir) ou plutôt seulement en ce que pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune force extérieure nous y contraigne."
Spinoza pourrait y souscrire

Puis (même texte) " d'autant plus que je penche vers l'un, soit que je connaisse évidemment que le bien et le vrai s'y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l'intérieur de ma pensée, d'autant plus librement j'en fais choix et je l'embrasse "
..................................

Il est certain que sur la glande pinéale Spinoza vise Descartes mais sur la volonté , les positions des deux sont plus proches qu'il n'y parait .
J 'ai tendance à défendre Descartes . Spinoza n'est pas clair sur le thème du sujet, sur l'autonomie du sujet , alors qu'il est on ne peut plus péremptoire sur le conatus .
Il faudrait peut- être s'entendre sur l' attribution du conatus .
Est- ce qu'on l'attribue à un individué ( sujet ) ou pas ?

Si on l'attribue au sujet individué il va bien falloir que quelque part cette attribution soit signée ( ou apparente ) et Descartes dit quelle est apparente . Je ne pense pas que cette signature soit évacuable facilement .

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Messagepar Pourquoipas » 27 mai 2011, 23:15

Bonjour Hokousai,

Disons que mon message portait surtout sur le dialogue (houleux parfois certes, mais dialogue tout de même) entre Blyenbergh et Spinoza (Blyenbergh ne semble connaître Descartes qu'à travers l'ouvrage de Spinoza, du moins il ne cite jamais que Spinoza, et pas Descartes directement). Ce qui nous fait plusieurs niveaux d'écriture et de lecture :
1) Descartes écrit ses ouvrages, dont les Méditations et les Principes de la philosophie, et semble-t-il en revoit, ou au moins relit, la traduction en français (parfois différente du texte latin).
2) Spinoza les lit (en latin, ce qui n'est pas en détail - d'où le fait que, pour bien étudier ce que Spinoza dit de Descartes, il vaut mieux se fier au texte latin, ou à l'une de ses traductions modernes, plutôt qu'aux trad. de l'époque), les médite, écrit l'ouvrage Principes de la philosophie de Descartes (PPD), présentant more geometrico pour un élève d'abord, puis pour le public et sous son nom (le seul de ses livres dans ce cas), la pensée de Descartes, mais prenant soin de faire préciser dans la Préface, écrite par son ami proche Louis Meyer, qu'il y a des points chez Descartes avec lesquels il est en désaccord.
Spinoza y ajoute ce qu'il appelle un "appendice", les Pensées métaphysiques, où son cartésianisme est beaucoup moins évident (il n'est pas sûr non plus qu'il soit totalement cartésien dans les PPD). Voir les nombreux débats chez les commentateurs (Beyssade, Moreau, etc.) à ce sujet du cartésianisme de Spinoza.
Ces deux ouvrages de Spinoza sont rapidement traduits en néerlandais par son ami Pierre Balling (celui qui a reçu le 20 juillet 1664 la fameuse lettre 17, dite sur les présages).
3) Blyenbergh lit ces deux ouvrages dans les deux langues, et, intéressé, écrit à Spinoza le 12/12/64 pour le féliciter et lui faire part de quelques remarques.
4) Spinoza reçoit cette lettre le 26/12 et répond très favorablement.
Ensuite continue cette passionnante et tempêtueuse conversation. Je note qu'elle a lieu en néerlandais, et qu'elle sera traduite bien plus tard en latin, en vue de sa publication dans les Opera posthuma en 1677 (il est plausible que Spinoza, prévoyant sa mort, avait préparé cette édition avec ses proches amis). Je vous donne un tableau des lettres, où l'on peut remarquer que certaines (la 23 notamment) ont été écrites très rapidement (la 1re date est celle de la signature, la 2e celle de la réception) :
- Lettre 18 (Blyenbergh) : 12 décembre 1664 - 26 décembre 1664
- Lettre 19 (Spinoza) : 5 janvier 1665
- Lettre 20 (Blyenbergh) : 16 janvier 1665 - 21 janvier 1665
- Lettre 21 (Spinoza) : 28 janvier 1665
- Lettre 22 (Blyenbergh) : 19 février 1665 - 9 au 13 mars 1665
- Lettre 23 (Spinoza) : 13 mars 1665
- Lettre 24 (Blyenbergh) : 27 mars 1665
- Lettre 27 (Spinoza) : 3 juin 1665

