Spinoza et la religion musulmane

Questions et débats touchant à la doctrine spinoziste de la nature humaine, de ses limites et de sa puissance.
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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar hokousai » 26 sept. 2016, 09:48

Il y a un vide dans les textes de Spinoza comme dans ceux des commentateurs,(donc sur ce fil),
un vide à la place de ce qui nous interpelle au premier chef :le statut de la femme dans le monde musulman.

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 27 sept. 2016, 15:17

La thèse spinoziste selon laquelle il y a lieu de distinguer, dans la Bible, un credo minimum d’une périphérie non essentielle plus ou moins superstitieuse, trouve un écho dans le livre de Abdelwahab Meddeb « Face à l’islam » (textuel 2015).
L’auteur, qui se réfère à plusieurs reprises au TTP (1), écrit :

« La raison principale du déclin de l’islam vient du fait qu’il n’a pas réussi à neutraliser le dogme qui attribue à Dieu la Loi » (p. 160)

Il précise qu’il y a lieu de « neutraliser la part contextuelle du Coran. Bien des archaïsmes seraient alors cantonnés à la situation historique de leur apparition et rendus à la part périssable du Coran (comme la guerre sainte, l’esclavage, l’usure, les châtiments corporels, la polygamie, l’adoption, la répudiation, la discrimination sexuelle, notamment perceptible à travers les droits de succession inégaux et dont le port du voile est le signe) ». (p. 163)

(1) Par exemple, il écrit :

« Que ne fait-on pour honorer le fantasme qui attribue à une origine divine ce qui a été inventé par l’homme ! Là encore le recours à Spinoza est des plus précieux : il signale combien son propos colle aux problèmes qui avivent la crise et le malaise que connaît l’islam de nos jours. » (p. 162)

A. Meddeb cite alors un extrait du TTP :


« C’est pourquoi il [Moïse] ne perçut pas tout cela comme des vérités éternelles mais comme des préceptes et des règles instituées, et il les prescrivit comme des lois de Dieu. De là vint qu’on imagina Dieu comme chef, législateur, roi, miséricordieux, juste, etc. Tous ces attributs, cependant, n’appartiennent qu’à la seule nature humaine et doivent être tout à fait écartés de la nature divine.
Il faut dire cela, je le répète, des prophètes seuls, qui rédigèrent des lois au nom de Dieu […] » (TTP IV 9 et 10, G. 64)

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar hokousai » 28 sept. 2016, 22:03

Vous traitez de Spinoza et de la religion musulmane, certes, mais l' occultation du statut de la femme renvoie dans le même camp Spinoza et la religion musulmane.
Dans le même camp mais pas dans le lieu du camp où vous préféreriez les voir.

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 30 sept. 2016, 11:43

La question du salut du musulman entre dans le cadre plus général du salut de l’adepte d’une religion.
Cette question fait l’objet d’un chapitre du livre de Bernard Rousset : « La perspective finale de l’Ethique » (Vrin 2005). Ce chapitre s’intitule :
« Le problème d’un second salut par la foi et dans l’obéissance »
On en fera ici une lecture commentée (en ne citant pas systématiquement les nombreuses références aux ouvrages de Spinoza que l’auteur signale).

Qu’appelle-t-on « salut » ?
Dans l’Ethique, Spinoza pose l’équivalence du salut avec la liberté et la béatitude et ajoute qu’il consiste dans l’amour intellectuel de Dieu (E V 36 sc.).
B. Rousset étend cette définition en écrivant :
« Le salut n’est rien d’autre que la joie consciente d’elle-même, avec ses divers degrés de vérité et d’adéquation, d’indépendance et de solidité » (p. 222).

