Essence

Questions et débats touchant à la doctrine spinoziste de la nature humaine, de ses limites et de sa puissance.
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Henrique
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Messagepar Henrique » 11 mai 2013, 00:27

Bonjour Hugo,
D'après Sartre, l'homme existerait d'abord comme subjectivité indéterminée puis se donnerait une essence par choix : untel est croyant pro-mariage gay aimant la bagarre tandis qu'un autre peut être incroyant aimant la bagarre mais contre le mariage gay, avec une infinité d'autres combinaisons possibles.

Chez Spinoza, la notion d'essence est plus difficile à comprendre mais plus simple en réalité : c'est ce sans quoi une chose ne peut ni être ni être conçue et inversement ce qui sans la chose ne peut être conçu. J'avais donné l'exemple de la mélodie jointe au rythme pour la musique. L'essence de la cinquième symphonie, c'est donc le rapport que forment entre elles les notes, la structure unique, dont la partition est l'expression écrite. Sans cette configuration particulière dans le temps musical et la hauteur des sonorités que forme l'oeuvre, il n'y a pas de cinquième symphonie, et sans cette symphonie, cette configuration n'est pas concevable. Ainsi l'essence ne précède ni ne succède à l'existence, elle lui coïncide.

L'essence de la cinquième n'est pas donc ce qui existerait dans la tête de Beethoven avant qu'il ne la couche sur le papier, elle est cette combinaison unique et universelle (le singulier est universel : Socrate est mortel veut dire "tous les Socrates sont mortels") de hauteurs et de durées sonores qui comme tout travail de création artistique n'existe réellement qu'une fois l'oeuvre achevée. Quant à l'interprétation de cette oeuvre à partir de sa partition, ce n'est pas là qu'elle commence à exister, elle existait et était appréciable déjà par les connaisseurs à travers la partition, l'interprétation de Karajan n'est l'accomplissement d'une essence/modèle, c'est la création d'une autre essence dès lors que le jeu orchestral conduit nécessairement à introduire de nouvelles spécificités distinguant une interprétation d'une autre.

Cela permet de comprendre comment l'essence peut s'incarner dans l'existence et comment l'existence peut être éternelle. Sans qu'elle ait besoin d'être enregistrée, telle interprétation de la cinquième est compréhensible comme expression nécessaire de l'ensemble de la nature pensante et/ou étendue (ce qui correspond à la déf. de l'éternité).

Mais si elles coïncident, quel est l'intérêt de distinguer essence et existence ? En Dieu, essence et existence coïncident absolument : son être même est d'exister, ce qui n'est pas le cas de tout ce qui existe en lui : il est dans l'essence même de l'étendue d'exister, un corps s'expliquant par un autre corps, l'étendue qui les caractérise également se soutient par elle-même et existe donc éternellement. En revanche, il n'est pas dans l'essence de tel corps d'exister, autrement dit son existence ne s'explique pas par son essence mais par l'existence d'autres corps. Telle baguette de pain par exemple, qui possède certainement des caractéristiques permettant de la distinguer d'une autre n'existe pas sans le blé, la levure, l'eau, le sel et le boulanger (qui ont eux-même leur essence) : ce n'est pas ce qu'elle est, avec sa quantité exacte de sel et de farine, qui la détermine à exister mais la rencontre antérieure d'autres corps. Pour autant, ce qu'elle est, cette essence particulière n'en coïncide pas moins avec son existence.

La distinction qu'on peut faire entre essence et existence est donc d'intérêt épistémologique, elle n'a pas de réalité ontologique. J'ajouterais en fait (comme hypothèse à travailler) qu'il y a entre existence et essence une distinction en terme de degré de connaissance : connaître une chose sous l'angle de son existence est facile, la connaître sous l'angle de son essence demande plus d'attention, même si l'une et l'autre sont inséparables. L'existence est ce qu'il y a de vrai dans la connaissance du premier genre : je perçois un serpent au fond d'une pièce, c'était en fait une corde, je me suis trompé sur l'essence de l'objet mais il n'y en avait pas moins quelque chose qui existait. L'essence générale, la notion commune est dans le second genre, l'essence proprement dite, singulière est dans le troisième genre de connaissance.