Le point qui m'intéressait était donc la correspondance, où Spinoza parle à quelqu'un de précis, et son rapport avec l'ouvrage publié de Spinoza. Et c'est là-dessus que je m'interrogeais. Et ce n'est qu'un des points que soulève cet échange épistolaire : Dieu sait qu'ils sont nombreux et tous aussi problématiques les uns que les autres (la question du mérite, celle de l'essence d'un individu, celle des degrés de perfection, celle de la volonté du méchant et par suite de son éventuel perfectionnement, celle de la manière de concevoir Dieu, etc., etc.). C'est aussi dans cette correspondance que Spinoza dit pour la première fois (lettre 23) qu'il écrit un ouvrage, déjà bien entamé mais "non encore publié", qui va s'appeler l'Éthique, et que Spinoza révèle beaucoup de lui-même, notamment de sa joie suprême (voir début de la lettre 21).
Désolé si cet aperçu historique est un peu long, mais ça me semblait utile, sinon nécessaire.



Maintenant, cher Hokousai, si vous voulez porter le débat sur le rapport de Spinoza à Descartes, je n'y vois aucun inconvénient, mais je vous demanderai alors un peu de temps, que je me replonge dans les textes de l'un et de l'autre. D'ailleurs les participants de ce forum sont cordialement invités au débat !
Une remarque cependant, pour le moment, au sujet de la volonté infinie :
hokousai a écrit :(...) Descartes n' écrit qu'une fois que la volonté est infinie dans une lettre à Mersenne : « Et c’est principalement à cause de cette volonté infinie qui est en nous qu’on peut dire qu’il nous a créés à son image » (...)
Dans cette lettre du 25/12/1639 (on fêtait pas Noël chez Descartes ? :)), Descartes dit quand même juste avant : « Le désir que chacun a d'avoir toutes les perfections qu'il peut concevoir, et par conséquent toutes celles que nous croyons être en Dieu, vient de ce que Dieu nous a donné une volonté qui n'a point de bornes. Et c’est principalement à cause de cette volonté infinie [etc.]. » L'infini consisterait donc seulement dans l'illimité, le sans-bornes, l'in-déterminé (tous termes négatifs, alors que Spinoza affirme en E I 8 S1 que l'infini est "affirmation absolue", donc totale positivité) ?
Et au sujet de la volonté infinie chez Descartes, je me permets de vous signaler cet article de 2008 sur « Descartes. L'infinitude de ma volonté, ou comment Dieu m'a fait à son image ». Vous conviendrez que la "création à l'image de Dieu" nous emporte quand même très loin de Spinoza.

Et il y aura aussi le scolie final de Ethique II (E II 49 S) à considérer attentivement, qui m'apparaît comme une réécriture, chez un Spinoza plus mûri, du scolie des PPD I 15.

Je vais arrêter là pour le moment.
Portez-vous bien

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Messagepar hokousai » 28 mai 2011, 12:05

cher ami

Oui ce qui m'intéresse c'est la question de la volonté et plus particulièrement chez Descartes. Il semble ( malheureusement) à Spinoza que Descartes fait du sujet une causa sui.
Dans un sens il le fait.
Mais Spinoza qui se refuse à le faire, en vient à séparer ( diviser ) le sujet et la nature, à en faire une chose comme une autre ( une pièce intelligente de l'automate ).