Que faut-il entendre, maintenant, par « religion » ? B. Rousset écrit :

« […] la religion n’est pas faite que d’écrits et de rites, de superstitions et de craintes, de faiblesses et de crimes ; il existe, assurément, une attitude religieuse qui ne comporte que la connaissance et l’amour de Dieu et de la loi fixée par lui et qui a pour conséquences la sincérité, la justice et la charité, en un mot : l’amour du prochain tel que peut le produire une certaine idée de Dieu. C’est à cette attitude et à cette conduite que Spinoza pense, lorsqu’il emploie le mot « religion », lorsqu’il parle, en particulier, de la « vraie religion » ; celle-ci n’est rien d’autre que la moralité : elle est un simple « enseignement moral », si bien que seul le moral est sacré et que tout ce qui est immoral est nécessairement impie. » (pp. 210-211)

La religion, ajoute B. Rousset, « peut avoir deux sources distinctes :

a) Elle peut venir d’une connaissance et d’un amour parfaitement adéquats, c’est-à-dire vrais et immanents, ceux que nous avons vus à l’œuvre jusqu’ici : il s’agit de ce que nous pouvons appeler une « Religion philosophique », constitutive, nous le savons, du salut philosophique ;

b) Mais elle peut aussi résulter d’une « Révélation », non que Spinoza admette la réalité d’une révélation surnaturelle et miraculeuse, mais parce qu’il n’y a pas d’autre mot pour désigner l’origine d’un savoir et d’un enseignement nés du développement irrationnel de notre nature, sans la garantie d’idées claires et distinctes, indépendamment de toute réflexion déductive : en cette « Religion révélée », la loi divine, qui n’est par son contenu que la loi morale naturelle et rationnelle, est présente comme une loi imposée ou proposée à l’homme de l’extérieur, à partir d’autre chose que de sa propre nature et de sa lumière naturelle, par un Témoin et, en dernière analyse, par Dieu lui-même. Une telle religion se caractérise donc par l’intervention d’une croyance historique en une Révélation et en un Témoignage, qu’on accepte et qu’on suit en dehors de la pure immanence du mouvement naturel et de la compréhension parfaite : elle est, non pas raison, mais foi. La religion n’ayant de signification et de valeur que par ses conséquences morales, cette foi n’est évidemment rien sans les œuvres : la religion de la foi, qui ne peut être vertu en l’acception spinoziste du terme [cf. E IV déf. 8], doit donc s’accomplir dans l’obéissance ; en définitive, si l’on veut la purifier de toutes les croyances inutiles et de toutes les superstitions dangereuses, la foi ne doit contenir rien d’autre que les dogmes indispensables pour l’obéissance [les sept dogmes du credo minimum de la foi universelle]. » (pp. 211-212)

A suivre

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 30 sept. 2016, 20:09

Afin de comprendre pourquoi Spinoza soutient que « la simple obéissance est un chemin de salut » (TTP XV 10), Bernard Rousset est d’abord amené à montrer qu’il existe une certaine communauté entre « l’ignorance fidèle et obéissante et la sagesse ». Il écrit (citations du TTP revues et reprises de la traduction publiée au PUF 2012) :

« Or, cette communauté existe : elle est inscrite dans la nature même de la vraie religion constituée par la foi et l’obéissance morales, en ce qui les distingue des croyances superstitieuses et craintives ; en effet, bien qu’elles ne soient pas raison et vertu, la foi et l’obéissance ont de nombreuses propriétés communes avec la sagesse :

1) Du point de vue formel, elles reposent sur une idée et un sentiment qui, pour n’être pas la connaissance du troisième genre et l’amour intellectuel, n’en sont pas moins une connaissance et un amour de Dieu ;

2) Du point de vue matériel, elles produisent les mêmes œuvres :

a) D’une part, elles déterminent les mêmes actions que celles qui sont accomplies par l’homme en vertu de sa liberté, à savoir la justice, la charité et la sincérité : cette identité est vraie dès qu’on envisage les actes de l’individu isolé, mais elle devient évidente, lorsqu’on considère ces actes du point de vue de leur effet social, puisque l’homme libre du fait de sa sagesse et l’homme fidèle et obéissant à cause de sa croyance contribuent également à réaliser un même ordre dans la Cité et un même ensemble de relations entre les individus, le droit et l’amour du prochain ; peu importe alors l’origine subjective de la conduite, peu importe la vérité plus ou moins grande du fondement : « […] qu’importe en effet la façon dont ce culte a été révélé, pourvu qu’il obtienne un droit souverain et serve aux hommes de loi suprême » (TTP XIX 3 G. 229) ; « […] la religion est toujours la même, et également révélée par Dieu, quelle que soit la façon dont elle vient à la connaissance des hommes » (TTP XIX 5 G. 230).