Ainsi je peux connaître d'une façon plus détaillée et riche l'essence singulière d'un être à mesure que je possède plus de notions communes : quand je vois la baguette, je n'en ai qu'une image, je conçois bien qu'elle est expression nécessaire de l'étendue, mais d'une façon beaucoup plus confuse qu'une fois que je connais plus précisément son essence par l'intellect (troisième genre de connaissance) au moyen d'instruments que le 2ème genre, la raison et ses notions communes, me fournit.

Après, une baguette c'est nécessairement tels ingrédients et conditions de fabrication qui constituent la notion commune de la baguette, mais c'est surtout une quantité exacte, un rapport de mouvement et de repos entre ses parties, que je perçois intuitivement (sinon je ne pourrais le penser) et qui fait qu'elle est unique. Ce caractère unique et propre à telle baguette, même s'il se trouve qu'elle est faite sur le même modèle que beaucoup d'autres ouvrages de boulangerie, vient de l'existence des corps qui par leur petites différences initiales qui constitué celle-là plutôt que celle-ci.

Je crains que ce ne soit pas très différent pour un homme autrement que par une différence de degré. L'homme n'est pas un empire dans un empire : il est toujours une identité corporelle et mentale consciente de son effort de persévérer dans l'être, impossible de sortir de là sans sortir de l'humanité (celui qui se suicide s'efforçant de persévérer dans ce que la nature a fait de lui un être déjà détruit au cœur) sans pour autant que cela constitue l'essence de Pierre ou de Paul dont le corps ou le mental sont une structure combinant un ensemble de déterminations qui produisent un être unique. Mais cette structure, dont on peut trouver les bases dans l'ADN, puis dans la confrontation de cette première structure à son environnement, plutôt que dans des choix transcendantaux de la pure subjectivité sartrienne, cette structure qui fait que Paul a les yeux bleus, une certaine indolence et un talent pour le dessin, rien de tout cela n'a été choisi de façon contingente.

Par ailleurs, je ne sais pas où vous avez lu que la perfection serait la réalisation de notre essence, comme si nous étions pour l'heure imparfait en attendant la béatitude qui serait concrétisation dans l'existence d'une sorte d'essence présente en nous en puissance... Rien de tout cela chez Spinoza.

La béatitude n'est pas réalisation de notre perfection, c'est "la possession mentale de la perfection" (E5P33, sc.) : cette possession est éternelle mais nous ne nous en rendons compte qu'une fois que le tumulte des passions et des imaginations égotiques est apaisé.

Mais cette perfection est notre réalité même (E2D2) dans ce qu'elle a d'affirmation pleine, telle que rien de mieux ne peut y être substitué. C'est par imagination, en comparant ce qui ne peut l'être qu'improprement que nous croyons qu'il y a dans la nature de l'imperfection, que ça pourrait être plus "plein", plus "accompli" ou achevé. L'aveugle qui regrette de ne pas pouvoir y voir est comme le garçon de café qui s'affligerait de ne pas avoir réellement 4 bras comme Shiva.

Un animal estropié qui peut encore vivre ne manifeste pas cette affliction qu'on trouve chez la plupart des hommes quand ils perdent un membre. Notre intelligence peut nous servir à percevoir la connexion avec tout ce qui est et ainsi la plénitude inaltérable qui en découle ; mais le plus souvent, en se mêlant avec l'imagination et l'idée d'un monde divisé qui en découle, elle sert à faire notre malheur.