Comment ne pas voir que cette idée de cause de soi est directement issue de la conscience du libre arbitre .Spinoza scie la branche sur laquelle il est posé .
Où dans la nature pouvons- nous sinon trouver la causa sui ? Un exemple de causa sui ? Nulle part.
Nous aboutissons au déterminisme ( athée ) moderne qui se passe très bien de l'idée de causa sui ou pire la rejette absolument.

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Re: Quand Spinoza se plante... ? (lettre 21)

Messagepar bardamu » 28 mai 2011, 18:52

Bonjour Pourquoipas,
j'ai une difficulté à saisir pourquoi tu appelles "erreur" ce que dit Spinoza.

Blyenberg considère que Descartes-Spinoza soutiennent qu'il est de la nature de l'homme de contenir la volonté dans les limites de l'entendement alors qu'ils affirment le contraire : de manière générale, l'entendement de l'homme est fini, sa volonté est indéfinie.
En restant dans ce cadre cartésien, Spinoza rajoute "toutefois [...] nous ignorions pour quelle fin il nous a créés", c'est-à-dire que nous ne savons pas dans quelle mesure nous sommes destinés à l'erreur ou la vérité. Ce que nous avons, c'est une vertu, un pouvoir d'assentiment, c'est ce qui est de notre nature, mais nous ne savons pas où il nous mènera.

En gros, à mon sens, Descartes-Spinoza n'ont jamais dit qu'il était de la nature de l'homme de pouvoir contenir LA volonté, c'est-à-dire toute volonté, dans les limites de l'entendement, ils n'ont jamais dit que la volonté était nécessairement dans les limites de l'entendement, mais ils ont dit qu'il était au pouvoir de l'homme de contenir DES volontés dans les limites de l'entendement, c'est-à-dire qu'il y avait en l'homme une puissance de penser vrai.

Blyenbergh ne voit pas cela comme une dynamique mais comme une question d'état : soit on est dans l'état de perfection adamique soit on est dans l'état de l'homme déchu ne pouvant qu'espérer la grâce de Dieu. L'idée de degré de perfection me semble lui être étrangère et il entend une phrase du type "nous avons le pouvoir de limiter notre volonté à notre entendement" comme signifiant "nous sommes toute vérité".
Dans la lettre XX, il dit : "il est possible qu'une fois, en tendant toutes mes forces, je parcoure deux lieues en une heure mais je ne puis le faire constamment" et à mon sens Descartes-Spinoza lui répondraient : "c'est cela qu'il faut entendre par vertu, le simple fait de pouvoir courir, d'exercer ainsi sa puissance. Nous avons indéniablement le pouvoir de courir comme nous avons indéniablement le pouvoir d'adhérer à une idée claire et distincte, et on ne perd rien à adhérer à une idée confuse comme on ne perd rien à marcher si ce n'est par comparaison à la course".
Même si Spinoza ne croit pas à cette vertu du libre assentiment, c'est toujours mieux que la position de Blyenbergh qui voit cet assentiment comme un défaut dès lors qu'il ne porte pas sur une idée vraie, comme si marcher devenait un défaut parce qu'on ne court pas. Pour Blyenbergh, mieux vaut rester "immobile", dans l'état de l'homme déchu primordial, que de risquer un mouvement qui serait pour lui une chute un peu plus bas.

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Messagepar hokousai » 29 mai 2011, 03:50

Descartes ecrit Méditations métaphysiques, IV
"Car elle(la volonté) consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (c'est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir) ; ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune force extérieure nous y contraigne".

Je comprends ainsi :
On peut toujours dire non ( on peut toujours dire oui )
Il y a pas de contrainte absolue . Cette absence ouvre à la possibilité de choix tels que nous ne ne sentions pas de contraintes .L' idée consciente est alors celle de causa sui .
La causa sui est absolue comme non relative à d' autres causes .
L'idée de causa sui est absolue .
Descartes écrit""Il n'y a que la seule volonté, que j'expérimente en moi être si grande que je ne conçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue.""