b) D’autre part, même si nous considérons les dispositions subjectives des individus, nous retrouvons – au moins en partie – dans la foi et l’obéissance les mêmes sentiments que dans la sagesse : comme le Sage, l’ignorant fidèle éprouve un amour pour Dieu et sa loi ; comme lui, il est rempli de la confiance en son salut, bien que celui-ci ne soit alors que promis et nullement connu ; et surtout, comme lui, il jouit de « la paix de l’âme [animi acquiescentia – Spinoza emploie ici à propos de l’ignorant fidèle le même syntagme dont il se sert dans l’Ethique à propos du Sage] que les actions bonnes font naître dans l’esprit » (TTP XV 8 G. 188) » (pp 217-218)

B. Rousset écrit alors que :

« [l’ignorant fidèle] par ses œuvres, qui sont de justice et de charité, d’amour du prochain et de contentement de soi, […] n’est pas un être négatif, destructeur de soi-même et des autres : il est un être positif et actif, qui affirme sa propre nature et sa propre existence, qui affirme ou, au moins, confirme celles des autres hommes, et qui construit pour sa part un ordre commun à tous et favorable à tous, la société juste et libre. Mais, dans le spinozisme, la positivité et l’activité pratiques sont aussi positivité et activité ontologiques (cette identification repose sur l’identité de la moralité et de l’être, de la vertu et de la puissance) : l’être qui, par sa moralité affirme et développe son propre être et les autres êtres, est immédiatement une affirmation et un développement de l’être en l’une de ses parties ; […] » (p. 218)

On en déduit que :

« […] l’existence positive et active d’une partie de l’être dans l’être, que réalisent l’action morale et le contentement du cœur déterminés par la foi et l’obéissance, constitue un réel salut, aussi bien subjectivement, pour l’ignorant qui jouit de cette activité et qui éprouve cette satisfaction, qu’objectivement, pour le philosophe qui, jugeant selon la vérité, reconnaît la présence de la positivité active et de la joie qui définissent précisément à ses yeux le vrai salut. » (p. 219)

B. Rousset confirme ce point :

« […] il y a donc bien encore dans la foi et l’obéissance un contenu positif que le philosophe ne peut que constater et qui suffit pour leur assurer la réalité salutaire, qui les oppose à ce que l’imagination et l’erreur contiennent de purement négatif, et qui les rapproche de ce que la sagesse comporte de parfaitement positif. Sans doute, si le salut avait été placé dans un résultat ultérieur ou dans une récompense extrinsèque, cette conclusion resterait incompréhensible ; mais il a précisément été situé dans l’activité et la joie immanentes, ce qui justifie l’attribution d’un salut à l’activité joyeuse, […] » (pp. 219-220)

Il nous restera à voir, avec B. Rousset, la différence, selon Spinoza, entre le salut de l’ignorant fidèle et obéissant et le salut du sage.

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 01 oct. 2016, 16:07

Indiquons d’abord que nous avons vu précédemment que Bernard Rousset énonce que la « vraie religion », selon Spinoza, n’est rien d’autre que la moralité.
Précisons que, dans l’Ethique, la moralité, traduction du latin pietas, est définie dans le scolie 1 d’E IV 37 comme « le Désir de bien agir qui naît du fait que nous vivons sous la conduite de la Raison »
C’est ce qui permet à B. Rousset d’écrire, à la fin du chapitre, que :
« […] Spinoza tient à affirmer ainsi que la foi en une Révélation ne peut être salutaire que par et dans une moralité conforme à la raison, et à faire admettre, par conséquent, la possibilité d’un salut constitué en dehors de toute Révélation, dans la seule raison. » (p. 221)

Mais « pietas » est souvent traduit par « piété » et on comprend mieux que B. Rousset écrive que les sept dogmes qui constituent le credo minimum de la vraie religion « ne sont pas des « dogmes vrais » mais [des] « dogmes pieux, c’est-à-dire capables de mouvoir le cœur à l’obéissance » (TTP) ».
B. Rousset se réfère ici à TTP XIV 8 :
« Il en résulte enfin que la foi ne requiert pas tant des dogmes vrais que des dogmes pieux, c’est-à-dire susceptibles d’incliner l’âme à l’obéissance, […] »

Revenons maintenant à la distinction entre le salut de l’ignorant fidèle et obéissant et le salut du sage. B. Rousset écrit :