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Messagepar sescho » 14 mai 2013, 22:45

Je voudrais ajouter quelque chose, plus particulièrement au sujet de ce paragraphe de l’intervention d’Henrique (dont je pourrais avoir écrit ce qu’il nie) :

Henrique a écrit :Par ailleurs, je ne sais pas où vous avez lu que la perfection serait la réalisation de notre essence, comme si nous étions pour l'heure imparfait en attendant la béatitude qui serait concrétisation dans l'existence d'une sorte d'essence présente en nous en puissance... Rien de tout cela chez Spinoza.

- Il est bien clair que du point de vue ontologique (s’agissant de l’essence), supérieur, rien n’est en puissance, tout en acte. YHWH : « Je suis ce qui est », l’être étant une affirmation pure « il y a » (quelque chose, et non pas rien, qui s’affirme, qui se pose là, et est totalement positif par là-même), et « parfait » par le seul fait d’être. (Ceci étant entendu : quelle que soit la forme particulière que prend la manifestation de l’Être, savoir Dieu-Nature.)

- Seul est universel et éternel Dieu-Nature, savoir les attributs et leurs modes infinis, disons l’Etendue et le Mouvement, qui « causent en eux-mêmes » (causalité immanente) tout ce que nous appelons « choses particulières, » ou « singulières » quand elles apparaissent en acte. L’essence éternelle de l’Etendue en Mouvement et l’essence de « tous les corps – et mouvements de corps - possibles » sont une seule et même chose. Voir p. ex. E3Pré, E3P3S, etc. ou Extraits sur les Lois de la Nature)

Tout, à part Dieu-Nature et (donc) l’idée vraie que nous pouvons en avoir, est en régime d’interdépendance et d’impermanence (p. ex. E4P2, E4P4, E4AppCh1, etc., etc.).

- Comprendre, vivre cela, est la nature foncière de la connaissance du troisième genre, quelle que soit la forme exacte prise par les manières d’être de Dieu-Nature, que nous ne pouvons pas connaître autrement que par le premier genre. Ce n’est pas la nature exacte d’un phénomène qui est importante (heureusement puisque nous ne pouvons pas la saisir), mais que tout phénomène est une manifestation de l’éternel Dieu-Nature.

- Ceci posé, apparaît clairement le peu de sens que revêt « essence singulière » : les choses sont non en soi et concevables par soi, mais en Dieu-Nature qui seul « a » une essence immuable, et concevables adéquatement seulement en Dieu-Nature. En fait seul Dieu-Nature « a » une essence, et seul il « a » l’existence (puisqu’elle se déduit de sa définition seulement, en particulier. Mais « Je suis ce qui est » dit déjà tout, en fait.) Voir Pensées Métaphysiques en priorité. Extraits Essence, de Dieu, de mode, de genre (?) Abrégé, etc.

- Par conséquent, dans « cette chose est » le problème n’est pas du tout dans « être, » mais entièrement dans « cette chose… » De quoi de précis parlons-nous dans un contexte d’interdépendance et d’impermanence… ? Poser une chose particulière en acte comme étant en soi et donc lui attribuer une « essence singulière » en propre est l’erreur fondamentale même (dont dérive l’imagination de libre-arbitre, etc.), le péché originel (à l’égard de « soi-même », surtout), tout simplement… Une sourcilleuse circonspection est donc de mise…

- Comme il est impossible de déduire la variété des manifestations de la seule considération des choses éternelles (TRE, Lettre 83, …), il faut bien prendre acte de ce que l’on constate de facto (ce qui introduit un hiatus dans la chaîne de connaissance, mais qui n’est dû qu’à nos limites – sévères –, sans empêcher l’essentiel, savoir la connaissance de Dieu-Nature comme principe de tout.)