Je dis qu'il est dommage que Spinoza ne se penche pas sur la généalogie de l'idée de causa sui et par suite de l’idée de cause tel que le fit ultérieurement Maine de Biran héritier de Descartes.

Pour moi Spinoza extraie le sujet de la causa sui. Il réintroduit une dualité entre Dieu (comme cause esssendi ) et la chose singulière . Le sujet ayant des volitions est ramené au statut d'effet passif de causes singulières.

Ainsi parle- t-on d'automate spirituel .
Extrêmement difficile alors de dégager le spirituel de l'automatisme .
L 'automatisme l'emporte et Damasio peut affirmer alors que Spinoza avait raison.

Damasio a peut être mal compris Spinoza, mais il faut déployer des trésors d'ingéniosité pour le montrer, ce que ne feront pas les spinozistes qui parlent d' automate spirituel.

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Messagepar bardamu » 29 mai 2011, 13:59

Sur le sujet de l'erreur chez Descartes vue par Spinoza, je signale ce papier intéressant de Chantal Jacquet : L’ERREUR DANS LES PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES DE SPINOZA, I, XV.

Un résumé de ce qui est étudié :
dans sa lecture de Descartes, Spinoza insiste plus que lui sur la perfection de la nature humaine, le fait qu'avoir des idées douteuses est en soi une puissance, et abandonne l'appel de Descartes à la volonté de Dieu, à sa nature très absolue et très libre justifiant que nous n'ayons pas été créés avec un entendement parfait, préférant en rester à une sorte de nécessité de nature, d'ordre de la nature faisant qu'il n'y a pas plus à reprocher à Dieu nos impuissances qu'on ne lui reprocherait de faire que le cercle n'ait pas les propriétés de la sphère.

A mon sens, cela rejoint le point indiqué par Pourquoipas sur la perception de Dieu par Blyenbergh comme sujet donnant des ordres versus le Dieu de Spinoza comme nature suivant un ordre. Même si Descartes donne à Dieu des conditions d'exercice de la volonté distinctes de celles du sujet humain, il serait sur ce point plutôt du côté de Blyenbergh. Chez l'un et l'autre, il y a un Dieu-sujet dont la liberté s'exprime dans la volonté, dans le choix arbitraire se déterminant "miraculeusement" (dépassant notre entendement), tandis que chez Spinoza ce sujet tend à s'effacer au profit d'une liberté comme auto-détermination (par opposition à la contrainte, la détermination externe, cf Ethique I, def. 7).

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Re: Quand Spinoza se plante... ? (lettre 21)

Messagepar Pourquoipas » 09 juin 2011, 14:06

Bonjour Bardamu,

Bardamu a écrit :Bonjour Pourquoipas,
j'ai une difficulté à saisir pourquoi tu appelles "erreur" ce que dit Spinoza.

Blyenberg considère que Descartes-Spinoza soutiennent qu'il est de la nature de l'homme de contenir la volonté dans les limites de l'entendement alors qu'ils affirment le contraire : de manière générale, l'entendement de l'homme est fini, sa volonté est indéfinie.