« Il existe néanmoins, entre le Sage et l’ignorant, quelle que soit sa moralité, une différence irréductible : malgré son activité et son existence positives, l’ignorant n’agit pas et n’existe pas en lui-même et par lui-même comme le Sage, car ses actes et ses sentiments résultent d’une loi extérieure à son être, d’une idée reçue d’un témoignage ou d’une Révélation extrinsèques, au lieu de venir de lui, de sa nature et de sa raison. » (p. 220)

B. Rousset montre ensuite en quoi le salut de l’ignorant, même fidèle et obéissant, n’est pas un salut parfait, notamment :

« [parce qu’] il ignore ce qu’il y a de spécifique et d’excellent dans la connaissance, l’amour et la jouissance de soi, que sont la connaissance du troisième genre, l’amour intellectuel et la béatitude : c’est pourquoi il ne peut vivre son activité et sa positivité que comme une subordination et un service, il ne peut concevoir son salut que comme une récompense extérieure et surtout future, et s’il est meilleur d’en être assuré de cette manière que de vivre dans la tristesse, l’espoir et la crainte, ce n’est certes pas un bien parfait que d’en être assuré seulement de cette manière. » (pp. 220-221)

En conséquence :

« Le salut reconnu à l’ignorance n’est donc pas le vrai salut, et cela parce que la fidélité et l’obéissance ne sont pas la vraie vertu : elles confèrent assurément un salut réel, qui repose sur ce qu’il y a de positif dans la moralité, sur une action et une joie, mais il ne s’agit que d’un salut relatif, qui ne peut être que l’approximation, l’analogue de celui qui est donné dans la sagesse. L’Ethique nous apprend que le salut est le contentement de soi inscrit dans l’existence positive et active au sein de la nécessité universelle [mis en gras par nous] : par la moralité de ses œuvres et le contentement de son cœur, l’ignorant fidèle et obéissant se trouve donc sauvé ; mais cette moralité et ce contentement ne sont pas les effets du développement intrinsèque de son essence individuelle et personnelle, car ils viennent, non de sa raison, mais d’un enseignement extérieur, et ils expriment, non sa certitude, mais sa confiance : l’ignorant moral n’est pas sauvé comme le Sage dans son existence personnelle, dans l’activité et la joie résultant de son essence individuelle, mais dans des œuvres encore anonymes, dans un comportement encore impersonnel, parce que sa positivité reste inadéquate, parce qu’il n’est jamais que l’expression d’autre chose que de lui-même. » (p. 221)

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 02 oct. 2016, 15:07

Avant de revenir à la religion musulmane, cherchons à éclaircir un apparent paradoxe : l’ignorant ne suit pas la raison mais il lui est proposé d’être fidèle et d’obéir à la « vraie religion » qui, elle, est conforme à la raison.
En effet, d’une part, Bernard Rousset écrit que :

« Par définition, les ignorants et les faibles sont privés de la raison et de la vertu qui constituent la religion philosophique […] » (p. 212)

D’autre part, il écrit, à propos de la vraie religion :

« […] son « fond essentiel (summa)… consiste en enseignements moraux » [1] ; quelle que soit, en fait, son origine historique et psychologique, son fondement se trouve dans la raison morale, puisque la seule réflexion sur les principes de la vie droite pourrait déduire son contenu et démontrer ses conclusions, et que seule cette déduction rationnelle est capable d’authentifier une foi donnée, en montrant sa conformité à la vraie religion : à cause de son contenu moral, nous pouvons ainsi être assurés de sa valeur, « l’agréer dans une certitude morale » [2] » (ibid.)

[1] B. Rousset se réfère à TTP XI 7 G. 156 : « Enfin, bien que la religion telle que la prêchaient les apôtres en racontant la simple histoire du Christ ne relève pas de la raison, chacun peut facilement par la lumière naturelle en comprendre l’essentiel – qui, comme toute la doctrine du Christ, consiste principalement en enseignements moraux. »
[2] B. Rousset se réfère à TTP XV 7 G. 185 : « Néanmoins, nous pouvons user de notre jugement pour l’accepter [le fondement de la théologie – à savoir que les hommes sont aussi sauvés par l’obéissance seule] avec une certitude au moins morale, une fois qu’il a été révélé. »