- Mais il n’y a pas deux manifestations identiques dans la Nature (il convient de garder à l’esprit que cette façon de dire est déjà une approximation : il n’y a qu’une manifestation globale de la Nature en fait), et en plus elles changent tout le temps, étant sans cesse modifiées par l’environnement ; si nous en restons là, il ne reste plus qu’à tendre le doigt et dire « cela », si toutefois c’est utile. Dire « cet homme » est déjà introduire une « essence de genre », le genre « homme » en l’occurrence. Foin ici de la moindre connaissance au-delà du premier genre, de la sensation pure même, son objet ayant même déjà changé tant soit peu avant même que d’être conscientisée… « Homme » est tout simplement vide de sens dans ce cadre, comme toute autre qualification : « il y a, » point barre…

Aucune « entité » n’est discernable là, en fait, tout juste une certaine « concentration localisée d’être. »

- Heureusement il y a l’entendement… Certes Spinoza dit, et à très juste titre, qu’il ne faut surtout pas confondre les êtres réels avec les êtres de Raison, mais en tirer que l’être de Raison est une fiction pure sans aucun intérêt et qu’on doit se concentrer sur les êtres réels (voir paragraphe précédent…) est un total contresens : la Raison, l’Entendement, est précisément ce qu’il y a de plus précieux chez l’homme pour Spinoza. Entre de multiples autres exemples :

E5P12Dm : « Les objets que nous concevons clairement et distinctement, ce sont les propriétés générales des choses, ou ce qui se déduit de ces propriétés (voyez la Défin. de la raison dans le Schol. 2 de la Propos. 40, part. 2) »

Là est identifiée une continuité d’essence en acte dans l’existence même, qui est appréhendable par l’esprit : ce qui fait qu’un homme est dit « homme » est commun à tous les hommes (lapalissade) et en acte dans chaque homme en acte sur sa durée. Ceci dit aussi son conjugué : tout ce qui s’est inscrit dans l’esprit d’un homme par l’histoire de la confrontation avec des choses extérieures, diffère d’un homme à l’autre et n’appartient donc pas à l’essence de l’Homme. C’est ce que Spinoza appelle « imagination », dérivée de la mémoire (une immense partie de la manifestation dite « humaine » en général, de fait...) C’est une sorte d’hybride inadéquat en termes de connaissance entre la nature de l’Homme et des natures extérieures, imprimé dans le corps.

- Une loi de la Nature, quoique n’étant accessible qu’à l’entendement est beaucoup plus ferme dans sa nature qu’une « chose singulière » qui n’exprime pas purement sa nature propre.

- C’est infiniment surdéterminé chez Spinoza : la béatitude accessible à l’Homme, donc commune et potentiellement accessible à tous les individus humains (concept de l’entendement se référant à des lois de la Nature), n’est vécue que quand l’individu humain manifeste essentiellement l’essence de l’Homme précédente, et est donc hors de l’emprise de l’imagination, et donc de l’hybridation par des natures « singulières » extérieures.

Ceci est introduit par E2P29S. Même s’il fait à quelques endroits aussi référence à l’ « essence globale » de l’individu, Spinoza utilise ensuite (et même avant : E2P17S par exemple) à de nombreuses reprises « seule essence », « seule nature », etc. pour bien signifier qu’il entend parler là – et comme bénéfique lorsque purement manifestée – de cette essence de l’Homme, cette essence réellement propre à tout individu humain, dégagée des mémorisations amassées conjoncturellement et inadéquatement en termes de connaissance. La « cause adéquate » (E3D1, E4D8, E4P2-5, etc.) en est une autre expression.

- Par ailleurs, si la partie a conscience de Dieu-Nature (ce qui est presque miraculeux, d’ailleurs), elle n’est pas Dieu-Nature même. Elle est confrontée aux autres parties, a besoin des autres parties, est influencée, « menacée » par elles … Bref, l’existence humaine n’est pas faite que de pure ontologie. Elle est au croisement de la verticale ontologique et donc divine et de l’existence terrestre horizontale et linéaire. Déjà, par exemple, à partir du moment où l’individu doit se nourrir à l’extérieur, il doit conceptualiser la nourriture et aller la chercher (ce qui reste spéculatif en termes de résultat, mais l’action n’en est pas moins nécessaire à un résultat positif.) Ce n’est pas pour autant qu’il considère son état d’affamé comme une imperfection de la Nature, mais sa nature même le pousse à faire évoluer cet état vers celui de satiété, et celui-ci est donc ressenti comme positif, de même que l’évolution qui l’a amené, de ce simple fait, ou neutre. Que tout soit parfait quel qu’il soit en tant que Dieu-Nature n’implique en aucune façon de ne rien faire. Le faire est aussi nécessaire que le reste. C’est la fameuse confatalia dont il est question dans un texte vers lequel j’ai renvoyé récemment.