En fait je pense que non : comme je l'ai signalé, Blyenbergh n'avait fait que recopier (in lettre 20), sans changer un seul mot, la citation des PPD I 15 : « Mais que la volonté soit libre de se déterminer a pour conséquence que nous avons le pouvoir de contenir la faculté d’adhérer dans les limites de l’entendement et ainsi de faire que nous ne tombions pas dans l’erreur. »
Quand Blyenbergh parle de "contredire notre nature" un peu plus loin dans sa longue lettre, c'est, toujours à l'occasion d'une citation des PPD I 15, quand il dit : « Vous affirmez que comprendre les choses clairement et distinctement contredit [repugnare, i.e. répugner à, en fait contredire] la nature de l'homme. » (Les 2 citations sont en latin dans l'original hollandais.) Or, il s'agit là d'une erreur de Blyenbergh, car il présente comme une thèse de Spinoza ce qui n'est qu'une hypothèse par l'absurde dans le scolie des PPD : « (...) si on suppose qu'il répugne à [= contredit] la nature de l'homme d'avoir des perceptions claires et distinctes, (...) il sera clair qu'il est bien meilleur pour l'homme d'affirmer des choses même confuses et d'exercer sa liberté que de rester toujours indifférent, c'est-à-dire au plus bas degré de la liberté. » (trad. Pléiade)
Et je pense que, vu la longueur de la lettre de Blyenbergh, plutôt fourre-tout il faut bien le dire, Spinoza a télescopé les deux citations : l'une portant sur l'erreur de Blyenbergh, l'autre correcte.

Bardamu a écrit :En restant dans ce cadre cartésien, Spinoza rajoute "toutefois [...] nous ignorions pour quelle fin il nous a créés", c'est-à-dire que nous ne savons pas dans quelle mesure nous sommes destinés à l'erreur ou la vérité. Ce que nous avons, c'est une vertu, un pouvoir d'assentiment, c'est ce qui est de notre nature, mais nous ne savons pas où il nous mènera.

En gros, à mon sens, Descartes-Spinoza n'ont jamais dit qu'il était de la nature de l'homme de pouvoir contenir LA volonté, c'est-à-dire toute volonté, dans les limites de l'entendement, ils n'ont jamais dit que la volonté était nécessairement dans les limites de l'entendement, mais ils ont dit qu'il était au pouvoir de l'homme de contenir DES volontés dans les limites de l'entendement, c'est-à-dire qu'il y avait en l'homme une puissance de penser vrai.


A mon souvenir, Descartes et Spinoza, au moins dans les textes concernés, emploient toujours "volonté" au singulier, qu'ils entendent là comme "faculté d'affirmer ou de nier". Mais il est vrai que tous les deux souvent mettent dans la "volonté" des éléments fort différents : le désir, les passions, etc. (et l'on sait l'usage que Spinoza en fera !!!, en les différenciant bien du sens de l'adhésion à l'idée vraie, point qui sera vu dans E II 49, + coroll. et le très important scolie).

Bardamu a écrit :Blyenbergh ne voit pas cela comme une dynamique mais comme une question d'état : soit on est dans l'état de perfection adamique soit on est dans l'état de l'homme déchu ne pouvant qu'espérer la grâce de Dieu. L'idée de degré de perfection me semble lui être étrangère et il entend une phrase du type "nous avons le pouvoir de limiter notre volonté à notre entendement" comme signifiant "nous sommes toute vérité".
Dans la lettre XX, il dit : "il est possible qu'une fois, en tendant toutes mes forces, je parcoure deux lieues en une heure mais je ne puis le faire constamment" et à mon sens Descartes-Spinoza lui répondraient : "c'est cela qu'il faut entendre par vertu, le simple fait de pouvoir courir, d'exercer ainsi sa puissance. Nous avons indéniablement le pouvoir de courir comme nous avons indéniablement le pouvoir d'adhérer à une idée claire et distincte, et on ne perd rien à adhérer à une idée confuse comme on ne perd rien à marcher si ce n'est par comparaison à la course".
Même si Spinoza ne croit pas à cette vertu du libre assentiment, c'est toujours mieux que la position de Blyenbergh qui voit cet assentiment comme un défaut dès lors qu'il ne porte pas sur une idée vraie, comme si marcher devenait un défaut parce qu'on ne court pas. Pour Blyenbergh, mieux vaut rester "immobile", dans l'état de l'homme déchu primordial, que de risquer un mouvement qui serait pour lui une chute un peu plus bas.