Pour éviter toute ambiguïté, on qualifiera de « raisonnable » ce qui fait l’objet d’une certitude morale en réservant « rationnel » à ce qui est l’objet d’une certitude philosophique ou mathématique.
En conséquence, nous voyons que la vraie religion peut être dite raisonnable au sens où elle consiste en enseignements moraux que l’on peut déduire par la seule réflexion sur les principes de la vie droite.
L’ignorant n’est pas rationnel mais rien n’empêche qu’il soit le fidèle obéissant d’une religion raisonnable.
Rappelons que Spinoza définit la vraie religion par un credo en sept dogmes mais que c’est le cinquième qui constitue véritablement un enseignement moral : « Le culte de Dieu consiste uniquement en la justice et en la charité »
On dira donc des religions du Livre (judaïsme, christianisme, islam) que ce sont des religions raisonnables, au sens qui a été défini ci-dessus, si elles contiennent le cinquième dogme.
Spinoza montre dans le TTP que c’est le cas pour le judaïsme et le christianisme. Il connaît mal la religion musulmane mais rappelons qu’il écrit, dans la lettre 43 :

« Pour ce qui est des Turcs [1] et des autres Païens, s’ils adorent Dieu en cultivant la justice et la charité envers le prochain, je crois que l’Esprit du Christ est en eux et qu’ils sont sauvés, quelle croyance que, par ignorance, ils professent sur Mahomet et ses oracles. »

[1] Au XVII° siècle les Turcs sont, pour les Européens, les représentants de l’Islam, avant les Arabes et les Persans.

Mieux encore, si on peut montrer que le Coran contient ce cinquième dogme (Youcef Djedi, déjà cité, soutient même qu’il contient les sept dogmes de la foi universelle), alors, le musulman, même s’il ne le sait pas, est le fidèle d’une religion raisonnable.
Ajoutons toutefois, avec B. Rousset, que, comme tout ignorant fidèle et obéissant, le musulman :

« […] privé de la science et de l’amour véritables, […] peut toujours être envahi par les illusions de l’imagination et succomber sous le poids des erreurs et des superstitions, en sorte qu’il ne jouit pas de l’indestructibilité qui n’appartient qu’à l’éternité et qui ne provient que de la pure immanence ; parce qu’il ne connaît et n’aime Dieu et sa loi et qu’il n’a l’idée de son salut que grâce à un enseignement venu de l’extérieur, il ne connaît pas, il n’aime pas, il ne se sait pas sauvé avec la parfaite certitude que donne la seule immanence de la raison : il peut donc constamment être perturbé par d’autres forces extérieures qui viennent contredire l’enseignement reçu et suivi ; […] » (p. 220)

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 03 oct. 2016, 11:37

Spinoza qualifie d’« ignorant » l’adepte d’une religion, sans que cela soit péjoratif.
Le croyant, qu’il s’agisse du juif, du chrétien ou du musulman (par ordre d’entrée sur la scène de l’Histoire) connaît les choses de façon mutilée et confuse (connaissance spontanée, dite du premier genre : imagination et opinion).
Le croyant imagine Dieu comme un Être transcendant, un juge, personnel voire tri-personnel.
Il imagine l’homme comme un être à part, un « empire dans un empire » doté d’un libre arbitre.
Il imagine l’éternité comme une durée infinie et le salut comme arrivant post mortem :
« Si nous prêtons attention à l’opinion commune des hommes, nous verrons qu’ils sont, certes, conscients de l’éternité de leur Esprit, mais qu’ils la confondent avec la durée, et l’attribuent à l’imagination ou à la mémoire, qu’ils croient subsister après la mort » (E V 34 sc.)