- Si j’ai une dent infectée c’est parfait comme tout ce qui est du point de vue ontologique. Il n’empêche que de savoir qu’un dentiste est à proximité et de supputer avec quelque solide raison qu’il va pouvoir faire disparaître la douleur est de nature à me conduire à agir dans un sens qui tout aussi naturellement et parfaitement va me conduire de fait – la plupart du temps disons - à un « mieux », ressenti comme tel. Si je me trouve dans une région inconnue et que quelqu’un m’indique l’adresse d’un bon dentiste, il vient de m’indiquer une « voie vers du mieux ressenti » (spéculative en termes de résultats mais néanmoins raisonnable et condition d’un bon résultat.)

Pour cela, il faut que j’aie conceptualisé le potentiel que j’avais de voir disparaître la douleur, le potentiel qu’un praticien expérimenté y parvienne, et que je me sois posé la question « que puis-je faire pour faire évoluer les choses positivement. » Je répète que quoique tout soit toujours parfait, ce « positivement » a lui-aussi un fondement tout aussi naturel et est donc parfaitement justifié pour la partie. Je ne vais pas non plus me laisser mourir de faim sans chercher de nourriture en vertu que tout est toujours parfait, sachant que j’ai le potentiel d’en trouver ; et de fait j’en trouve généralement de par cet acte spéculatif…

En résumé, quoique conceptuelle – et c’est la force même de l’Entendement, qui est la plus grande des forces humaines - , l’idée qu’une chose « meilleure » est accessible à une nature (donc pas impossible, comme pour un éléphant de passer par le chas d’une aiguille, par exemple) a un fondement naturel sensé, et même nécessaire à la simple survie, la pulsion de conservation faisant le reste. Ceci introduit donc automatiquement l’idée sensée de « potentiel. »

- Ce qui vaut pour le corps vaut aussi pour l’âme. Il y a du « mieux » parfaitement naturel là-aussi. Sinon, il n’y a pas d’enjeu éthique, pas de livre intitulé « Éthique » etc. Bien évidemment Spinoza considère l’inverse. Il enseigne bien une voie (il utilise ce terme en particulier en conclusion de l’Ethique, avec E5P42S), comme l’immense majorité des démarches d’ordre spirituel, ce qui implique de concevoir un potentiel accessible à une certaine essence globale de fait, et ensuite une méthode ; c’est d’une absolue évidence générale, en particulier avec E4Pré :

« Mais, bien qu’il en soit ainsi, ces mots de bien et de mal, nous devons les conserver. Désirant en effet nous former de l’homme une idée qui soit comme un modèle que nous puissions contempler, nous conserverons à ces mots le sens que nous venons de dire. J’entendrai donc par bien, dans la suite de ce traité, tout ce qui est pour nous un moyen certain d’approcher de plus en plus du modèle que nous nous formons de la nature humaine ; par mal, au contraire, ce qui nous empêche de l’atteindre. Et nous dirons que les hommes sont plus ou moins parfaits, plus ou moins imparfaits suivant qu’ils se rapprochent ou s’éloignent plus ou moins de ce même modèle. Il est important de remarquer ici que quand je dis qu’une chose passe d’une moindre perfection à une perfection plus grande, ou réciproquement, je n’entends pas qu’elle passe d’une certaine essence, d’une certaine forme, à une autre (supposez, en effet, qu’un cheval devienne un homme ou un insecte : dans les deux cas, il est également détruit) ; j’entends par là que nous concevons la puissance d’agir de cette chose, en tant qu’elle est comprise dans sa nature, comme augmentée ou diminuée. … »

Une discussion a eu lieu ici et sur ce sujet. Il est bien évident que tous ces commentaires de Spinoza, et toute l’Ethique n’auraient pas la moindre utilité s’il s’agissait seulement de dire que tout est parfait comme il est.