Là, surtout au début, tu lèves un sacré lièvre, qui a rapport à la question de l'essence (dont on a abondamment parlé et sur ce site et chez quasi-tous les commentateurs). Je me contente ici de livrer à ta méditation (et à la mienne) une citation (essentielle) de Spinoza dans la même lettre 21, à propos de la cécité, de la sensualité et du péché d'Adam (propos qui va provoquer chez Blyenbergh une foultitude de questions dans sa lettre suivante).

Dans la lettre 21, Spinoza a écrit :Nous disons, par exemple, qu’un aveugle est privé de la vue parce que nous l’imaginons facilement voyant, soit que cette imagination naisse de ce que nous le comparons avec d’autres qui voient, soit de ce que nous comparons son état présent avec son état passé quand il voyait ; et quand nous considérons cet homme sous ce rapport, en comparant sa nature avec la nature d’autres ou avec sa nature passée, nous affirmons alors que la vision appartient à sa nature et nous disons donc qu’il en est privé. Mais quand on considère la décision de Dieu et sa nature, nous ne pouvons pas plus affirmer de cet homme que d’une pierre qu’il a été privé [orbatum] de la vue parce que, à ce moment, la vision n’appartient [competit] pas plus sans contradiction à cet homme qu’à la pierre, car à cet homme il n’appartient rien de plus, et n’est sien, que ce que l’entendement et la volonté de Dieu lui ont accordé. Et ainsi Dieu n’est pas plus cause du non-voir de celui-ci que du non-voir de la pierre, ce qui est négation pure. De même aussi, quand nous faisons attention à la nature d’un homme conduit par un appétit sensuel et que nous comparons son appétit présent avec celui qui est chez les bons, ou avec celui qu’il avait à un autre moment, nous affirmons que cet homme est privé d’un appétit meilleur parce que alors nous jugeons que l’appétit de la vertu lui appartient [competere], ce que nous ne pouvons faire si nous prêtons attention à la nature de la décision et de l’entendement divins ; car à cet égard cet appétit n’appartient [pertinet] pas plus à la nature de cet homme à ce moment-là qu’à la nature du diable ou de la pierre, et pour cela à cet égard ce n’est pas privation mais négation d’un appétit meilleur. Ainsi, la privation n’est rien d’autre que nier d’une chose quelque chose que nous jugeons appartenir à sa nature, et la négation rien d’autre que nier d’une chose quelque chose parce que celui-ci n’appartient pas à sa nature. Et ainsi il est clair que l’appétit d’Adam pour les choses terrestres n’était mauvais qu’à l’égard de notre entendement, mais pas à celui de Dieu. Car bien que Dieu connût l’état passé et présent d’Adam, il n’entendait pas pour cela qu’Adam fût privé de son état passé, c’est-à-dire que son passé appartînt [pertinere] à sa nature, car alors Dieu comprendrait quelque chose contre sa volonté, c’est-à-dire contre son entendement propre.
.

D'où les interrogations suivantes de Blyenbergh (in lettre 22), et aussi les miennes : mais alors, pour vous Spinoza (il n'est plus question de Descartes), il n'y a pas de perfectionnement possible (ce qui, à mon sens, rapproche Spinoza, non métaphysiquement, mais éthiquement, de ses contemporains les jansénistes, et en général des tenants de la prédestination – je me demande parfois si, dans cette correspondance, le plus calviniste des deux n'est pas celui qu'on croit...) :

Dans la lettre 22, Blyenbergh a écrit :Conséquence claire de ces mots, semble-t-il : selon votre sentiment, rien d’autre n’appartient à l’essence que ce qu’a la chose au moment où elle est perçue, c’est-à-dire si me tient le désir de la volupté, ce désir appartient à mon essence à ce moment-là, et s’il ne me tient pas, ce non-désir appartient à mon essence au moment où je ne désire pas. Conséquence infaillible : eu égard à Dieu, j’inclus alors dans mes œuvres (qui diffèrent seulement en degrés) autant de perfection quand je suis tenu par le désir de voluptés que quand je ne le suis pas ; quand je commets des crimes de tout genre que quand je pratique la vertu et la justice.
(Trad et ital gras de votre humble serviteur.)