Et pourtant, le croyant fidèle et obéissant est sauvé, écrit Spinoza dans le TTP.
Rappelons d’abord qu’il s’agit du croyant en la « vraie religion », celle qui est définie par les sept dogmes de la foi universelle dont le cinquième constitue véritablement un enseignement moral : « Le culte de Dieu consiste uniquement en la justice et en la charité ».
Dans le scolie d’E V 36, Spinoza assimile le salut à la liberté et à la béatitude et il est clair que celui qui pratique la justice et la charité se libère de la haine et, en conséquence, est dans la joie.
Dans le même scolie, Spinoza ajoute que le salut consiste « dans un Amour constant et éternel envers Dieu, autrement dit dans l’Amour de Dieu envers les hommes ». Un tel amour est sans doute inclus dans le culte de Dieu que vise le cinquième dogme, mais de façon confuse du fait d’une connaissance inadéquate de Dieu et de l’éternité.
Le croyant fidèle et obéissant est donc sauvé en ce sens que sa pratique le libère et lui fait éprouver une joie profonde (acquiescentia). Simplement, ce salut est moins assuré, moins stable, plus sensible aux forces extérieures que le salut qui provient de la « religion philosophique ».

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 04 oct. 2016, 14:46

Nous avons écrit (avant-dernier post) que les religions du Livre (judaïsme, christianisme, islam) sont des religions raisonnables si elles contiennent le cinquième dogme de la « vraie religion ».
Il serait plus exact de dire que, dans ce cas, ce sont des religions partiellement raisonnables, car, outre le cinquième dogme, elles peuvent contenir des dispositions non conformes à la raison.
Rappelons le cinquième dogme : « Le culte de Dieu et l’obéissance à Dieu consistent uniquement dans la justice et la charité, c’est-à-dire dans l’amour envers le prochain. »
Ce dogme constitue l’essentiel de la vraie religion et il est parfaitement rationnel, au sens où, selon Spinoza, l’homme qui suit les commandements de la raison pratique nécessairement la justice et la charité.
On en trouve de nombreuses confirmations dans l’Ethique (E IV 37 sc.1, E IV 46, E V 10 sc. …). Bornons-nous à donner un extrait du scolie d’E IV 18 :

« […] d’où suit que les hommes que gouverne la raison, c’est-à-dire les hommes qui cherchent leur utile sous la conduite de la raison, n’aspirent pour eux-mêmes à rien qu’ils ne désirent pour tous les autres hommes, et par suite ils sont justes, de bonne foi et honnêtes. »

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 10 oct. 2016, 09:34

Une étymologie possible du mot « religion » est religare qui signifie « relier ».
Or, selon Spinoza, nous sommes reliés par la causalité, et cela, de deux façons : une causalité immanente nous relie à la substance, comme mode de la substance, et une causalité transitive nous relie aux autres modes finis de la substance.
C’est ce que précise Frank Tinland (Réflexions sur quelques aspects surprenants de l’ontologie spinoziste – Kairos n° 11, 1998) :

« Cette découverte [d’une existence individuée] est indissociable de la double dimension du rapport qui prend la forme de la causalité immanente impliquant son engendrement nécessaire comme mode de la substance et de celui d’une intégration dans les consécutions de la causalité transitive au sein de l’ordre commun de la nature. La première fait de la puissance d’exister sous-tendant toute réalité finie une expression déterminée (délimitée, définie) de la puissance avec laquelle, de toute éternité, l’Être est à lui-même sa propre cause. La seconde situe tout être fini dans les jeux de puissance qui conditionnent les modulations – succès et échecs, passage d’une moindre à une plus grande perfection, ou cheminement inverse, joies et tristesses – de l’effort qu’il fait pour inscrire sa nature dans l’ordre entier de la nature. » (p. 162)

Il indique ensuite :

« Tout l’effort de Spinoza consiste alors à creuser les implications et conséquences de cette double relation : celle qui relie le mode que nous sommes à la substance, et celle qui nous relie aux autres modes, humains et non humains, qui composent avec nous l’ordre commun de la nature. » (p. 163)

Le sage sait qu’il est relié à Dieu par une causalité immanente à Dieu, et à autrui par une causalité transitive.

Le croyant d’une religion qui, conformément au cinquième dogme de la foi universelle, rend un culte à Dieu en pratiquant la justice et la charité, manifeste concrètement qu’il se sait relié à Dieu et à autrui.

Mais cette connaissance est inadéquate, mutilée et confuse.
En effet, d’une part il imagine Dieu comme un Être transcendant et créateur et il ne peut donc concevoir la causalité qui le relie à Dieu comme purement immanente à Dieu mais il l’imagine comme transitive.
D’autre part, il s’imagine, lui et les autres êtres humains, comme dotés d’un libre arbitre et il ne peut donc concevoir la causalité qui le relie à autrui comme purement transitive.


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