- Et le développement est bien basé sur l’idée d’une réalisation pleine de l’essence propre de l’Homme, en se détachant donc des interférences extérieures au travers de l’imagination, source même des passions ; autrement dit en condensé de « réaliser pleinement son essence propre. » Mais cette façon de dire est certainement discutable, tout mot étant piégeux, nécessitant peut-être ce long et tout en même temps très ramassé résumé…

Il faut préciser en particulier qu'il n'y a rien à acquérir dans l'affaire, l'essence de l'Homme étant évidemment constitutive de tout homme à la base, mais seulement à éliminer : l'illusion, autrement dit l'imagination prise pour autre chose qu'elle-même, qui enfume et pollue (tout en étant un phénomène parfait comme tout ce qui est) la première. Et comme cette pollution est une altération du jugement même, la notion de "potentiel positif" n'est même pas aussi nettement perçue que pour un phénomène corporel ou extérieur...

- Ajoutons que pour Spinoza l’essence propre de l’homme est avant tout de connaître (voir intuitivement, essentiellement et existentiellement) Dieu-Nature tel que décrit en tête…

C’est seulement dans ce cas, infiniment rare, que tout cela est perçu clairement…


P.S. La fonction Recherche / Sur spinozaetnous ne fonctionne pas : elle donne les mêmes résultats qu'une recherche sur le web entier, pour moi en tout cas.
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Messagepar Vanleers » 28 mai 2013, 08:03

A Henrique

Vous écrivez :

« La béatitude n'est pas réalisation de notre perfection, c'est "la possession mentale de la perfection" (E5P33, sc.) : cette possession est éternelle mais nous ne nous en rendons compte qu'une fois que le tumulte des passions et des imaginations égotiques est apaisé. »

L’expérience me montre qu’en effet les « imaginations égotiques » font perdre la conscience de la béatitude.
Peut-on relier explicitement ce constat à des propositions précises de l’Ethique ?
Spinoza a en vue la libération de la servitude des affects. Cette libération implique-t-elle clairement, selon Spinoza, de se détacher de l’ego ?

Bien à vous

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Messagepar hokousai » 28 mai 2013, 19:14

Cette libération implique-t-elle clairement, selon Spinoza, de se détacher de l’ego ?

Bonne question
à laquelle je réponds non (elle ne l'implique pas).

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Messagepar Vanleers » 28 mai 2013, 22:22

A Hokousai

En essayant d’avancer dans la réflexion, j’ai trouvé le texte suivant sur le site :
http://www.buddhawiki.fr/bwiki/bin/view ... /D37-D38A1

« Le comportement égotique habituel est une attitude fermée, de protection et de défense, d’une part, de possessivité et de captation, d’autre part. Elle consiste à toujours prendre et garder pour soi ce qui est jugé bon, à exclure ce qui est jugé mauvais. Cette attitude repose sur les craintes de l’ego qui lutte continuellement pour se défendre. Dans son attitude de peur, il se replie sur lui-même, enfermé dans son cocon égotique. »

Cette description du comportement égotique me paraît tout à fait pertinente.

Je pose donc la question : Spinoza dit-il quelque chose de précis sur ce genre de comportement ?

Bien à vous

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Messagepar hokousai » 29 mai 2013, 00:13

à Vanleers

Les deux logiques ( bouddhiste* et spinoziste) sont-elles comparables ?

Au niveau de la béatitude probablement. La béatitude implique la vertu ( pas l'inverse ). L' amour intellectuel de Dieu peut correspondre à un état de sagesse "bouddhiste" ( je ne dis pas le nirvana !).

