Merci Epictete pour votre insistance à rester sur la question initiale, et ce malgré l'empressement à poser d'autres questions de notre cher Hokousai !
Tout d'abord, on pourra se faire une idée de l'article de Ramond ici :
http://www.spinozaetnous.org/wiki/Spino ... vie_(revue)
D'après ce que j'ai pu lire de l'article de Ch. Ramond, il est surtout question d'une immortalité des corps et pas forcément d'une pensée comme celle de Spinoza qui se perpétue à travers le temps, ce qui est donné à bien peu d'entre nous.
Mais on pourrait penser ici à ce que disait Kundera dans
L'immortalité : il y a ordinairement deux formes d'immortalité accordée aux hommes : la grande et la petite. La grande, c'est la production d'une œuvre, artistique, scientifique, politique etc. qui marquera les générations futures et qui fera qu'on continuera d'exister et peut-être même de vivre d'une certaine façon dans l'esprit de beaucoup d'humains. N'est-ce pas là toujours plus ou moins la motivation profonde de ceux qui sacrifient tant de plaisirs communs à l'élaboration d'une telle œuvre ? Et il y a aussi la petite immortalité, plus commune : celle qui consiste à faire des enfants pour continuer d'exister à travers eux, par les façons d'être et de penser qu'on leur aura transmises. Qu'est-ce qui peut pousser à faire des enfants, avec tous les sacrifices que cela aussi implique, si ce n'est au fond le désir d'immortalité ? Et il est rare de pouvoir cumuler les deux immortalités : l'une a tendance à empêcher l'autre. Dans le meilleur des cas, cela consiste à "faire des choses", en s'engageant dans une action citoyenne par exemple, pour contribuer à un monde meilleur pour notre progéniture.
Mais pour en revenir à Ramond, donc, il semble surtout parler de l'immortalité du corps. Je suis d'accord avec lui pour ne pas suivre la stigmatisation d'un tel thème dans l'histoire de la philosophie. Il est clair que tout être vivant tend à persévérer dans son être indéfiniment. Si la médecine nous permettait d'obtenir un breuvage qui éviterait le processus de vieillissement, par lequel la nature fait que le renouvellement de nos cellules commence à se dégrader vers l'âge de 20 ans, puis de plus en plus, qui pourrait refuser d'en bénéficier ? Jankélévitch a beau nous dire que si j'étais immortel, je n'aurais plus aucune raison de faire quoique ce soit pour donner sens à ma vie, puisqu'on n'aurait plus de raison de sacrifier notre tranquillité en nous laissant vivre, un spinoziste du moins sait que ce n'est pas l'idée de la mort qui donne sens à son existence, mais l'affirmation même de sa puissance d'exister.
Pour autant, Ramond n'ignore pas l'axiome d'Ethique IV, "Il n'existe dans la nature aucune chose particulière qui n'ait au-dessus d'elle une autre chose plus puissante et plus forte. De sorte que, une chose particulière étant donnée, une autre plus puissante est également donnée, laquelle peut détruire la première. " d'où il résulte que "La force, par laquelle l'homme persévère dans l'existence, est limitée, et la puissance des causes extérieures la surpasse infiniment." (prop. 3) Ainsi quand bien même nous disposerions du moyen de ne plus vieillir, les maladies, les accidents seraient toujours possibles, ce qui fait déjà qu'alors que l'espérance de vie raisonnable d'un humain moyen est d'environ 90 ans, on peut toujours mourir à 50 ans ou à cinq mois. Ramond indique que cela n'empêche pas de concevoir une immortalité qui consisterait à pouvoir vivre tellement longtemps, que cela deviendrait une question qui ne nous concernerait plus, comme ces séropositifs du sida dont les soins permettent aujourd'hui de repousser indéfiniment l'action du virus sur tout le corps. Mais ce serait alors finalement plutôt une immortalité subjective et non pas objective, la seule qui nous intéresse vraiment.
Et je dirais que pour quelqu'un qui se situe dans la pensée du nécessaire, et ainsi de l'éternité, comme le proposait Bardamu, il n'est pas nécessaire de pouvoir vivre 1000 ans, ni même 100 ans en conservant ses facultés principales, il n'est pas nécessaire, comme le dit Ramond, "d'imaginer que cet accident [la rencontre d'une puissance extérieure qui me détruit] soit repoussé encore et encore, toujours et toujours, si bien que la mort serait repoussée en un horizon si lointain qu'il finirait par ne plus nous concerner". Dores et déjà, la mort ne nous concerne que parce qu'on la considère comme une réalité positive qui pourrait être à craindre. Or la cessation de l'existence d'un corps n'est que transformation de celui-ci, non pas en quelque chose d'étranger à moi, mais plutôt en quelque chose de commun avec mon corps, à différents égards.
Pour autant, il n'y a pas je pense lieu d'opposer éternité et immortalité, mais immortalité du mental, c'est-à-dire de l'idée du corps : "on ne peut dire que notre âme dure, et son existence ne peut être enfermée dans les limites d'un temps déterminé qu'en tant qu'elle enveloppe l'existence actuelle du corps" (E5P23s) ce qui implique qu'en dehors de l'existence actuelle du corps, il peut bien y avoir une existence actuelle du mental qui ne serait pas "enfermée dans les limites d'un temps déterminé". Cela ndique ici bien sûr l'éternité mais n'interdit pas non plus la sempiternité, une durée infinie, continuation sans commencement ni fin de l'idée en Dieu de l'essence du corps d'un homme donné.
A cet égard, et quoique les commentateurs aient souvent eu tendance à rejeter le Court traité comme œuvre de jeunesse voire apocryphe, tant il contient d'éléments qui contreviennent à leurs interprétations, on peut en citer la
partie II, chap. 26 et qui va dans le sens d'une immortalité du mental en même temps que (plutôt qu'après) son éternité. Je ne pense pas que sur un point aussi important, les disciples de Spinoza auraient tordu sa pensée.