Et c'est ensuite que Spinoza va écrire (très rapidement) sa difficile et époustouflante lettre 23.
Modifié en dernier par Pourquoipas le 09 juin 2011, 15:13, modifié 1 fois.

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Messagepar Pourquoipas » 09 juin 2011, 15:02

Bonjour Hokousai,

Hokousai a écrit :cher ami

Oui ce qui m'intéresse c'est la question de la volonté et plus particulièrement chez Descartes. Il semble ( malheureusement) à Spinoza que Descartes fait du sujet une causa sui.
Dans un sens il le fait.
Mais Spinoza qui se refuse à le faire, en vient à séparer ( diviser ) le sujet et la nature, à en faire une chose comme une autre ( une pièce intelligente de l'automate ).

J'ai un peu de mal à saisir ce que vous voulez dire (je suppose que par "le sujet" vous entendez l'être humain). Si par "nature", vous entendez Dieu-Nature, alors l'homme n'en est pas divisé puisqu'il est en plein dedans, âme et corps (E I 15) – si vous entendez disons l'ordre des choses du monde, il n'en est pas non plus séparé. Pour Spinoza, à mon sens, l'homme est "une chose comme une autre" dans la nature : s'il a une pensée plus complexe qu'une pierre, un hérisson ou un bonobo, c'est qu'il a un corps plus complexe (notamment le cerveau, le système nerveux et l'usage de la main), non que le corps soit la cause de cette pensée, mais, parallèlement avec le développement du corps, se développe sa pensée et la conscience (ne jamais oublier l'importance donnée par Spinoza dans E II à l'idée de l'idée, i.e. la conscience).
Bon, disons quand même que la bête humaine est parvenue au fil du temps à devenir "maître et possesseur de la nature" (faut-il dire hélas ?) et que cela en fait une chose pas tout à fait comme une autre, mais pas du point de vue de Dieu-Nature.

Hokousai a écrit :Comment ne pas voir que cette idée de cause de soi est directement issue de la conscience du libre arbitre .Spinoza scie la branche sur laquelle il est posé .
Où dans la nature pouvons- nous sinon trouver la causa sui ? Un exemple de causa sui ? Nulle part.
Nous aboutissons au déterminisme ( athée ) moderne qui se passe très bien de l'idée de causa sui ou pire la rejette absolument.

hokousai

Ben, pour vous répondre, je ne vois pas du tout en quoi l'idée de "cause de soi" viendrait de la conscience humaine du libre arbitre, qui est une illusion pour Spinoza. Dieu lui-même n'a pas de libre arbitre (surtout pas ! il n'a pas de choix à faire entre x ou y – Spinoza n'aurait jamais pu écrire une Théodicée). Si je regarde la 1re déf. de l'Ethique (causa sui), elle n'a rien à voir avec une quelconque idée de libre choix ("ce dont l'essence implique l'existence, i.e. ce qui ne ne peut être conçu sinon existant"). La causa sui dont vous parlez n'est, je le répète, qu'une illusion (qui, comme les illusions perceptives du soleil qui nous paraît plus petit et moins éloigné que réellement, p. ex., n'en est pas moins persistante dans notre âme).
Votre dernière phrase, j'ai un peu de mal à la saisir : vous êtes sûr que ce que vous appelez le "déterminisme" (mot un peu fourre-tout et dont je ne suis pas sûr que tous les philosophes et scientifiques l'emploient dans le même sens – comme d'ailleurs tous les mots en "isme") moderne (athée ou pas) ait rejeté l'idée de causa sui, et là au sens de E I Df 1 ? (Evidemment pas dans les mêmes termes que Spinoza, mais dans la compréhension des choses.)

Portez-vous bien


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