Maintenant la vertu c'est quand même comprendre le conatus. Effort ( voire lutte ) continuelle de la chose contre les forces "extérieures" (oui je tiens à le préciser ).
Difficile de penser que la chose ( en l'occurrence l' homme ) ne s'identifie pas à un quelque chose qui lui semble constituer son individualité de chose.

On peut le nommer l 'ego ( fut- il variable, en acte, non substantiel ). On peut le nommer le pour-soi ou le par-soi ...enfin bref quel que soit le nom donné, il y a un quelque chose qui se différencie des forces extérieures, les unes utiles, les autres inutiles ou nuisibles.
La philosophie de Spinoza n'est pas une philosophie de la vacuité ( non qu'il la méconnaisse, il pense plus en terme de variabilité ). Spinoza assume la singularité des choses d' où le conatus. Les modes existent. Le spinoziste affirme là ou le bouddhisme nie.
..................
* Il n'est probablement pas totalement faux de voir dans le bouddhisme in fine une sorte de "nihilisme "(néanmoins rédempteur ) encore que l'accent porté sur l'idée de néant n'y soit pas constante et n'apparaisse que dans le spéculatif...pas à l'origine.

Pour le bouddhisme les modes n'ont pas le même statut ontologique que chez Spinoza. La compréhension fait porter l 'accent sur la vacuité d 'où le refus du conatus ( on a donc le "lâcher prise" ).

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Messagepar Vanleers » 29 mai 2013, 11:26

A Hokousai

Je vous remercie pour votre réponse.
Je me suis référé à un texte trouvé sur un site bouddhique, il est vrai, mais qui décrit un comportement que chacun peut observer, bouddhiste ou non.
Il s’agit du comportement égotique et le texte dit qu’il s’agit d’une attitude en ajoutant que cette attitude repose sur les craintes de l’ego.
Afin de rejoindre Spinoza, je dirais volontiers que l’ego est un affect, une variété de la crainte. Il s’agirait alors d’y porter remède sur la base de ce que Spinoza développe dans la partie V de l’Ethique, en voyant ce qui serait le mieux approprié.

Il serait intéressant de comparer le remède spinoziste à ce qui est dit sur le site bouddhique à la suite du paragraphe cité dans mon précédent message :

« Pour nous engager sur la voie du bodhisattva, nous avons besoin d’avoir confiance en la possibilité de vivre, de travailler, d’aimer, d’être, autrement que dans une attitude de défense, de protection, de peur et de possessivité. Il nous faut être confiant en la possibilité de nous ouvrir largement à la vie, aux autres, et au monde ; de sortir du cocon de notre ego. Pour cet ego, ce peut être une perspective terrifiante mais c’est cela même qu’ont fait tous les bodhisattvas.
Il est extrêmement important de savoir que c’est possible. C’est fondamentalement possible, parce qu’au-delà de notre ego, nous avons déjà, en nous, la nature de bouddha. C’est en nous ouvrant à l’autre, en dépassant l’expérience de notre territoire égotique et ses systèmes de protection que nous nous libérons du carcan de notre ego et finalement accédons à notre nature de bouddha. »

Bien à vous

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Messagepar hokousai » 29 mai 2013, 11:48

je dirais volontiers que l’ego est un affect
Ça c'est un problème.
Un affect ça ne se promène pas dans la nature , enfin peut -être, mais mes affects je ne les perçois pas comme tel , ce ne sont pas des objets. Le caractère commun des affects , ce dont ils ont tous la tonalité ou ce à quoi il se réfèrent tous c'est à un quelque chose comme un pôle ou une constante, peut -être non substantielle mais quand même toujours retrouvée comme ce qui colore un affect en tant qu'affect . Et c'est l 'ego.
je veux dire que mon affect est toujours localisé et toujours en un même lieu , reconnaissable , identifiable ... et qui n'est pas un lieu du monde quelconque.
L' ego se presente plus comme un lieu que comme un affect.


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